XXXII.

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Tous les Sylvâmes et les Deux-Âmes,

Les Tournepierre et Pierrefendre,

Et les Hommes du Nord,

Tous les Enfants de Mécanâme

Même ses Serviteurs peu tendres

Contre les monstres retors

S’allièrent avec la Mère Noire

Celle qui fut bannie plus tard.

(Le Livre des Mères)

L’après-midi touchait à sa fin quand le son d’un cor vint annoncer l’arrivée de la première délégation en approche de Husgard. Gudrun brûlait d’envie de les voir mais Eir, réticente, n’y consentit qu’à la condition qu’elle resterait à l’écart et la tête couverte. Pourquoi ? La jeune fille n’osa pas le demander. Face à la Mère, elle se sentait comme un enfant coupable… De plus, après seulement deux jours de convalescence, elle ne se sentait pas la force de lui tenir tête ; quelques obscures que fussent les motivations de l’aïeule à la cacher.

Quand elle parvint aux portes, essoufflée, le légat des Sylvâmes et ses proches étaient déjà passés mais pas les marchands. Admirative, elle ne put s’empêcher de les dévisager tandis qu’ils s’installaient à la périphérie, sur le champ découvert qui allait accueillir le grand Marché annuel.

Quel peuple fascinant !

Les Sylvâmes étaient grands, pour la plupart. Deux fois plus qu’un humain moyen, trois fois plus qu’un Deux-âmes. En guise de chevelure, ils arboraient tous sur la tête une ramure majestueuse couverte de feuilles. Là s’arrêtait la ressemblance entre les individus. Leur peau d’écorce souple variait en épaisseur, en rugosité et en couleur selon l’essence de leur arbre-lien, de même que leur carrure. Les uns, massifs, larges d’épaules, les jambes torses et noueuses, marchaient d’un pas chaloupé, vêtus de mousse et de lichen abondant. D’autres, plus pâles, marbrés de taches noires, étaient si minces que Gudrun auraient pu en serrer plusieurs à la fois dans ses bras. D’autres encore arboraient dans leur ramure l’entrelacs délicat d’une tiare de gui aux perles blanches. Il y avait autant d’individus différents que de variétés végétales dans le monde. Et plus ils étaient jeunes, plus ils paraissaient graciles et fragiles.

De nouveau, un son grave et sonore retentit, tout proche. La terre se mit à trembler comme à l’approche d’une véritable armée. Gudrun se précipita sur les remparts, murs d’épieux enchâssés sur une basse de pierre, pour avoir une vue imprenable sur les nouveaux-venus et retint son souffle.

— Voilà les Pierrefendre ! cria quelqu’un dans la rue.

Gudrun plissa les yeux pour essayer de les distinguer dans le nuage de poussière soulevé par leur marche pesante. La température baissa sensiblement. Son souffle devint peu à peu visible, volutes blanches se perdant dans l’air froid, tandis qu’elle resserrait son poncho de laine à capuche contre elle en frissonnant. Enfin, elle les vit : masse indistincte de pierre et de glace, enveloppée de brume glaciale.

Puis chaque individu devint perceptible. Un éclat bleu pâle brûlait dans leurs orbites et émanait de leurs cuirasses. Leur corps large et trapu semblait de glace luisante et crevassée comme les séracs des glaciers ; leur armure noire, taillée et polie dans du givronyx, était incrustée de gemmes luisantes, minuscules éclats dont émanait une immense puissance magique. Chacun d’entre eux tenait un bâton aussi grand qu’un homme orné d’un cristal brut de la même nature. Chacun d’entre eux marchait d’un pas lourd en frappant son arme ferrée au sol en rythme.

Ces gemmes, ces cristaux… De la Givrepierre, Gudrun, commenta son âme-forte.

Gudrun acquiesça en son for intérieur. Elle avait entendu parler de ce minerai précieux dans les contes de son enfance. Mais elle n’avait jamais eu la chance d’en voir auparavant : seuls les Pierrefendre savaient où la trouver et comment l’exploiter.

Une femme sortit précipitamment de Husgard pour se poster à cent mètres de la porte principale et pour les attendre. Ses cheveux roux volaient dans la bise qui se levait à l’approche du peuple des glaces. En dépit du froid grandissant, elle ne bougea pas quand l’un des Pierrefendre se détacha de la masse pour venir à sa rencontre. Il était plus grand que les autres, nota Gudrun. Beaucoup plus grand. Presque autant que les Sylvâmes.

