XXX.

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Grondements provenant du cœur de Mécanâme

Présage funeste pour toutes les âmes.

Rassemblez tous les vôtres, ô Mères des tribus

Unissez tous les peuples et luttez contre les Corrompus.

(Le Livre des Mères – Prophétie du Retour)


Kalax n’était pas le seul à avoir vacillé au moment de la secousse. Un cri de femme avait retenti au rez-de-chaussée. S’accrochant à la rambarde de l’escalier, le Mécanoïde parvint à conserver son équilibre – et son chapeau.

Ce tremblement de terre était très intrigant. Mécanâme n’avait pas eu de tels hoquets depuis plusieurs siècles. Bien entendu, Kalax savait qu’un tel phénomène pouvait se produire à l’occasion et que plusieurs facteurs pouvaient en être la cause : un caillot de lave dans les veines de pierre, un Lavique habile parvenu à s’immiscer dans le sang de la planète malgré les équipes de Nettoyeurs, la formation d’un volcan ou d’un gouffre, une mauvaise digestion des déchets produits par les espèces surfaciennes… Il lui faudrait se renseigner auprès des siens via la Macopod.

Les Imparfaits, en revanche, se laissaient aisément perturber par ce genre de phénomènes : la réaction effrayée de cette femme qu’il venait d’entendre corroborait ce qu’il avait lu à ce sujet dans les écrits de Xoklon : ces peuplades archaïques assimilaient les séismes à de mauvais présages ou à des avertissements de leurs dieux. D’où la peur panique qu’ils suscitaient.

Kalax descendit en rajustant machinalement son haut-de-forme de travers. Parcourant la grande salle à peine éclairée du regard, il ne tarda pas à apercevoir Ailikx et Kexek, qui soutenaient une jeune femme livide. Une Deux-Âmes, à en juger par l’éclat de son aura dans la pénombre. En s’approchant, il la reconnut : c’était cette femme qu’il avait déjà vue aux côtés de ses compagnons, quand ce Harald était arrivé à Husgard en demandant de l’aide pour ses amies blessées. Il la regarda d’un air désapprobateur : le Rouage était quasiment certain que la fréquentation des Imparfaits était dangereuse pour les siens. N’avait-il pas commencé à souffrir du mal des émotions précisément en arrivant ici ? Et il ne souhaitait cela à aucun des autres Mécanoïdes.

Néanmoins, il se devait de tenir son rôle de diplomate. Gardant ses réserves pour plus tard, quand il serait seul avec Ailikx et Kexek, il demanda à la Deux-Âmes :

— Tout va bien ?

Elle acquiesça de la tête et repoussa doucement les deux hommes de métal qui la retenaient.

— Je me sens mieux, merci.

— Ce n’est pas la première fois que je vous vois avec mon Messager et mon Intendant. Quand avez-vous fait leur connaissance ?

Kexek esquissa un geste pour intervenir, mais un regard de Kalax l’en dissuada.

— Je les ai rencontrés le jour où ma tribu est arrivée ici, ô Serviteur du Monde, répondit la jeune femme d’une voix chantante.

Petit à petit, elle récupérait des couleurs, signe qu’elle se sentait mieux. Fascinant. Mais le Rouage ne pouvait pas se laisser distraire par des observations de ce genre.

— Je suis Kalax, Rouage de la Surface, ou, si vous préférez, porte-parole de mon peuple.

— Enchantée, Rouage. Je suis Freyja de la tribu du Guérisseur, tisseuse de chants.

— Tisseuse de chants? En quoi cela consiste-t-il ?

— Je tisse les mots et les mélodies ensemble, à la gloire des Deux-Âmes et du Monde, pour que tous puissent se souvenir des grands évènements qui ponctuent notre vie.

— Et quelle chanson comptez-vous tisser en fréquentant Ailikx et Kexek, Freyja de la tribu du Guérisseur ?

L’Imparfaite aux deux esprits cligna des yeux et blêmit. Sa question était-elle trop abrupte ? À moins que la jeune femme eût quelque chose à cacher.

