XL.

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Jour 4 de l’ER2. Aujourd’hui, le Conseil a émis la certitude qu’une nouvelle Ère Rouille avait commencé. Aujourd’hui, il l’a datée du premier séisme sérieux qui agita les entrailles de la terre, quatre jours après le départ du Rouage de la Surface. Car aujourd’hui, Mécanâme s’est tordue de douleur comme jamais. Le remède concocté par Klippocrakx pour la soulager n'a pas fait immédiatement effet et dans l’intervalle, le Bureau des Nettoyeurs a reçu des rapports alarmants de plusieurs de ses équipes. Certains de nos tunnels se sont effondrés. Les mineurs se sont mis au travail pour les déblayer afin que les Méca-médecins puissent évaluer les dégâts subis par notre Vénérée Mère à tous. Mais le rapport le plus préoccupant a été envoyé par Raxoir, de l’équipe Upsilon. Là où il s’est égaré, il est tombé sur une menace telle que nous n’en avions plus vu depuis l’Ère Rouille originelle. Il est tombé sur *cristal mémoire altéré* et il ne répond plus à nos appels, si bien que nous ne pouvons en savoir plus pour le moment.

(Klixy, Chronique de la Deuxième Ère Rouille)

Dès qu’il eût quitté le Hall, Ailikx s’empressa de rejoindre la secteur où se tenait le grand marché annuel de Husgard. L’animation était à son comble. Sylvâmes, Nordiques et Deux-âmes se pressaient en une foule bigarrée entre les étals tout aussi cosmopolites. Çà et là, quelques rares Mécanoïdes étincelaient dans le pâle soleil de fin d’hiver.

Le Messager ignora les marchandises qui s’offraient aux yeux curieux. Il ne regarda ni les curieuses lanternes de bois-chantant cultivées à la voix où tournoyaient paresseusement des Luminâmes captifs, ni les sculptures de glace éternelle qu’un commerçant Pierrefendre avait placées à dessein près d’un feu vrombissant pour témoigner de l’authenticité de ses œuvres, ni les pendentifs délicats en résine d’arbre-cœur. Il ignora la charmante Sylvâme aux allures de sureau qui hélait le chaland pour offrir de déguster son vin de sève à la robe émeraude avec des baies de nutrier mûres à point. Il dédaigna aussi bien les armes grossières d’acier impur des Forges de Husgard que les bandeaux de cuir gravés de scènes de combats tirées de l’Épopée des Dieux si chère au cœur des hommes du Nord. Car rien ne pouvait le détourner de son objectif.

Enfin, il les vit.

Kexek et Freyja étaient arrêtés devant une estrade où se produisait un skalde venu d’un autre village nordique. À voir leur fascination identique pour le chanteur et conteur à la voix grave, il était difficile d’imaginer que le Mécanoïde était insensible à toute émotion. Ailikx se sentit plus lourd, soudain : ainsi, l’Intendant était à son tour atteint d’émotionnite… Pire, il était bien trop proche de la jeune humaine à son goût.

Accélérant le pas, il vint s’intercaler entre eux. La lenteur avec laquelle Kexek s’écarta de Freyja ne lui échappa guère. Visiblement, ils avaient pu se côtoyer bien trop souvent pendant qu’Ailkx se démenait à transmettre des messages entre ses compagnons et la cité. Son sang huileux se mit à frémir dans ses veines. C’était donc cela, la colère ?

— Information urgente : nous devons partir, déclara-t-il.

— Compris.

— Oh, déjà ? soupira la Nordique.

— Réconfort : nous nous rejoindrons plus tard, répondit Kexek.

— Rectification : impossible. Nous rentrons chez nous. Ordre du Rouage.

La surfacienne pâlit. Elle s’affaissa et baissa la tête. Kexek inclina la sienne en croisant les bras sur la poitrine.

— C’est inattendu. Que se passe-t-il ?

L’intendant avait employé une tournure de phrase humaine. Ailkix prit le temps de digérer cette anomalie, puis expliqua la teneur du dernier message du Gardien à Kalax. Au fur et à mesure qu’il parlait, Freyja s’agitait de plus en plus, fronçant les sourcils, se mordillant la lèvre, jetant des regards à droite et à gauche. Enfin, elle n’y tint plus et éclata :

— Mais qu’est-ce que ça va changer, que vous rentriez ou non ? Et à quoi bon fermer les frontières de votre monde souterrain ? Ça n’empêchera pas vos Laviques de se développer, ni les vôtres de tomber malades.