Le colosse échangea quelques mots avec la Nordique, puis se retourna vers les siens et leva le bras pour leur intimer de s’arrêter. Ils n’iraient pas plus loin, afin d’éviter aux hôtes des Hommes du Nord l’inconfort de l’atmosphère hivernale qui se dégageait d’eux.

Songeuse, Gudrun redescendit de son perchoir dans le but de retourner à sa tente. Autant elle connaissait bien les Sylvâmes, autant elle prenait conscience de son ignorance au sujet de la Givrepierre. Les premiers fréquentaient volontiers les Deux-Âmes lorsque ceux-ci venaient s’établir près des forêts pour la saison des vents. Il leur arrivait de faire du troc et de participer à certaines cérémonies rituelles. Par contre, les seconds quittaient rarement les glaciers. Elle en avait aperçu un, il y avait longtemps, de loin. Un individu venu s’entretenir avec la Grande Mère de la Dormeuse. Mais ce jour-là, c’était la première fois que la jeune femme en voyait autant d'un coup. Et surtout couverts de Givrepierre comme s’ils avaient emporté tout ce qu’ils possédaient avec eux.

Il nous en faut.

— Pardon ? s’étonna tout haut la jeune femme.

Plusieurs personnes se retournèrent vers elle. En rougissant, elle baissa la tête et tira sur sa capuche pour se dissimuler encore plus, avant d’accélérer le pas.

Des Givrepierres. Il nous en faut.

Pourquoi la jeune Deux-Âmes percevait-elle autant d’avidité dans sa voix intérieure ? Elle frissonna, mal à l’aise. Son âme-forte la plus bavarde était-elle vraiment la bonne ? Ou…

Je te rappelle que sans moi tu serais morte… Fais-moi confiance, nous en avons besoin.

Après s’être assurée que personne ne pouvait l’entendre, elle murmura :

— Pourquoi ?

Ces cristaux sont puissants. Si tu remplaçais la gemme sertie dans le Marteau par un tel trésor, pas un Rougeâme ne pourrait te résister.

— Parce qu’en l’était actuel, il ne peut les blesser ? À quoi sert-il, alors ? Je croyais que c’était l’arme utile contre les monstres.

Et c’est le cas. Tel qu’Il est à ce jour, il peut vaincre la plupart des créatures hostiles de Mécanâme. Nulle ne peut lui survivre. Ni les Volâmes, ni les Azurâmes, ni les laviques, ni les Miroitants, ni…

— Oh, ça va, j’ai compris ! Mais pourquoi pas les Rougeâmes ?

Parce qu’ils n’ont pas de corps, Gudrun ! Ce sont les seuls à n’être que purs esprits. Tout ce que tu peux faire avec le Marteau, à l’heure actuelle, c’est les effrayer, les repousser. Si tu les frappes avec, ils disparaîtront, mais uniquement pour se reformer ailleurs et revenir attaquer plus tard. N’as-tu jamais entendu conter la naissance des Rougeâmes ?

— Si, bien sûr. On prétend qu’il s’agirait des âmes qui ont été punies pour avoir suivi la Mère Noire dans ses pires atrocités. Elles n’auraient pas cessé d’avoir soif de sang après l’exécution de leur enveloppe charnelle et depuis, elles…

— À qui parles-tu, Gudrun ?

La jeune fille sursauta. Tout en devisant avec son âme-forte, elle était arrivée au campement sans même s’en rendre compte. Face à elle, Anya plissait ses yeux jaunes d’un air soupçonneux.

— À mon âme-forte, répondit-elle, laconique.

La Chasseresse haussa les sourcils. Était-ce de la perplexité qui se lisait sur son visage anguleux ? Quoi qu'il en soit, l’Adoptée d’Eir leva le menton d’un air de défi et plongea son regard dans le sien pour la mettre mal à l’aise.

— Admettons, finit par grommeler Anya en détournant la tête.

Le cœur de l’adolescente bondit dans sa poitrine. Elle avait réussi à lui faire baisser les yeux ! En son for intérieur, l’âme-forte approuva.

