XXXVIII.

6 minutes de lecture

Et la Déchue s’aliéna ses anciens ennemis, et ses alliés devinrent ses adversaires

Car sa soif de combat, de puissance, en fureur altière

S’était mue en vainquant son ennemi le plus fier.

(Sans-Nom, L’épopée des dieux, « Les Temps Obscurs » )


— Et elle ?

— Elle va bien. Elle est libre, maintenant. Mais la Bannie aussi, je le crains… Il se peut qu’elle erre autour de nous en cet instant. Il lui suffira de trouver une autre Deux-âmes vulnérable et lors d’une cérémonie d’Investiture, elle pourra s’engouffrer dans la brèche d’une potentielle Mère naïve, trop peu sûre d’elle pour se rendre compte du danger qu’il aurait à l’accueillir.

Assommée, Gudrun commençait à reprendre conscience de son environnement, des voix qui murmuraient, comme étouffées. Le rituel ancien dans lequel Eir l’avait entraînée, sans la prévenir, une fois encore, l’avait mise à mal. Elle se redressa en grimaçant. Tous ses muscles criaient de douleur. Quand elle voulut prendre une profonde inspiration, ses poumons se remplirent d’épines. Elle toussa sans pouvoir se maîtriser, pliée en deux. Quelqu’un vint lui tapoter maladroitement le dos, elle se dégagea d’un geste brusque. Enfin, elle parvint à maîtriser l’accès et put se remettre sur ses jambes avec précaution.

Elle parcourut du regard les dignitaires assemblés autour d’elle, non sans réprimer un gémissement quand son mouvement de tête lui donna le vertige. Son regard s’arrêta brièvement sur le Serviteur du Monde, avec sa redingote de métal souple et sa peau de bronze qui reflétait la lumière chichement dispensée par les torches. Quelle ne fut pas sa surprise de lire quelque chose de similaire à de l’émotion dans les flammes de ses orbites ! de la sollicitude, peut-être ? Petites étoiles bleutées, elles vacillaient faiblement.

Mais c’est surtout la Mère de la tribu du Guérisseur que la jeune fille cherchait des yeux. Celle-ci se trouvait justement aux côtés de l’homme de métal et elle dévisageait sans gêne son Adoptée, comme si elle cherchait quelque chose dans sa physionomie.

Que me veut-elle ?

Pas de réponse. En elle, c’était le vide.

Hé ho ?

Rien. Enfin, presque rien. Si aucune voix ne lui répondit, elle sentit pulser une présence chaleureuse et rassurante en elle. C’était comme si un rayon de soleil à la douceur printanière la réchauffait de l’intérieur, se répandait dans ses membres perclus de crampes et dans son cœur blessé pour les soulager.

Surprise, elle adressa un regard interrogateur à Eir.

— Que m’avez-vous fait ?

— Je t’ai débarrassée de l’âme parasite qui te possédait, fille. Je sais que je ne t’ai pas prévenue, que je t’ai entraînée là-dedans… que je vous ai tous entraînés là-dedans sans vous informer de ce que nous faisions, ou presque. Mais c’était nécessaire : il fallait agir tant que cette sorcière était contenue derrière tes murailles mentales.

— Ne t’excuse pas, amie, interrompit Solveig. Tu nous as parlé de ton plan hier, même si tu ne nous avais pas vraiment prévenus des… effets de la cérémonie.

— Je ne m’attendais certes pas à scander des mots anciens comme si je les connaissais depuis toujours, commenta le Sylvâme d’une voix bruissante comme la ramure d’un arbre au vent.

Gudrun sentit l’étonnement la gagner. Quoi, aucun d’eux ne connaissait ces paroles avant le rituel ?

— Je rejoins sire Trom sur ce point, confirma le Pierrefendre.

— Mais… comment est-ce possible ?

— C’est de la magie ancienne. Très ancienne. C’est le pouvoir des âmes ancestrales qui a été sollicité lors de ce rituel. Il y a longtemps, lorsque nous avons piégé la Déchue dans un pentacle similaire, les Mères les plus puissantes se sont sacrifiées pour La sceller dans une prison mentale hors de Mécanâme et même hors du temps. Une Mère par Esprit Primal, cinq Mères en tout. Chacun d’eux avait choisi un Réceptacle d’une race différente. La Dormeuse avait choisi une Deux-Âmes. La Vivante s’était alliée à une Sylvâme. L’Éternelle s’est penchée sur un Pierrefendre. L’Aimante a désigné une Femme du Nord. Et la Mère de toutes les Mères, l’Âme du Monde, Mécanâme elle-même a pris sous son aile un des Serviteurs. Chacune d’elle, se faisant, a scellé le destin d’un peuple ; mais c’est une autre histoire. Ce qu’il faut savoir, présentement, c’est que les Cinq ont investi de leurs pouvoirs leur Réceptacle par le biais d’une formule en langue Primaire.

