XXXV.

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Pourtant, ce Marteau a bien quelque chose d’unique : d’après les traditions écrites des Deux-âmes, c’est une arme parfaite conçue par nos ancêtres, pour une femme de guerre Imparfaite.

(Étude sur le Marteau des Âmes, par le conseil des armuriers de Mécanâme)

Pendant ce temps, les notables de chaque peuple se réunissaient dans le Hall de la Dame du Nord, à huis clos. C’était Eir, la matriarche des Deux-Âmes, qui avait formulé cette exigence insolite aux yeux de Kalax. Dans les entrailles de Mécanâme, tous les serviteurs de la planète pouvaient assister aux réunions du Conseil, voire intervenir si le besoin s’en faisait sentir. Le savoir était accessible à tous, et les décisions à prendre concernaient tout le monde.

Il lui semblait que c’était également le cas dans le cadre d’une alliance inter espèces, mais la vielle femme avait sûrement ses raisons : quelques secondes auparavant, elle marchait vers le bâtiment tête baissée, yeux perdus dans une intense réflexion. Soudain, elle avait relevé le menton avec le regard brillant d’une sombre résolution. C’était là qu’elle avait énoncé sa demande, ou plutôt sa décision, sur un ton péremptoire. La Reine Solveig avait acquiescé sans discuter, puis elle avait fait disperser la foule.

Ainsi vidée de ses occupants, la Grande Salle paraissait peuplée d’ombres mouvantes qui vacillaient selon le caprice des torches et des courants d’air. Une table avait été dressée autour du foyer central. Les autres étaient rangées contre les murs.

Le Rouage s’assit le dernier, trop occupé à enregistrer le moindre détail de la scène. Solveig présidait, en tant qu’hôtesse, son aura magnétique légèrement altérée par la fatigue et les imprévus. À sa droite, Eir rayonnait du même éclat blanc que ses yeux. À sa gauche, raide et massif, le Rocher porteur des Pierrefendre était aussi immobile qu’une Givrepierre au cœur de son halo bleu glace. Puis venaient deux chaises inoccupées, prudemment évitées par le Héraut des Sylvâmes, un homme petit, mince, affublé d’une tignasse épaisse de feuilles et de fleurs de sureau délicatement parfumées. Son énergie pétillante, vert feuille, était subtile.

— Qu’attendez-vous, ami Kalax ? Prenez donc un siège, afin que nous puissions commencer.

— Veuillez m’excuser, Dame Solveig.

Le Mécanoïde s’assit à son tour.

— Bien. La réunion peut commencer. Mais avant d’en venir à l’ordre du jour, la Grande Mère de la Tribu du Guérisseur souhaite évoquer un sujet de la plus haute importance.

— Merci, Reine du Nord.

Eir se leva, s’éclaircit la gorge et parcourut les diplomates du regard.

— Ce que j’ai à vous dire est extrêmement préoccupant, je préfère vous avertir. Les plus émotifs seront sûrement choqués…

Elle marqua une brève pause. Ses yeux blancs croisèrent les flammes oculaires de Kalax mais s’en séparèrent aussitôt. Le visait-elle ou n’était-ce qu’un hasard ? L’homme de métal sentit ses engrenages cardiaques accélérer mais n’y prêta guère attention – il commençait à se faire à son mal.

La vieille femme reprit :

— Je suis sûre que vous en aurez été témoin dans vos royaumes respectifs : les parasites de notre monde sont de retour. En nombre. Et je ne parle pas que des Rougeâmes.

Il y eut des murmures d’assentiment. Le Pierrefendre grommela :

— Nous avons eu affaire à des Luminâmes dans les glaciers.

— Et nous, renchérit le Sylvâme d’une voix bruissante, comme multiple, nous avons été assaillis par des Âmefeux. Notre Sylve a failli être réduite en cendres.

Les têtes se tournèrent alors vers Kalax.

— Et dans les entrailles de Mécanâme, Serviteur du Monde ? questionna Solveig. Avez-vous constaté quelque péril que ce fût ?

— Affirmatif. Une invasion de Laviques se répand dans les veines de notre Mère à tous.

