XXXIV.

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De prime abord, le Marteau n’a rien d’extraordinaire. Bonne facture, quelques fioritures. L’arme est bien équilibrée.

(Étude sur le Marteau des Âmes, par le conseil des armuriers de Mécanâme)

Gudrun se sentait épuisée, fébrile, vidée. Et trahie, également. Son âme-forte avait encore pris le contrôle de son corps ; mais cette fois, elle était demeurée consciente de ce phénomène, spectatrice impuissante d’un affrontement titanesque qu’elle avait cru perdu d’avance. La jeune femme leva ses mains moites et tremblantes devant elle pour les scruter derrière le voile épars de ses cheveux de nuit. Quel contraste entre leur faiblesse présente et la fermeté de leur poigne sur le Marteau des Âmes quelques instants auparavant ! Jamais elle ne serait cru capable d’une telle force : même mu par cette présence puissante, son corps restait identique… Non ?

Pas tout à fait, Gudrun. Je t’ai investie d’un fragment de mon pouvoir d’antan. C’était préférable, vu ton état des derniers jours. Qui plus est, cette relique prête sa force au porteur qu’elle choisit.

La jeune Deux-Âmes fit la moue. Elle ne comprenait pas pour autant qu’elle eût pu vaincre ces redoutables monstres. C’est alors que l’évidence la frappa :

— Tu m’as menti.

Pour la première fois depuis son Investiture, son âme-forte accusa le coup. En écho, le cœur de Gudrun manqua un battement. L’esprit nia.

— Si. Tu m’avais dit qu’en l’état, le Marteau ne pouvait pas tuer les Rougeâmes. Pourtant, il les a absorbés. Je l’ai vu se teinter d’écarlate tandis qu’il buvait leur essence. Je l’ai senti gagner en puissance à chaque coup. Qu’as-tu à répondre à cela ?

Illusion ! Tout paraît rouge aux lueurs du couchant. Quand à cette sensation de force grandissante, c’est l’ivresse du combat, rien de plus. Le Marteau des Âmes...

— Je ne te crois pas, coupa sèchement la jeune fille.

Silence ! On vient.

Gudrun ne voulait pas se taire. Elle ne voulait pas se rendre aux explications peu satisfaisantes de son âme-forte. Elle redressa les épaules, furieuse, ouvrit la bouche pour riposter, la referma. La bulle dans laquelle elle s’était isolée sans le vouloir éclata en même temps que les cris de victoire des alliés qui convergeaient vers elle, avec les chefs des différentes délégations à leur tête. Même les Sylvâmes, invisibles pendant l’assaut car incapables de se battre à découvert, étaient sortis de leur cachette dans les bois tout proches.

Le regard de Gudrun croisa celui de sa Grande Mère. Elle se sentit rougir face à la gravité de la vénérable Eir. Sur ses traits burinés, elle lut à la fois de la curiosité, de la satisfaction, de la peur… De la peur ? Pourquoi ?

Mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir qu’une main se posait sur son épaule par derrière. Elle sursauta, se retourna en tombant sur les fesses.

— Du calme, Gudrun. Ce n’est que moi.

— Harald !

Le cœur encore battant, elle tendit la main vers le Chasseur penché vers elle. Il lui sourit et l’aida à se relever. Face à son expression chaleureuse, elle sentit les nuages qui alourdissaient son âme se dissiper : elle se sentait enfin en sécurité, chose qui ne lui était pas arrivée depuis… depuis la catastrophe qui avait décimé leur tribu. Pourquoi ? Mais elle n’avait pas le temps d’analyser ses ressentis maintenant.

— Tu as accompli un exploit digne de ceux d’Hedda la Folle, aujourd’hui.

Gudrun ne répondit pas, à moitié mortifiée par ce demi compliment. Harald avait raison : c’était folie de s’être dressée seule, au corps à corps, face à ces monstres. Elle avait eu de la chance de s’en sortir vivante. Et en même temps, sans cet acte désespéré dont elle n’était même pas la véritable initiatrice…

Sans ma décision, tous ces gens seraient morts. Tôt ou tard, les Rougeâmes auraient débordé les Serviteur et les Hommes des glaces.

C’est alors qu’à son tour, Eir se campa face à elle, les poings sur les hanches.

— Imbécile ! cracha-t-elle. Te rends-tu compte de la folie que tu viens de commettre ?

Gudrun inspira profondément et redressa le menton.

— Oui, c’était irréfléchi, je le sais. Mais j’ai vaincu et je suis en vie. Tout le monde est en vie, ou presque. N’est-ce pas le plus important ?

Les yeux d’Eir lancèrent des éclairs au-dessus de ses joues empourprées.

— Sottise ! Des Hommes du Nord sont morts pour faire gagner du temps aux tireurs des Mécanoïdes. Ne minimise pas leur sacrifice par des propos aussi irréfléchis que tes actes ! Par ta faute, ils ont vu le Marteau ! Ils ont vu son pouvoir !

Harald voulut intervenir. D’un geste, l’aînée le réduisit au silence.

— Que se passe-t-il, ici ? Pourquoi notre sauveuse baisse-t-elle la tête comme une enfant prise en faute devant la fureur d’une Mère de tribu demeurée en retrait ? intervint une Femme du Nord que Gudrun n’avait jamais vu.