Kol beruel ker emlian, kol teruel arh nam, uskar ex Gudrun, ô nagira almra ! ô nagira almra, uskar ex Gudrun, kol teruel arh nam, kol beruel ker emlian !

La voix de Kalax venait de prononcer ces mots sur un rythme et un ton presque rêveurs. Chacun d’eux s’imprima dans l’âme de Gudrun comme s’il s’agissait de flammes, et non de simples paroles. Elle frémit en portant la main à son front.

— C’est bien cela, approuva Eir. À ceci près qu’alors, le nom prononcé n’était pas celui de mon Adoptée, mais…

— Celui de l’Âme Noire, compléta Kalax d’un ton froid.

— Vous êtes bien renseigné, dites-moi, Serviteur.

Les sourcils de la vieille femme se haussèrent en direction du Rouage. Il inclina la tête et répondit :

— La Bibliothèque d’Eroveg contient toutes les connaissances du monde, femme aux deux esprits.

Eir le fixa un instant, puis soupira et reprit son explication :

— Je ne prononcerai pas ce nom maudit, car la Bannie est peut-être toujours dans les parages, à tempêter après nous pour l’avoir arrachée de son nid.

— Comment cela ? interrompit Gudrun. Vous ne l’avez pas renvoyée dans le Vide de l’Exil ?

— Non, hélas. Pour cela, il aurait fallu que seuls des Rois et des Reines fussent présents. Hors, si l’on excepte la Dame de Husgard, nous n’avons ici que des émissaires…

— Et toi, Mère ?

— Je ne suis pas l’élue de la Dormeuse mais celle du Guérisseur.

— Mais…

— Ce n’est pas suffisant, Gudrun. Contente-toi de me croire pour l’instant.

La jeune fille baissa la tête, désarmée. Elle se sentait comme prise au piège du désespoir : car, si la fausse âme-forte était toujours de ce monde, qui la protégerait d’elle ?

Une grosse main glaciale à la paume rugueuse se posa sur son épaule.

— Ne t’en fais pas. Nous nous assurerons qu’elle ne revienne pas vers toi, grommela le Pierrefendre.

— Ce ne sera même pas nécessaire, Jötunn. Le rituel a scellé l’esprit de Gudrun. Nulle âme ne peut plus y entrer, nulle âme ne peut plus en sortir. Elle est désormais protégée par un mur-esprit plus inébranlable que les glaciers des tiens.

La sollicitude du géant de glace et les paroles de la vieille femme vinrent apaiser les brûlures de l’angoisse chez Gudrun. Elle se sentit soudain très fatiguée. Le dialogue entre ses sauveurs ne lui parvenait plus que de très loin. À présent qu’elle était enfin seule avec ses pensées et avec sa véritable âme-forte, elle n’avait plus qu’une envie : dormir. Elle avait l’impression qu’elle ne s’était plus reposée depuis l’attaque des Rougeâmes. Entre la perte de son clan, la fuite éperdue vers les montagnes, l’affrontement contre l’Azurâme endormi qui lui avait valu la découverte du Marteau, les pièges de son esprit torturé par un Volâme, les remarques acerbes d’Anya, l’état second dans lequel elle avait affronté l’armée écarlate des esprits mauvais… avec… le Marteau…

— Le Marteau! s’écria-t-elle tout haut, faisant sursauter son entourage. Il… Je… Est-ce que je peux encore le manier ? Il ne faut pas qu’Elle le récupère ! Il ne faut pas qu’Elle le possède !

Face à elle, Eir rougit, puis blêmit. Gudrun comprenait : elle n’était pas censée en parler devant un Serviteur du Monde. Mais de toute façon, tout le monde avait vu l’arme en action. Enfin les yeux d’Eir brillèrent d’un éclat nouveau.

— Tu as raison. Il faut aller le chercher. Fonce !

— Je l’accompagne, intervint Kalax. Il faut la protéger de la colère de la Déchue.

— Elle ne risque plus rien…

— Sauf si ce monstre investit le Marteau.

— Soit. Allez-y.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Elodie Cappon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0