XXXVII.

8 minutes de lecture

Kol beruel ker emlian, kol teruel arh nam, uskar ex Hela, ô nagira almra ! ô nagira almra, uskar ex Gudrun, kol teruel arh nam, kol beruel ker emlian !

(Le Livre des Mères, Rituel des Cinq)


Ce matin-là, Kalax émergea de sa charge avec un sentiment d’urgence totalement déplacé. Que se passait-il donc ? Serait-ce lié à un dysfonctionnement de son Noyifi ? En principe, cet appareillage ne tombait jamais en panne, puisque le fluide qu’il contenait était le même que celui qui circulait dans les veines de la planète. Ou alors, ses bracelets de charge pouvaient-ils s’être détérioré au contact de l’air surfacien ? Mais non. Tout avait l’air en parfait état.

Le Rouage désaxé en conclut que son mal avait atteint un nouveau stade. Il s’apprêtait à ranger cet information dans un coin de sa puce de mémoire quand Ailikx fit irruption dans sa chambre.

— Constat : messager, tu as l’air aussi paniqué qu’un Imparfait au seuil de la guerre.

L’autre Mécanoïde s’arrêta net. Le feu de ses orbites était aussi agité que s’il était au prise avec de violentes rafales. Kalax n’avait jamais vu cela se produire chez quiconque.

— Négatif, commença le messager.

— Avertissement : ne me mens pas.

— Protestation : seuls les êtres de chair mentent.

— Ailikx. Reconnais-le : tu es malade.

L’homme de métal baissa la tête en un geste très humain, incapable de nier une nouvelle fois.

— Cependant, il y a plus grave, estimé Rouage. J’ai reçu un message avant le lever du soleil. Précision : la Macopod a émit un signal d’alarme.

Alors, c’était grave.

— Je veux le lire tout de suite.

— Viens, alors.

Peu après, Kalax parcourait avec une horreur croissante la missive envoyée par son père-frère et supérieur. S’il avait été humain, il aurait pâli, il aurait tremblé, il se serait laissé tomber sur un siège, sans force. À la place, il sentit ses rouages se gripper, ses yeux s’affoler comme ceux d’Ailkx. L’heure était grave.

À mon fils-frère estimé : l’épidémie des émotions prend de l’ampleur. Ta Sœur-de-forge est atteinte. Tous les jeunes sont atteints. Plus préoccupant encore : le Cerveau-Cœur souffre comme jamais. Ses veines s’oxydent et ses rêves contaminent notre sommeil à tous. Les Laviques sont de retour : nous les avions éliminés mais ils se multiplient à une vitesse jamais égalée. Les dysfonctionnements de l’Ère Rouille se reproduisent. Ton escorte et toi devez rentrer d’urgence. Si nous ne nous fermons pas hermétiquement à la Surface, les monstres d’antan nous envahiront.

Reviens, Kalax. Tout de suite. Rien n’a plus d’importance que la sauvegarde de Mécanâme.

Suivait la signature d’Ixaq, précédée de son titre de Gardien.

Kalax lut plusieurs fois la terrible missive. Pour autant qu’il pût s’en souvenir, l’Ère Rouille avait vu naître de grands désordres, aussi bien au cœur de Mécanâme qu’à sa surface. Créatures monstrueuses, laviques résistants en colonies de plusieurs milliers d’individus dans les veines de la planète… et il lui semblait vaguement avoir compris que cette période avait coïncidé avec celle ou les Deux-Âmes s’étaient dressés contre une des leurs, sans qu’il sût exactement pourquoi ni comment. À bien y penser, cela pouvait-il avoir un lien avec cette jeune fille à l’aura noire ?

Il aurait bien aimé pouvoir approfondir la question, mais il n’en avait pas le temps : la missive du Gardien était catégorique.

— Ailikx, préviens les autres qu’il faut plier bagage. Nous partons aujourd’hui même.

— Objection : et les négociations commerciales ?

— Tu sais comme moi que rien n’est plus important que de rentrer. Tu as lu la lettre. Je vais prévenir nos hôtes.

Le messager n’avait plus qu’à obéir. Il tourna les talons en silence et sortit. Kalax s’efforça de retrouver un sang-froid digne d’un Mécanoïde normal, puis il quitta la pièce à son tour.