En même temps, elle n’en avait encore rencontré aucun, grâce à la paranoïa d’Eir, songea-t-elle amèrement. L’ancêtre en colère se retourna vivement, puis se radoucit.

— Qui… ? Ah. Solveig. Mon amie, ton jugement n’est plus aussi fiable qu’autrefois.

— Tu dis cela comme si c’était moi, la vieille femme, sourit la Dame de Husgard. Allons, je ne sais ce qui te met hors de toi chez cette enfant, mais fais preuve d’indulgence : sans son imprudence…

— Je suis d’accord, intervint Harald.

— Et moi aussi.

Ces derniers mots avaient été prononcés par le porte-parole des Pierrefendre. À ses côtés, Gudrun reconnut celui des Serviteurs du Monde avec qui elle avait échangé des regards lorsqu’elle était en transe, prisonnière de son propre corps. Ils se toisèrent mutuellement. Troublée par les flammes qui dansaient dans les orbites de ce visage lisse et inexpressif, elle se souvint que son âme-forte avait eu une réaction de rejet vis-à-vis de lui, lors même qu’elle avait eu l’impression qu’il était avec elle, tout proche. Encore une chose qu’elle devrait éclaircir…

— ...drun ? Tu viens ?

Oups. Elle n’avait rien suivi, trop absorbée dans ses pensées. Faisant mine de rien, elle acquiesça et suivit Harald, non sans avoir ramassé son arme.

Eir, Solveig et les autres légats avaient déjà commencé à s’éloigner. La première avait les épaules voûtées, comme résignée. La Dame du Nord et les autres, au contraire, se tenaient droits et fiers. Enfin, presque : le Serviteur de Mécanâme, lui, était droit et raide. Mais peut-être était-ce lié à son espèce… Gudrun aurait donné cher pour savoir ce qui s’était dit pendant que son esprit vagabondait.

Autour d’eux, les Nordiques ramassaient leurs morts avec respect pour les placer sur des brancards avant de sortir de l’enceinte de Husgard.

— Où vont-ils ? s’enquit l’adolescente.

— Au lac, ériger un bûcher funéraire. Là où nous offrons nos morts à la nature pour qu’ils la nourrissent et perpétuent la vie, les hommes les brûlent.

— Quel gâchis !

— Non, Gudrun. Car leurs cendres, répandues aux quatre vents, s’en vont fertiliser la terre.

La jeune fille ne trouva rien à répondre. Elle n’en avait plus l’énergie. Un vertige la prit, ses jambes se dérobèrent. Harald la soutint. La chaleur de la gratitude envahit la Deux-Âmes, lui donnant un regain d’énergie.

— Merci, Grand Chasseur.

— Ne me donne plus ce titre. Je n’en veux plus.

— Pourquoi ?

— Parce que ce soir, je n’en ai jamais été aussi peu digne…

Harald cessa de marcher. Il hésita, avant d’ajouter, à voix basse :

— J’ai eu peur. J’aurais dû me battre au côté des Nordiques, des Serviteurs et des Hommes des Glaces. Au lieu de ça, j’ai laissé la terreur m’envahir, me paralyser par le froid glacial d’un hiver dans les glaciers. Comme tous les nôtres.

En plongeant ses yeux dans le regard traqué de cet homme qui était comme un second père pour elle, Gudrun y lut la honte, le regret, l’impuissance.

— C’est normal, murmura-t-elle. Nous sommes incapables de tuer ces choses… Nous n’avons ni magie de glace ni armes technologique. Notre meilleure défense face à elles à toujours été la fuite…

— Mais toi, tu t’es dressée contre eux. Toi, presque encore une enfant, tu as eu le courage de les affronter.

Gudrun rit amèrement, blessée par l’admiration sans borne qu’elle percevait dans le ton de son protecteur et ami. S’il savait… Non, elle n’en avait pas eu la force. Elle y avait été contrainte. Elle voulut le lui dire, se confier, le rassurer aussi. Mais au moment de parler, elle en fut incapable. Rien ne sortit. Le sentiment d’impuissance qui l’alourdit soudain de son fardeau s’embrasa de rage quand elle réalisa que c’était son âme-forte qui l’empêchait de révéler la vérité.

C’est pour ton bien.

— Pourquoi serres-tu les poings comme cela ? s’étonna Harald.

Gudrun sursauta. Au prix d’un violent effort, elle esquissa un sourire.

— C’est que… cela me frustre de vous voir aussi dur envers vous-même. Et puis, je n’ai aucun mérite, j’ai le Marteau des Âmes…

Elle se tut malgré elle. Harald sourit, attendri.

— Ah, Gudrun, ta modestie me rappelle l’enfant radieuse et généreuse que tu étais avant… avant la mort de notre clan…

La jeune fille se sentit soudain très lasse. La mort de leur clan. Si seulement elle avait eu cette arme avant… Si seulement elle avait pu tous les sauver. Ses parents, son ami, la Mère de la Dormeuse… Les larmes lui montèrent aux yeux, sa gorge se noua. Et même avec le Marteau, aujourd’hui, elle n’avait pas pu empêcher la mort de frapper certains des humains.

Deux bras réconfortants l’enlacèrent. Se laissant aller contre la poitrine d’Harald, elle donna libre cours à son chagrin pour la première fois depuis la disparition de sa tribu natale.

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