XXXVI.

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Important : surtout, ne jamais sertir de Givrepierre sur le Marteau des Âmes. Le risque serait trop grand, tant pour son porteur que pour ses adversaires.

(Étude sur le Marteau des Âmes, par le conseil des armuriers de Mécanâme)

La Panthère regardait la biche, la biche regardait la Panthère. Prunelles de lune contre billes de velours, assurance sinueuse contre pitoyables tremblements. La biche était couchée à terre. Ses flancs pantelants, écrasés sous le poids de la nocturne prédatrice, peinaient à se soulever suffisamment pour respirer. La proie se débattit. Gudrun se débattit. L’animal vainqueur resserra sa prise. De sa large patte de satin noir jaillirent les griffes d’acier blanc, et sur la robe pelée de la vaincue perlèrent des larmes écarlates tandis que ses entrailles fumantes se déversaient sur le sol gelé.

Tout à coup, un cri aigu détourna l’attention de la Panthère: de la biche éventrée jaillit une minuscule chauve-souris. Que faisait-elle ici ? s’étonna Gudrun. Elle ne l’avait pas sentie jusque-là. La dangereuse chasseresse laissa échapper un feulement sourd. Ses babines se retroussèrent sur des crocs aiguisés, sa face entière se plissa, ses yeux lançaient des flammes. Lâchant sa proie, elle bondit pour plaquer au sol la créature ailée. Alors la biche s’efforça de se relever. Elle essaya une fois, deux fois, trois fois avant de parvenir à se tenir debout sans retomber. Et comme elle fonçait, tête baissée, sur sa tortionnaire, miracle ! ses plaies se refermaient. Gudrun cria de joie, encouragea la gracieuse reine des forêts, qui n’était plus elle, tout en étant encore elle.

Car Gudrun était la biche, mais elle était aussi le chiroptère, et elle-même, et la panthère – un peu, de moins en moins.

Quand elle heurta le monstrueux félin, celui-ci disparut en fumée noire. La chauve-souris, enfin libérée, s’éleva face à Gudrun. Et plus elle montait dans le ciel, plus ses contours devenaient lumineux. Éblouie, la biche se sentit brûler face à l’esprit de plus en plus flamboyant. Mais elle ne détourna pas le regard. Elle se sentait renaître et gagner en force tandis que le feu purificateur envahissait tous ses membres. Enfin, la boule de lumière blanche fondit sur elle et disparut en elle.

Car Gudrun était la biche et le chiroptère. Et chacune d’elle était Gudrun. Mais pas la Panthère. Elle était un danger, un mal ancien qui la regardait de loin, impuissante et furieuse.

Petit à petit, Gudrun prit conscience des bruits familier du camp. Derrière ses paupières, elle percevait la fraîcheur du petit matin et la lumière claire, un peu froide, du soleil levant. Son rêve la laissait étrangement réconfortée, malgré la violence de certaines des visions que lui avaient imposées la Dormeuse. La biche éventrée… Une ombre passa devant ses yeux clos. Avec un frisson, la jeune Deux-Âmes se réveilla tout à fait. Elle ouvrit brusquement les paupières et se redressa d’un mouvement vif.

— Doucement, voyons ! On croirait que tu as vu un Rougeâme ! ricana Anya.

Oh non, pas elle… Et dire que Gudrun était presque de bonne humeur quelques secondes auparavant…

— J’ai vu bien pire. Toi.

La chasseresse fronça les sourcils, le regard perçant.

— Attention à ce que tu dis, gamine. Surtout quand tu t’adresses à quelqu’un qui sait ce que tu es.

— Et ? Que sous-entends-tu ? Serais-tu prête à braver les ordres de la Mère en révélant mon secret, tout ça parce que tu me détestes ?

— Ouin, ouin, on me déteste ! gémit Anya en forçant le trait. Plus sérieusement, Gudrun, tu t’entends parler ? Je me demande bien pourquoi tu as été adoptée par Eir. Allez, file, elle te demande.