Une flamme vive jaillit dans les yeux d’Ailikx, qui commençait à regretter de s’être rapproché de cette femme. Au contraire, Kexek lui prit doucement les mains et lui parla d’un ton apaisant :

— Mais cela coupera la route de la surface à « nos » Laviques, comme tu dis, et nous permettra de tous trouver un remède, ensemble, à notre mal. Tu sais, Freyja, moi aussi je suis atteint ; sans quoi je ne me serais pas lié d’amitié avec toi. Et Ailikx ne serait pas en train de s’impatienter. Ne le nie pas, Messager, je le vois dans tes yeux.

La jeune femme se dégagea brusquement.

— Il s’agit bien d’amitié. Tu es sûr de ressentir enfin des émotions ? Je ne crois pas. Sinon, tu aurais compris que… Oh, et puis zut ! Par les dieux, moi qui croyais que les tiens étaient intelligents !

Comme elle commençait à s’éloigner, elle se ravisa, et se retournant à demi, elle lança :

— Tu sais quoi ? Je prends les dieux à témoins qu’il vaudrait mieux pour vous ne jamais guérir. Les émotions ne sont pas une maladie mais une bénédiction.

— Mais…

Cette fois, elle partit pour de bon, laissant un Kexek désemparé et un Ailikx songeur. Peut-être était-il malade depuis plus longtemps que son comparse, à moins que côtoyer Kalax au quotidien ne lui ait affûté l’esprit. Mais il avait compris mieux que l’Intendant les sentiments naissants entre lui et la jeune femme.

Il posa une main sur l’épaule de ce dernier.

— Viens. Conseil : allons préparer nos affaires. Nous partons demain, à l’aube.

Sans répondre, Kexek lui emboîta le pas. S’éloigner du marché leur prit du temps : non seulement ils étaient absorbés dans leurs pensées respectives, mais l’affluence était telle qu’il était difficile de se frayer un chemin parmi les badauds.

Un marchand Sylvâme cria, vantant ses galettes au miel de pin-perdu, dont le parfum alléchant planait sur le marché. Ce devait être un mets fort recherché car il s’ensuivit une bousculade qui tira les deux Mécanoïdes de leurs ruminations. Tenant leur chapeau d’une main, il s’éloignèrent à contre-courant.

— Nous ne pouvons pas continuer ainsi, Ailikx. Tiens, regarde : le meilleur moyen d’avancer pour de bon, c’est de passer près des Pierrefendre, puisque nous ne craignons pas le froid.

L’intéressé acquiesça. Les gens s’écartaient systématiquement des massifs visiteurs descendus des glaciers, soucieux de ne pas s’exposer au froid glacial qui émanait d’eux. Même s’ils étaient peu nombreux, cela faciliterait grandement la progression du duo.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais alors qu’ils atteignaient une zone moins peuplée, un violent séisme secoua la terre. Des cris, des bruits de chute et le fracas des objets plus ou moins fragiles tombés des étals s’élevèrent. Les Sylvâmes s’enracinèrent aussitôt pour lutter contre la violence de la secousses. Les Pierrefendre se campèrent solidement sur leurs deux jambes écartées à la largeur des hanches et développèrent un socle de glace autour de leurs pieds. En revanche, humains comme Mécanoïde ne purent rester debout. Beaucoup rampèrent sous les étals et sous les tables des restaurateurs pour se protéger.

Mécanâme est très mal en point… Je comprends mieux l’urgence qui sous-tendait le message du Gardien.

Ailikx croisa le regard de Kexeq, où tremblaient des flammèche rougeâtres. Lui aussi, donc, percevait la gravité de la situation.

Une dernière secousse, suivie d’un fracas épouvantable : la partie en bois des remparts de Husgard n’avait pas résisté. Désormais l’accès Nord-Ouest était impraticable : des rondins étaient tombés en travers. De nouveaux cris retentirent alors qu’une fumée noire plus épaisse et plus nauséabonde que jamais s’élevait des Forges à l’Est de la petite ville. Des flammes dépassaient même des arbres.

Sans se concerter, les deux Mécanoïdes se relevèrent d’un bond et coururent en direction de l’incendie. Si le feu se propageait au Bosquet du Levant, se serait la catastrophe. Sans compter que le pré séparant la végétation de Husgard n’était pas bien grand, si bien que ses habitants couraient aussi un grave danger. Très vite, ils furent rejoints dans leur course par les autres visiteurs du marché.

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