Comment faisaient les humains pour manifester qu’ils seraient inébranlables, déjà ? Ah, oui. Il croisaient les bras sur la poitrine en fixant leur interlocuteur. Kalax s’exécuta, se réjouissant presque de l’embarras qui venait à présent rosir les joues de Freyja.

La contrariété l’envahit à l’idée qu’il venait encore de manifester un sentiment. Heureusement, la réponse de la Deux-Âmes vint le distraire de cette réaction honteuse. Levant le menton avec défi, elle déclara :

— Je compte tisser un chant sur la rencontre unique entre mon peuple et le vôtre, Rouage Kalax. Je ne cherche pas à être indiscrète ni à vous espionner pour exploiter les connaissances incroyables des Serviteurs du Mondes, contrairement à ce que vous insinuez. J’essaie plutôt de mieux vous comprendre pour ne pas trahir vos us et coutumes ni votre identité dans mon œuvre à venir. Car si une telle chose se produisait, j’aurais tissé les mots en vain puisqu’ils sombrerait dans l’oubli et le mépris.

Ce fut au tour de Kalax d’accuser le coup. Il sentit les flammes de ses orbites vaciller malgré sa volonté de n’en rien laisser paraître.

— Je vois, dit-il d’un ton neutre. À présent, je voudrais m’entretenir avec mon Messager et mon Intendant. En privé.

Ses yeux entièrement bleus lançant des éclairs, Freyja s’inclina avec raideur et quitta le Hall, suivie du regard par les trois Mécanoïdes. Se tournant alors vers Kexek et Ailikx, le Rouage demanda :

— Quelle était la cause de votre dispute, juste avant la secousse de notre Mère planète ?

— Nous cherchions à soutirer des informations à Freyja, répondit le premier.

— Au sujet de cette jeune Imparfaite dont tous les Hommes du Nord parlent, renchérit le second.

— Nous discutions à bâtons rompus avec elle quand elle nous a demandé des détails sur nos armes. Nous avons voulu savoir pourquoi elle cherchait à en savoir plus là-dessus : elle a évoqué que cette… Gudrun avait rapporté un marteau d’une facture inconnue et elle se demandait s’il pouvait y avoir des points communs entre cet artefact et notre propre art de la forge.

— Seulement, quand nous avons voulu en savoir davantage par prudence, elle est devenue évasive. Nous avons fait valoir que nous ne pouvions guère l’aider si elle ne nous décrivait pas plus précisément cette arme. Elle s’est alors énervée, arguant qu’elle aurait mieux fait de ne pas nous en parler.

— Et dès lors, elle n’a plus voulu entendre aucun de nos arguments. Pourtant, ils étaient imparables.

Les flammes oculaires de Kalax baissèrent d’intensité, signe qu’il réfléchissait. Enfin, il reprit :

— Cela arrive : les Imparfaits sont imprévisibles à cause de leurs émotions, quelle que soit leur espèce. Merci à tous deux pour ces informations. Une dernière chose : ne lui parlez plus de cette arme. Son éclat de colère révèle qu’elle regrette de vous en avoir parlé. Une hypothèse évidente s’offre à nous : elle n’a pas le droit d’en parler.

— C’est compris, Rouage.

— Ah, et Ailikx, j’ai besoin de toi et de ta Macopod. Envoie un message à Ixaq pour s’enquérir de la santé de Mécanâme. Les secousses sont rares et au vu de l’invasion lavique que nous avions repérés avant de quitter nos tunnels, je voudrais m’assurer que ces parasites ne sont pas à l’origine des hoquets de notre planète.

Le Messager inclina la tête en signe d’assentiment et se dirigea vers l’escalier pour aller chercher la machine de transmission pendant que Kexek prenait congé.

Une fois seul, Kalax s’autorisa à ressentir de la satisfaction : en dépit des émotions qui le déstabilisaient de plus en plus souvent, il était parvenu à paraître aussi insensible et pragmatique que n’importe quel parfait Mécanoïde tout au long de la discussion. Son cas n’était peut-être pas désespéré, en fin de compte.

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