Sans laisser à l’adolescente le temps de réagir à son odieux comportement, la Chasseresse sortit en trombe du tipi. Avec un soupir, la jeune fille se leva, fit une toilette sommaire et, prenant à peine le temps d’attacher ses longs cheveux aile-de-corbeau, elle s’extirpa de la tente à son tour.

Un petit groupe d’enfants qui jouaient non loin avec des osselets cessèrent net en la voyant. Yeux grand ouverts, ils la fixèrent jusqu’à ce qu’elle fût hors de vue. Mal à l’aise, Gudrun se demanda si c’était lié à son coup d’éclat de la veille face aux Rougeâmes. Elle croisa une femme qui berçait son bébé et la salua. Au lieu de répondre, celle-ci ouvrit à son tour des yeux stupéfaits avant de s’immobiliser, le regard aimanté à la jeune fille.

La Deux-âmes se sentit rougir. Elle avait chaud, soudain. Plutôt que d’essuyer d’autres réactions similaires, elle pressa le pas et garda le nez baissé jusqu’à ce qu’elle eût trouvé Eir. La vieille femme était assise en tailleur à l’orée du campement, tournée vers l’orient. Le soleil était encore bas. Elle le fixait sans le voir, sans ciller ni souffrir de son éclat insoutenable. Sans se détourner de sa contemplation, elle tapota le sol à côté d’elle pour inviter Gudrun à s’asseoir.

— La brûlure du soleil est purificatrice, lança-t-elle sans préambule. Le Guérisseur sait l’utiliser pour cautériser les plaies de l’âme. À son image, nous utilisons le feu, plus accessible, pour cicatriser nos blessures corporelles.

— C’est… pourquoi me parles-tu de cela, Mère ?

— Cela fait-il écho à ta jeune expérience ?

— Ce n’est pas une réponse, cela ! protesta la jeune femme.

— En effet. Mais la question que je te pose te permettra de trouver la réponse. Alors ?

Gudrun hésita. Devait-elle parler de son rêve ?

Non.

Son âme-forte était catégorique. Quelque chose comme… de la peur envahit Gudrun. Son cœur se mit à battre plus vite. Mais était-ce vraiment sa peur ? Ou bien…

Gudrun… Prends garde.

Voilà que sa voix intérieure enflait, se faisait menaçante. La jeune fille lutta. Elle voulait vraiment parler de son rêve à Eir. Quoiqu’en pense l’autre, elle le ferait. Alors, il se produisit quelque chose d’inattendu. Un flash visuel lui montra un mur éthéré entourant son âme-forte. Curieuse, Gudrun s’efforça de rendre ce mur plus net, plus haut. Elle l’imagina fait de pierres solides comme les montagnes. Et soudain, elle fut seule dans sa tête.

Libre.

— Gudrun ? Tu ne m’as pas répondu.

Eir avait l’air plus intriguée que mécontente.

— Pardon, Mère. Il vient de m’arriver… Je viens de… me découvrir une capacité bien étrange…

Sans plus tarder, elle raconta à son interlocutrice son dernier rêve, s’égara sur ses autres visions nocturnes de chasse, de panthère, de biche, revint à leur conversation présente, raconta ses dialogues avec son âme-forte et rendit compte du mur qu’elle venait de bâtir entre elle et celle-ci. Pas une voix Eir ne l’interrompit. Pas une fois elle ne trahit une quelconque émotion alors qu’elle l’écoutait, le regard fixé sur le soleil. Enfin Gudrun se tut. La vieille femme demeura silencieuse, digérant les confidences de son Adoptée.

Derrière elles, les rumeurs du campement enflaient au fur et à mesure que les Deux-Âmes s’activaient. Devant elles, le Marché Annuel prenait vie tout doucement. Les marchands des divers peuples achevaient de garnir leurs étals, un gobelet de thé fumant ou un quignon de pain à la main. Sur leur gauche, les fortifications de Husgard laissaient deviner les pointes des lances de la milice nordique. Là-bas aussi, chacun commençait sa journée.

— Comment te sens-tu, maintenant que tu as construit ce mur-esprit ? questionna soudain Eir.