Eir laissa le silence s’installer, afin que chacun puisse réfléchir aux implications de ces révélations. Puis, elle reprit.

— Quant à mon peuple, il a eu à subir une attaque terrible : la Tribu de la Dormeuse a été décimée par une armée de Rougeâmes, les mêmes, sans doute, que nous avons pu refouler de justesse aux portes de Husgard.

— Pas toute la tribu, objecta Solveig.

Sa vieille amie acquiesça.

— En effet. Trois rescapés ont pu atteindre les montagnes à temps. Deux chasseurs, et une enfant, une jeune fille de seize ans à peine, dont le rite d’Investiture venait à peine d’avoir lieu. Et c’est là que j’en arrive au plus grave.

Elle marqua une pause, puis prit une grande inspiration, comme si la révélation qu’elle s’apprêtait à faire lui était particulièrement pénible.

— Au cours de ce rite… qui a été perturbé…

Soupir, nouvelle inspiration profonde.

— Peuples de Mécanâme, l’heure est aussi grave que dans les Temps obscurs : la Mère Noire est de retour.

Kalax eut la sensation que son cœur mécanique cessait de tourner. Quelque part dans les profondeurs du Monde, un gémissement lugubre de mécanisme rouillé grinça douloureusement, jusqu’à vibrer subtilement dans le squelette métallique du Rouage. Mécanâme savait ! Mécanâme avait appris le drame en même temps que lui… Il se sentit violemment projeté dans ses tunnels natals. Il vit les siens s’affoler, secoués par cette même plainte lâchée par le Cerveau-Cœur lui-même, pris d’émotions imparfaites, comme lui. Il entendit vaguement le Gardien hurler des ordres incompréhensibles. Puis, tout aussi brusquement, le lien se rompit. Il était à Husgard, dans le Grand Hall étouffé par un silence lourd d’appréhension.

La Mère Noire… La Bannie, la Tueuse d’Azurâmes, la Mère des Rougeâmes, la Reine des Âmes Déchues… Et bien d’autres titres plus sinistres les uns que les autres lui avaient été donnés en la sombre époque où cette femme, cette ancienne héroïne, avait sombré dans la folie sous l’influence d’on ne savait quel mal. Si les magies conjuguées de chaque peuple avaient pu bannir cette Deux-Âmes corrompue hors du temps, nul n’avait pu dire ce qui l’avait rendue ainsi.

Le Rouage se souvenait avoir parcouru des archives sur cette époque dans la Grande Bibliothèque d’Eroveg. Il avait eu accès à la mémoire d’un Mécanoïde d’alors, témoin de ses exactions. Il avait entendu décrire cette Imparfaite redoutable, ses cheveux de jais, son regard de néant…

— Attendez, s’exclama-t-il. Cette jeune fille au marteau…

— Oui, Serviteur du Monde. Gudrun est possédée par la Bannie. Oh, elle garde le contrôle, pour l’instant… Mais pas toujours. Pendant l’affrontement contre les Rougeâmes, elle n’était pas elle-même.

— C’est donc l’Âme Noire qui combattait ? Mais pourquoi ? En laissant nos Ennemis nous submerger, elle obtenait sa vengeance… Pourquoi les avoir refoulés ?

Eir haussa les épaules.

— Elle a sans doute ses raisons. Mais je ne tiens pas à ce qu’elle ait le temps de nous les révéler. Nous devons donc agir sans tarder. Nous devons la bannir à nouveau. Seulement, elle le sait, elle sera sur ses gardes. C’est pour cela que j’ai tenu à ce que cette réunion se fasse en petit comité : elle ne doit pas savoir.

— Comment l’empêcher de savoir ? interrogea le Sylvâme. Elle connaît le rituel, elle s’en souvient sûrement. À la moindre tentative de notre part, elle va déjouer nos plans.

— Si nous imitons nos ancêtres, Sire Trom, c’est certain. Heureusement, j’ai endormi sa méfiance en désignant Gudrun comme ma Fille. Mieux : il existe une solution à laquelle la Mère Déchue ne pensera pas…

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