— Et pas la peine de te réjouir parce que je n’ai pas répondu à ton petit duel de regards ! C’est puéril. Oh, et tu es attendue par la Mère.

— D’accord. J’y vais.

Gudrun s’éloigna rapidement. Elle aurait cru plus facile de côtoyer Anya une fois qu’elles se verraient moins, mais cela s'avérait impossible. Cette nuance de peur mêlée de mépris qu’elle percevait dans l’or de ses prunelles… c’était insupportable.

Comme elle approchait du centre de village provisoire, la voix d’Eir fusa. La jeune Deux-Âmes vint la rejoindre, docile. Bientôt, elle contemplait les premiers feux du camp dans le crépuscule en compagnie de la vieille femme. Les voix paisibles des nomades se faisaient entendre, comme étouffées, mêlées aux bruits rassurants du quotidien. Des odeurs de cuisines vinrent chatouiller les narines des deux femmes. Le ventre de Gudrun se mit à gronder tandis qu’elle attendait patiemment qu’Eir prît la parole. Enfin, celle-ci rompit le silence.

— Observe, et dis-moi ce que tu vois.

— Je vois les flammes qui éclairent la nuit tombante, la lune basse qui émerge, énorme et rouge. Je vois les nôtres qui marchent parmi les tipis, qui s’affairent pour le dîner.

— Regarde mieux.

— Je vois la terre battue sous les mocassins de la tribu. Je vois les tentes dont les pans claquent au vent. Je vois les Cage d’os qui se balancent doucement.

— Regarde mieux.

— Je vois les traces de pas dans la terre. Les bords en sont légèrement relevés et grumeleux. Je vois…

— Tu vois mal, Gudrun.

— Mais que veux-tu que je remarque exactement ? s’impatienta la jeune fille.

La colère lui réchauffait les joues et faisait battre le sang à ses tempes.

— Pourquoi ne me dis-tu pas où tu veux en venir, Grande Mère ?

— Parce que c’est à toi de trouver, Gudrun. Je veux bien te donner un indice, toutefois : ne regarde pas qu’avec les yeux. Regarde avec ton âme.

L’Adoptée laissa échapper un petit rire.

— Laquelle ? J’en ai trois, tu te rappelles ?

— Avec la bonne.

— En quoi c’est censé m’aider ?

— Tais-toi, et observe.

Avec un soupir, Gudrun obtempéra. Elle s’efforça de faire appel à son âme-forte. Aide-moi. Aussitôt, à sa grande surprise, sa vision se dédoubla brièvement, puis s’ajusta. Elle voyait…

— Je… Je vois ! Je vois comme jamais auparavant ! Il y a tant d’âmes autour de nous… et tant de couleurs malgré la nuit naissante ! Mais pourquoi ces âmes ont-elles des formes animales ?

— Parce qu’elles ont choisi de se montrer à nous ainsi. C’est plus facile pour nous d’interpréter leur nature sous cette apparence que sous leur véritable aspect. Mais attention ! Une même âme peut prendre plusieurs formes selon l’état d’esprit de son propriétaire…

— Alors à quoi cela sert-il de les voir ?

— Oh, c’est simple…

Danger !

Un bloc de glace tomba au fond des entrailles de Gudrun. Sa gorge se serra, elle suffoqua, les esprits disparurent.

— Oh non, s’écria-t-elle, ça ne va pas recommencer !

— Pardon ?

— Mère, excusez-moi de vous interrompre, mais nous sommes en danger. Tout Husgard est en danger ! Ils arrivent !

Le visage de la vieille femme était un masque de perplexité. Se pouvait-il qu’elle ne sente pas leur approche ? Au fond de son esprit, l’âme-forte de Gudrun lâcha une interjection de mépris que la jeune fille s’efforça d’ignorer.

— Mais qui ? interrogea Eir.

Comme pour lui répondre, les Cages d’Os se mirent à s’entrechoquer violemment malgré l’absence de vent. Les plus petites se brisèrent et tombèrent au sol. Aussitôt, le regard de la vénérable Deux-Âmes se durcit : elle avait compris. Bondissant sur ses pieds, elle cria :

— Des Rougeâmes… Tout le monde quitte le camp, exécution ! Tous à Husgard ! Et vite !

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