— Mieux, je crois, murmura l’adolescente. Elle ne me dicte plus ma conduite. Elle ne commente plus mes pensées. Ça fait du bien, en fait. Mais, et mes rêves ? Ne sont-ils pas plus importants ? Surtout le dernier, qui fait écho à tes paroles sur le feu purificateur…

La vieille femme ignora la question.

— As-tu compris pourquoi tu te sens mieux ?

— Parce que personne n’interfère avec mes ressentis. Et ma question ?

— Non.

— Comment ça, non ?

Pourquoi Eir refusait-elle de répondre à sa question ? Le feu de la colère monta aux joues de la jeune fille, qui bondit sur ses pieds.

— Oh, rassieds-toi, tu es ridicule. Au diable ta question ! Je te parle te ton mur-esprit et de ton âme-forte. Non, ce n’est pas parce que tu te sens seule dans ta tête que tu vas mieux.

— Mais pourquoi, alors ?

— Parce que celle que tu prends pour ton âme-forte n’est pas elle. Celle que tu prends pour ton âme-forte est une intruse. Celle qui cultive jalousement tes émotions les plus noires, celle qui étouffe dans l’œuf dans lumière naturelle, tes joies, tes espoirs, cet esprit détestable, c’est Celle qui fut Bannie, la vraie maîtresse du Marteau des Âmes, la Traîtresse à son peuple, l’Âme Noire, enfin, qui est cause du retour des monstres qu’elle combattit jadis, avant de se retourner contre les siens, contre nos ancêtres, enfin. Comprends-tu, maintenant ?

Blême, Gudrun sentit les forces lui manquer. Un flot de glace liquide envahit ses entrailles tandis que ses jambes se dérobaient sous elle. Se laissant tomber plus qu’elle ne se rassit, elle tenta de reprendre son souffle. Imperturbable, Eir poursuivit :

— Mais tu t’en doutais, n’est-ce pas ? Tu paraissais contrariée quand tu es revenue à toi après avoir décimé les Rougeâmes. Ton visage est si mobile que j’ai lu en toi comme dans un livre ouvert alors que tu luttais contre l’autre, que tu lui demandais des comptes. J’ai vu ton scepticisme, ta colère, ton incompréhension lutter contre une reconnaissance factice. Les hommes du Nord t’ont nommée berserker ; moi, je t’ai vue possédée par le Mal incarné.

— P… Pourquoi ? bégaya la jeune fille. Pourquoi a-t-elle combattu les Rougeâmes, si cela est vrai ? Et pourquoi m’en parler maintenant ? Elle pourrait t’entendre ! Elle pourrait reprendre le contrôle et… et… et te tuer, là, maintenant !

— Je ne suis pas stupide. Je ne t’aurais jamais parlé de cela si tu n’avais pas découvert le don du mur-esprit. Et si elle a combattu les Rougeâmes, Gudrun, c’est par vanité et par goût du pouvoir. Elle aime répandre la mort. Elle aime se battre. Elle aime montrer sa puissance et a besoin que tu sombres tout à fait sous son emprise.

— Sauf qu’en faisant cela, elle m’a rendu méfiante… Je déteste qu’elle prenne le contrôle ! Et en plus, elle m’a menti ! Elle voulait que je v… que je me procure des givrepierres pour le Marteau.

— Oh, vraiment ?

Pour la première fois depuis le début de leur conversation, Eir tourna la tête vers Gudrun. Ses yeux sondèrent la jeune fille avec intensité. Mal à l’aise, elle se tortilla. Quelque chose s’agita en elle et vint se heurter à la muraille qu’elle avait dressée dans sa tête.

— Tu es sûre de ce que tu viens de dire, Fille ? insista la Mère en lui prenant le menton.

— Oui. Sûre et certaine.

Nouveau coup de boutoir. Elle porta une main tremblante à son front.

— Ton mur-esprit ne va pas tarder à céder, constata Eir. Viens. Il n’y a pas une minute à perdre.

— Par rapport à mes murailles mentales ou par rapport à pierres de givre ?

— Les deux, Gudrun, les deux. Dépêchons-nous. Suis-moi !

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