XXXIX.

Mon nom est Klixy. Je suis Sœur-de-Forge de Kalax, Rouage de notre société. Je suis Fille-sœur du Gardien Ixaq, Fille-de-Forge de Perks et de Merik. Le Gardien m’a nommée Chroniqueuse. Je suis très jeune encore, pourtant, presque une enfant encore. Au nom du Cerveau-Cœur, je fais le serment de me montrer à la hauteur de ses attentes.

Ma vie a commencé cinquante années avant la fin de l’Ère de l’Horloge. Aujourd’hui, le Conseil a émis la certitude qu’une nouvelle Ère Rouille avait commencé. Pourquoi ? Parce que Mécanâme est malade. Ses veines sont attaquées par les vers de Lave, et une épidémie d’émotionnite se répand parmi nous plus vite que la lumière. Cependant, nul ne s’attendait à ce que son état s’aggrave autant.

(Klixy, Chronique de la Deuxième Ère Rouille)

Le Nettoyeur Raxoir, de l’équipe Upsilon, avait perdu les autres. Il sentait les cliquetis de son cœur résonner dans sa poitrine. Quelle sensation désagréable que la peur ! Il aurait bien aimé ne pas attraper l’émotionnite, mais qui n’était pas touché par ce mal foudroyant, en ces temps de panne générale ? Cela avait commencé très insidieusement : de légères anomalies de fonctionnement, le sang qui courait un peu plus vite ou plus lentement dans ses veines, ses rouages qui se grippaient parfois de façon imperceptible, ses circuits d’entretien qui fonctionnaient moins bien… Ensuite, les symptômes s’étaient aggravés. Petit à petit, il avait compris que certains étaient déclenchés par une expérience désagréable ou plaisante, d’autres par une situation à venir qu'il aurait voulu éviter, d’autres encore par un désaccord avec son interlocuteur. Enfin, il avait commencé à parler différemment. Au lieu d’être synthétique, il se perdait dans des circonlocutions inutiles, malgré ses efforts. Et là qu’il y pensait, ses réflexions prenaient exactement le même tour alors qu’il aurait dû être concentré sur sa tâche : trouver des Laviques, les éliminer, retrouver les autres. Et dire que c'était sa première expédition… Il n'était pas fier !

Pas quoi ? Et voilà que ça le reprenait ! Il se ressaisit et revint au moment présent. Ce n'était pas le moment de jouer les faibles Imparfaits perclus de sentiments handicapants !

Tandis qu’il avançait à pas lents, attentif aux moindres variations énergétiques de son environnement obscur, son casque de métal cuivré orné d’une arme à feu miniature heurta une stalactite. Le Mécanoïde rajusta son couvre-chef. Il s’apprêtait à repartir quand retentit un grondement lointain. Qu’était-ce ? Il ajusta ses sens tandis que les engrenages de son cœur accéléraient. Suivit un long frisson de la terre qui l’obligea à se camper solidement sur ses jambes bottées de métal et même à s’appuyer d’une main contre la paroi. La vibration qui courait dans la pierre se propagea à son bras et à tout son corps avec violence. Par le Cerveau-Cœur, il avait sûrement des rouages désaxés après une telle secousse !

Raxoir attendit que Mécanâme s’apaise avant de reprendre sa marche. Des soubresauts agitaient encore les entrailles de la planète, mais c’était supportable, à présent. Depuis le gros séisme dont elle avait souffert quelques jours auparavant, elle était de plus en plus sujette à ces crises de toux. La plupart étaient imperceptibles : tout au plus les objets se déplaçaient-ils de quelques centimètres. Les peuples de la surface ne devaient même pas les ressentir… Mais cette fois-ci, c’était un peu plus sérieux.

Tout à coup, une lueur inhabituelle vint rompre le fil de ses pensées. Au fond de la galerie qu’il suivait, un mélange d’ambre et de bleu glace pulsait imperceptiblement. Raxoir se rendit alors compte qu’il était allé plus loin que le secteur de patrouille familier. Il était temps qu’il s’en aperçoive… L’émotionnite avait-elle donc altéré sa boussole interne ? Quoi qu’il en soit, autant retourner la situation à l’avantage de son peuple. Il trouverait peut-être ici des minerais inconnus. Ou mieux, un nid de Laviques à éliminer pour le bien de tous.