Au rez-de-chaussée, il régnait une certaine effervescence. Les dignitaires de chaque peuple étaient déjà là. Et, parmi eux…

Ses cheveux d’un noir soyeux cascadant dans son dos, ses bras resserrés autour d’elle en un geste de repli sur soi et le regard anxieux, la Deux-Âmes au rayonnement obscur dansait d’un pied sur l’autre pour se donner une contenance. Son aura était moins sombre aujourd’hui, il s’y mêlait des rais de lumière tremblotants.

Kalax ne pouvait en détacher ses yeux tandis qu’il descendait les degrés de bois vers ses confrères et consœurs. Elle dut le sentir, car elle tourna les yeux vers lui. Leurs regards se happèrent à nouveau. Le Mécanoïde chancela et dut s’agripper à la rampe sous le coup des émotions de la jeune fille. Il manqua se noyer sous sa peur, sentit son incompréhension de la situation dans laquelle elle se trouvait, perçut un mur dans son esprit, muraille aux pierres mal jointes derrière laquelle une ombre palpable tempêtait et hurlait.

Heureusement, elle rompit le contact visuel en rougissant, lui permettant de reprendre pied.

Au même instant, Eir se tourna vers lui à son tour.

— Vous tombez bien, Serviteur du Monde, lança-t-elle à la cantonade. Il ne manquait plus que vous.

Toute les tête se tournèrent vers lui. Il acheva de descendre.

— C’est que j’ai une annonce importante à faire, commença-t-il.

— Plus tard, rétorqua sèchement la vieille femme à l’aura autoritaire. Venez ici. Là.

Sans lui laisser le loisir de protester, elle vint à lui, l’attrapa par le bras et le traîna avec une force inattendue jusqu’à un cercle tracé dans la poussière. Ce fut là qu’il remarqua ce qu’il n’avait pas su voir auparavant, subjugué qu’il était par la mystérieuse adolescente : le sol du Hall était scarifié de lignes à la craie reliant cinq cercles disposés aux angles d’un pentagone. Les diagonales de la figure convergeaient vers la jeune Deux-Âmes ? Dans chaque cercle se tenait une personne différente : le Sylvâme, le Pierrefendre, la Dame de Husgard, Eir, et lui occupaient chacun l’un d’eux.

— Que… ? commença-t-il.

— Silence.

La voix d’Eir avait claqué comme le tonnerre. Tous se crispèrent involontairement. Enfin, la vieille femme entama une litanie en une langue inconnue de l’homme de métal.

Kol beruel ker emlian, kol teruel arh nam, uskar ex Gudrun, ô nagira almra ! ô nagira almra, uskar ex Gudrun, kol teruel arh nam, kol beruel ker emlian !

Au centre, la jeune Deux-âmes frémit et renversa la tête en arrière, paupières closes tandis que ses bras se tendaient brusquement sur les côtés.

Eir reprit sa complainte, mais cette fois, Dame Solveig joignit sa voix claire à la sienne.

Kol beruel ker emlian, kol teruel arh nam, uskar ex Gudrun, ô nagira almra ! ô nagira almra, uskar ex Gudrun, kol teruel arh nam, kol beruel ker emlian !

Un gémissement monta de la poitrine de Gudrun. Son dos se cambrait douloureusement et son aura grandissait, s’élargissait autour d’elle en une fluctuation inczertaine d’ombre et de lumière.

Le Sylvâme à voix poussiéreuse se joignit au chœur des deux femmes.

Kol beruel ker emlian, kol teruel arh nam, uskar ex Gudrun, ô nagira almra ! ô nagira almra, uskar ex Gudrun, kol teruel arh nam, kol beruel ker emlian !

Au sol, la poussière se mit à tournoyer autour de la jeune fille au centre du rituel. Sous le regard médusé de Kalax, le mélange ondoyant de noirceur et de blancheur qui émanait de son corps vint serpenter vers le bas, vers les lignes tracées à la craie, qu’elle investit en rampant.

Le Pierrefendre se mit à chanter à son tour. Seul le Rouage était encore muet.

Kol beruel ker emlian, kol teruel arh nam, uskar ex Gudrun, ô nagira almra ! ô nagira almra, uskar ex Gudrun, kol teruel arh nam, kol beruel ker emlian !

Les serpents d’énergie bicolore s’allongeaient, s’élargissaient, couraient vers les cercles de chacun tandis que Gudrun décollait du sol dans letourbillon de poussière de plus en plus violent au centre de la salle. Kalax se surprit à entonner les paroles consacrées avec les autres.

