XXXIII.

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Parfois des actes de folie paraissent aux hommes des exploits. Parfois des actes de folie naissent les plus belles légendes.

(Les Contes de la Montagne, « Hedda la folle »)

Quand les Deux-Âmes atteignirent l’enceinte de Husgard en bon ordre, le vent commençait à se lever. Kalax regardait la défense s’organiser en compagnie des autres chefs. Les Hommes et Femmes du Nord, sans prendre le temps d’enfiler leurs armures de cuir bouilli, se passaient des lances et des boucliers de bois durci au feu. La délégation des Pierrefendre se répartissait sur les fortifications de bois. Chaque colosse brandissait son bâton luisant de magie avec assurance et sang-froid. Conformément aux instructions du Rouage, ils furent bientôt rejoints par les Mécanoïdes, munis de leurs armes à feu. Les crosses de métal étincelaient presque autant que les cristaux de givre qui luisaient dans le barillet.

Kalax se tourna vers l’ambassadeur du peuple des glaciers.

— Votre artificier a-t-il bien préparé les munitions ?

— Oui. Une bourse par Mécanoïde, aux emplacements que vous avez indiqués.

— Bien.

L’homme de métal appréciait les Pierrefendre. C’était la seule espèce de la surface qui entretînt des rapports réguliers avec les Serviteurs de Mécanâme, même si ceux-ci avaient pour seul but le commerce des cristaux de givre. Il fallait reconnaître que leur froide efficacité était très proche de l’état d’esprit pragmatique des Mécanoïdes.

— Dame Solveig, les Rougeâmes sont presque sur nous.

C’était Eir qui venait de parler ainsi. Elle avait enfin rejoint le groupe. Ses Deux-âmes, désorientés mais silencieux, attendaient un peu plus loin.

L’interpelée sourit. Ses yeux bleu-gris affichaient une gravité sereine que démentait son front plissé.

— Nous sommes prêts, n’ayez crainte, prononça la Nordique d’une voix qui se voulait rassurante.

Aussitôt, la Grande Mère se raidit.

— Comment ça, « n’ayez crainte » ? Me prenez-vous pour une couarde ? Par les Anciens, je ne vous aurais jamais cru capable de m’insulter ainsi ! Sans compter que je vous pensais assez sage pour mesurer l’importance du danger que nous courons tous !

Solveig se ratatina tandis que son aura paraissait diminuer aux yeux de Kalax. Au contraire, l’éclat dégagé par la vieille femme courroucée semblait avoir pris de l’ampleur.

— Je ne comptais pas vous insulter, amie, reprit doucement la Reine du Nord. Et je n’ignore pas que ces monstres sont des ennemis redoutables. Ces paroles, je les ai prononcées Ces paroles, je les ai surtout prononcées pour me rassurer, et non pour mettre en doute votre courage.

L’air peu convaincu, les narines frémissantes, Eir planta son regard blanc dans les prunelles de Solveig comme si elle avait pu lire en son âme. Au bout d’un bref instant qui parut durer une éternité, elle poussa un soupir de lassitude en se passant une main sur le front.

— Admettons. Nous n’avons pas le temps de nous quereller pour si peu. Au travail !

« Au travail », vraiment ? La vieille Deux-Âmes était aussi condescendante que l’humaine... Mais Kalax n’avait le guère le loisir de s’en préoccuper. Les Pierrefendre, sur un signe de leur ambassadeur, venaient de tirer une salve de glace sur les Rougeâmes. Sans un bruit, les créatures touchées se figèrent : les gouttelettes rouge sang qui constituaient leur corps de brume se transformaient en cristaux rubis qui étincelaient dans la lumière flamboyante du couchant.

Sans plus attendre, Kalax donna le signal de l’attaque aux soldats de son escorte. Aussitôt, une détonation sonore retentit. Avec un bel ensemble, les Mécanoïdes venaient de tirer sur les Rougeâmes statufiés à portée de leurs revolvers. Les projectiles gelés atteignirent tous leur cible. Les créatures touchées éclatèrent en fragments infinitésimaux.

Alors une ovation retentit derrière eux : les Nordiques et les Deux-âmes saluaient l’efficacité de l’alliance entre les hommes de métal et les géants de glace.

Cependant, les défenseurs n’avaient pas le temps de se rengorger. Les Rougeâmes continuaient à avancer, marée pourpre qui semblait noyer la terre sous le sang sur son passage. Malgré la redoutable efficacité des mages et des tireurs, la ligne des assaillants se rapprochait inexorablement des remparts de bois, digue dérisoire face à une vague aussi mortelle.

Vint le moment où les Mécanoïdes durent recharger leurs armes.

Des Rougeâmes traversèrent le mur sous eux comme s’il n’était que brume. Les Pierrefendre poursuivaient leur œuvre et les Nordiques s’interposèrent aussitôt, en vain. Leurs lances ne frappaient que le vide : les monstres s’éparpillaient en fumée autour du fer et se reformaient aussitôt. Quant à ceux que les guerriers des glaces gelaient sur place, ils devenaient trop compacts pour les armes rudimentaires des hommes de chair. C’étaient les hasts qui se brisaient, et non les statues rougeâtres.

— Reculez ! cria Solveig. C’est inutile !

— Restez, au contraire ! riposta Eir. Faites diversion le temps que les Serviteurs du Monde puissent de nouveau tirer.

— Vos ordres contradictoires désorganisent nos défenseurs, grommela le chef des Pierrefendre.

Les deux femmes le regardèrent, mais n’eurent pas le loisir de répondre : au même instant, les détonations rassurantes des armes de métal retentissaient à nouveau, victorieuses. Les Rougeâmes gelés éclatèrent. Des acclamations retentirent de nouveau.