Prudent, il dégaina son arme et vérifia rapidement l’état de la givrepierre qui y était sertie : son éclat lui parut faible. Il sortit donc de sa cartouchière une gemme neuve pour remplacer l’autre, au cas où. Cette lueur bleue était une anomalie ; mieux valait se préparer à toute éventualité.

Puis il saisit sa Macopod portable.

C’était une toute nouvelle invention, créée à l’attention des patrouilles de nettoyage pour lutter plus efficacement contre les parasites de Mécanâme. Étant donné que leur nombre croissait de manière exponentielle, il fallait que chaque Nettoyeur pût avertir rapidement les autres équipes en cas de découverte d’un nid conséquent.

Avant d’envoyer son message, il vérifia les coordonnées de sa position à l’aide de sa boussole améliorée. C’était une autre nouveauté : l’outil indiquait précisément la distance à laquelle se trouvait son porteur par rapport au Bureau des Nettoyeurs, à la périphérie de la cité mécanoïde. Même le sens de l’orientation inné des Mécanoïdes n’était pas aussi précis : il leur permettait de savoir dans quelle direction se trouvait la cité, mais c’était à peu près tout.

Les chiffres défilaient sur le petit écran. Pas de doute, il était bien loin de tout secteur jusque-là exploré… Pris d’une excitation subite qui le fit maugréer contre son émotionnite, il rangea son compas et commença à rédiger son message.

Raxoir à toutes les patrouilles de nettoyage : nouvelle zone découverte au coordonnées ci-jointes. Lueur bleue non identifiée dans la direction N.- N. - E. Découverte de taille imminente. Demande de renforts.

Il s’apprêtait à l’envoyer quand un bruit insolite détourna son attention. C’était une sorte de… vagissement. Un cri glaçant, qui ressemblait de très loin à celui des Laviques. Raxoir appuya sur le bouton d’envoi sans presque y penser, rangea la Macopod portable et, l’arme au poing, avança avec précaution vers la source de la lumière et du bruit.

Bientôt, un battement sourd se mêlait au vagissement. Le battement d’un cœur. Un cœur plus rapide que celui de Mécanâme endormie. La lueur bleue, grandissait, semblait s’étendre et se contracter au rythme de ce martèlement vibrant de plus en plus. Tout à coup, un grand espace s’ouvrit devant lui : il grouillait de Laviques qui se tortillaient en un tas énorme et répugnant.

Vite, Raxoir se dissimula dans une anfractuosité. Face à l’éclat de la lueur des Laviques mêlées à la lumière azurée, il baissa sa visière. En y regardant de plus près, il comprit que les vers ambrés nourrissaient quelque chose. Quelque chose de gros, quelque chose de bleu.

Soudain, un nouveau vagissement vint vriller ses tympans et les Laviques se laissèrent tomber au sol. Ce qu’ils dévoilèrent lui glaça le sang. Saisissant sa Macopod, il commença à écrire un nouveau message, si vite que ses doigts en devenaient flous. Au moment de le transmettre, le Mécanoïde leva la tête : une ombre venait de tomber sur lui. Il recula d’un bond, effaré par le regard de glace qui le fixait. Si seulement il avait pu s’enfuir ! Mais non. Le mur derrière lui l’en empêchait. Le mur !? Quel mur ? Il n’y en avait pas le moment d’avant ! Une patte griffue se leva et s’abattit sur lui en crissant désagréablement sur sa poitrine métallique. Un choc sourd, un bruit de chute : en tombant, son appareil de transmission miniaturisé avait rebondi sur le bouton d’envoi. Le message inachevé partit au moment même où Raxoir heurtait le sol, ses circuits éteints pour toujours.

Alors Mécanâme gronda et gémit, et la secousse qui l’agitait fut telle qu’un éboulement vint enterrer son Serviteur et l’agresseur du malheureux. Le Cerveau-Cœur se réveillait dans la douleur et dans la peine.