Kol beruel ker emlian, kol teruel arh nam, uskar ex Gudrun, ô nagira almra ! ô nagira almra, uskar ex Gudrun, kol teruel arh nam, kol beruel ker emlian !

La jeune femme cria. Ses cheveux et ses vêtements lui fouettaient le visage et le corps. L’aura de noirceur parut prendre le pas sur sa lumière intérieure et vint engloutir tous les membres de cette assemblée mystérieuse. Cela ne dura pas, cependant. Bientôt, la vue leur revint. Kalax eut un sursaut : Gudrun avait ouvert les yeux et ses globes oculaires étaient entièrement noirs, comme lors du combat contre les Rougeâmes. À son tour, elle se mit à scander les paroles mystérieuses, mais seule. Autour d’elle, les cinq représentants des cinq espèces dominantes levèrent les bras, en transe, comme hors de leur contrôle. Comment cela était-il possible ?

Il faudra que je me renseigne, songea le Rouage, incapable de lutter contre la force qui le faisait agir à l’unisson des autres.

Et puis tout à coup, le vent retomba, entraînant dans sa chute la poussière et la jeune Deux-âmes. Une ombre désincarnée hurla silencieusement, faisant frémir Kalax : il aurait juré que quelque chose venait de le traverser.

Au sol, plus de serpent de lumière ni d’ombre, rien que des lignes de craie et la forme inerte, sans aura, de la jeune fille qui avait subi le rituel. Mû par il ne savait quel réflexe, le Mécanoïde amorça un pas vers elle.

— Ne bougez pas du cercle ! lança Eir.

Quelque chose dans sa voix lui fit comprendre que tout n’était pas accompli. Il attendit donc. Enfin, au bout d’un moment qui lui parut une éternité, Gudrun se mit à luire, faiblement d’abord, puis de plus en plus fort. Kalax jeta un coup d’œil aux autres : personne ne réagissait. Il devait donc être seul à le voir. L’énergie de la jeune fille avait changé : plus de noirceur en elle, mais une clarté plus pure encore que celle de la vieille Deux-Âmes. Les flammes oculaires du l’homme de métal voyagèrent entre les deux, guettant une réaction de la part de la deuxième, mais elle demeurait immobile, le regard vrillé sur la silhouette prostrée aux cheveux épars.

Tout à coup, la jeune fille inspira profondément, soupira et se releva. La tension qui régnait dans le Hall se relâcha alors sensiblement.

— Vous pouvez quittez les cercles, déclara la mère de tribu. Tout va bien à présent.

Kalax ne se le fit pas dire deux fois. Il se dirigea droit vers elle d’un pas décidé.

— Maintenant, allez-vous m’expliquer… ?

— Cette enfant était possédée par une Âme dangereuse. Celle de la Bannie.

— Et… ?

Il devinait à son ton solennel que c’était quelque chose d’important ; mais quoi ?

— La Bannie, Serviteur du Monde, est une force redoutable. C’était une Deux-Âmes en son temps, dans ce passé obscur où tous, nous avons failli succomber sous le poids des monstres qui parasitaient ce monde. Votre peuple la connaît, même si vous n’en avez pas conscience, Rouage trop jeune pour avoir connu cette époque. Le père du père de votre Gardien l’a connue, lui. Car il vécu lors de l’époque de désespoir que vous autres avez nommée l’Ère de Rouille.

Kalax accusa le coup. Voilà que les paroles de cette imparfaite aux deux esprits faisaient écho à la lettre d’Ixaq…

— Je vois à votre air que vous comprenez, à présent. Vous êtes plutôt transparent, pour un être de métal sans émotions. Et sensible...

— Ce n’est pas ça.

— Vraiment ?

La vieille femme regarda autour d’elle : les autres s’étaient rassemblés autour de sa protégée et ne leur accordaient aucune attention. Se rapprochant de Kalax, elle murmura :

— Vos flammes oculaires, vos gestes saccadés, les inflexions nouvelles de votre voix vous trahissent, Serviteur de notre Mère à tous. Et à ce que j’ai pu voir, votre messager est dans le même état. Je sais que vous comprenez : vous êtes malades, aux yeux de votre peuple. Vous ressentez des émotions. C’est grave. Vous ne devriez pas être dans cet état : c’est dangereux pour Mécanâme tout entière. Nous vivons une nouvelle Ère de Rouille. J’insiste. Et vous devriez rentrer chez vous avant qu’il ne soit trop tard.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Elodie Cappon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0