Hélas, les créatures qui avaient échappé aux bâtons des Pierrefendre avançaient toujours. Et toutes semblaient n’avoir qu’un but : les Deux-âmes, pourtant demeurés à une distance prudente des remparts.

— Tribu du Guérisseur, au Grand Hall ! ordonna Eir en se tournant vers eux.

— Et vous, Grande Mère ?

— Pas avant que tout le monde soit à l’abri. Allez !

Ils ne se le firent pas dire deux fois. Tournant les talons, ils se mirent à courir, mais sans tumulte, vers le bâtiment central de Husgard.

Tous, ou presque.

Comme ils refluaient, une frêle silhouette armée d’un marteau de guerre trop massif pour elle apparut, solidement campée sur ses jambes écartées. Les rafales tempétueuses qui accompagnaient les Rougeâmes agitaient ses cheveux aile-de-corbeau devant son visage blanc.

Kalax sentit une décharge le parcourir de la tête aux pieds sous l’effet d’une stupeur indigne d’un Mécanoïde : l’énergie qui environnait cette jeune fille était plus noire que la nuit, plus épaisse que le néant. Il ajusta sa vision pour voir sa figure en détails : ses traits encore un peu enfantins, quoique amaigris, contrastaient violemment avec ses yeux d’un noir sans fond, sans iris ni pupille. L’espace d’une seconde, les prunelles de nuit rencontrèrent les flammes de ses orbites. Le temps se figea. Pris d’un vertige, le Rouage se sentit tomber tandis que sa vision changeait brusquement de point de vue. Il se vit, loin, là-bas, aux côtés d’Eir, de Dame Solveig et de ce Pierrefendre dont il ne connaissait pas encore le nom. Mais il n’était pas maître des yeux par lesquels il regardait. Il fixa les Rougeâmes qui avançaient vers lui comme au ralenti. Il perçut l’assurance jubilatoire de l’esprit sans âge qui conférait une aura ténébreuse à l’adolescente. Cette chose enveloppait une présence plus timide, plus jeune, plus vulnérable, la protégeant d’un déferlement de souvenirs traumatisants – des Deux-âmes interrompus en pleines festivités, tombant impuissants devant leurs ennemis invincibles. Enfin, il crut entendre une voix affaiblie, hurlant presque sans bruit son horreur et suppliant la jeune fille de lutter contre cette noirceur qui muselait son cœur.

Alors l’âme sombre se tourna vers lui. Une vague glacée l’envahit tandis qu’il était projeté violemment dans son propre corps. Ses flammes oculaires vacillèrent, il trébucha en avant, se reprit de justesse. Tandis qu’il rajustait machinalement sa redingote, il jeta un regard très humain à son entourage, mais personne n’avait rien remarqué : tous focalisaient leur attention sur la petite silhouette solitaire qui se dressait face aux Rougeâmes.

— C’est de la folie, murmurèrent en même temps la Dame de Husgard et la Mère de la tribu du Guérisseur.

Troublées, elles échangèrent un coup d’œil. Le représentant du peuple des glaciers, de son côté, ne dégageait que de la curiosité. Kalax avait déjà reporté son regard sur l’adolescente isolée.

La vague pourpre allait bientôt atteindre la téméraire. Mais alors que tous s’attendaient à la voir engloutie, la jeune fille à l’aura sinistre leva son arme et frappa. Des étincelles jaillirent du marteau tandis qu’il pulvérisait un premier monstre de brume.

Non, il ne l’avait pas pulvérisé, se corrigea Kalax. Il l’avait absorbé : l’artefact luisait à présent de la même teinte rouge sang que les créatures qu’il abattait. Gelés ou non, tous disparaissaient sous les coups de l’adolescente aux yeux ténébreux. Une nouvelle ovation retentit parmi les Nordiques et cette fois, elle était adressée à la courageuse Deux-Âmes. Attirés par le bruit, ceux de son peuple qui n’étaient pas encore entrés dans le hall se retournèrent. Bientôt, leurs encouragements se mêlaient à ceux des humains. « Gudrun ! Gudrun ! » scandaient-ils inlassablement. Kalax eut la surprise de sentir des émotions l’envahir. Une sorte de… d’exaltation, mêlée de… peur ? Oui, ce devait être cela : ses rouages tournaient plus vite, et une sensation de froid lui glaçait les circuits rien qu’à la pensée de ce qu’il était en train de devenir. Était-il encore un Mécanoïde ou n’en avait-il plus que l’apparence ? Sur le moment, il se sentait plus proche de ces hommes et de ces femmes plein d’imperfections que des machines de métal sans défaut qu’étaient ses semblables.

Mais cette impression fut de courte durée. Il revint à l’instant présent lors même que les bruits des armes à feu, le grésillement des sorts de glace et les impacts sourds du marteau parvenaient à ses oreilles. Inexorablement, les Rougeâmes tombaient.

Et soudain, tout fut terminé. Le soleil disparaissait derrière la ligne de crête à l’horizon quand les derniers monstres s’évaporèrent sous les efforts conjugués de guerriers de métal, de sorciers des glaciers et d’une adolescente Deux-âmes à l’arme improbable.

L’obscurité qui environnait la jeune fille s’évanouit tandis que ses yeux passaient au blanc laiteux caractéristiques des Mères et des futures Mères. Simultanément, Kalax se sentit revenir à la lucidité. Que s’était-il passé ? Pourquoi l’incident des poissons s’était-il reproduit avec cette enfant porteuse de trop d’âmes pour un seul être ? Et cette arme, ce marteau n’avait rien de naturel. L’énergie qui s’en dégageait avait quelque chose de glaçant, de contraire aux lois de Mécanâme.

Soudain, le dangereux outil de destruction s’échappa des mains de sa porteuse blême, échevelée, qui, prise de tremblements, tomba à genoux.

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