XXIX.

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Il y a bien des âges en arrière, au temps du cycle de l’Hiver Bleu, le peuple maudit des Azurâmes dominait le massif des Montagnes Miroir. Les Tournepierres vivaient cachés alors, et les Hommes du Nord n’étaient pas encore nés.

La Mère Noire était respectée alors, et tous les Deux-Âmes étaient réunis sous sa bannière.

(Contes de la montagne, Le Marteau des âmes)

Les questions se bousculaient dans la tête de Gudrun. Ce que lui avait révélé Eir la perturbait. Deux anciennes l’avaient investie lors du rituel ? Comment était-ce possible ? Et puis, qui était de retour ? c’était qui, elle ? La vieille femme ne parlait quand même pas de… cette Deux-Âmes là ? Celle des légendes ?

C’est là que la violente secousse vint ébranler la terre. Le tipi trembla, les Cages d’Os s’entrechoquèrent. Les adultes s’entre-regardèrent, se levèrent et sortirent, à l’exception de la Grande Mère et de Gudrun. La jeune fille frissonna. Il faisait si froid, tout à coup... Ce séisme était-il un présage, comme ses rêves ? Comme la vision de l’ombre derrière Eir ?

— Mère…

— Plus tard. Ne bouge pas d’ici, c’est compris ? Je vais voir s’il y a des dégâts.

Gudrun se retrouva seule. Les échos des voix de la tribu lui parvenaient légèrement étouffés. Des pas se rapprochèrent, puis s’éloignèrent. Dans la tente même, le silence s’épaississait. Bientôt, l’adolescente ne se sentit plus capable de le supporter. Elle prit une profonde inspiration et se risqua à appeler mentalement :

Tu es là ? Enfin.. Vous, puisque vous êtes deux ?

Aucune réponse.

Quelqu’un ?

Dehors, la rumeur semblait s’être tue. Dedans, ne faisait-il pas plus sombre ? Gudrun entendait son sang battre à ses tempes. C’était insupportable. Elle décida d’entonner le rituel de la Sérénité et ferma les paupières.

— J’inspire, j’expire. Je visualise mon corps, mon âme. Je ressens, je sens, j’entends. Je...

Un bruit. Elle avait entendu un bruit. Oubliant son rituel, elle ouvrit les yeux, tous les sens en alerte.

Elle était seule. Ou presque.

Gudrun.

Son nom venait de résonner en elle, mais ce n’était pas la voix habituelle. Celle-ci paraissait plus lointaine, plus faible.

Qui êtes-vous ?

Je suis celle qui fait de toi une future Grande Mère.

Cette fois-ci, c’était son âme-forte. Du moins celle qu’elle connaissait, celle qui lui avait toujours parlé.

Oui, c’est moi. Ne fais pas attention à l’autre, elle ne t’apportera rien de bon.

Comment en être sûre ? Qui me dit que tu n’es pas l’Âme Noire ?

T’ai-je jamais déçue ? Je t’ai toujours soutenue, conseillée, protégée.

La jeune fille fronça les sourcils. Peut-être, mais… elle avait aussi pris sa place, une fois, la faisant sombrer dans l’inconscience pour se battre…

Oui, c’est vrai. Seulement, tu n’aurais pas su combattre le Volâme. Je t’ai sauvé la vie, cette fois-là. Et j’ai sauvé celle d’Anya par la même occasion. Si j’étais mauvaise, n’en aurais-je pas profité pour la tuer aussi, elle qui doutait de toi parce qu’elle a vu tes yeux s’obscurcir de ténèbres ?

Ces ténèbres, à qui appartiennent-elles ?

Elles appartiennent à la Déchue. Celle qui régna sur toutes les tribus. Celle pour qui le Marteau des Âmes fut créé.

Involontairement, Gudrun posa le regard sur l’arme mythique, qui avait été déposée sur un coffre de chêne massif. Qui l’avait déposée là ? Était-ce elle-même ? Elle ne s’en souvenait plus. Mais comme elle était la seule à pouvoir la manier, sans doute qu’elle l’avait rangée avant de sombrer dans le sommeil… Elle était vidée en arrivant, après tout.

Pourquoi suis-je la seule à pouvoir la manier ?

Parce que la Mère Déchue t’a investie. Son âme te protège de la magie néfaste du Marteau.

Le pan du tipi s’écarta sur Eir, plongeant la jeune fille dans la lumière. Elle cligna des yeux, éblouie, tandis qu’elle sentait son âme-forte se tapir au fond d’elle. La vieille femme fit signe à Gudrun de se lever. Chancelant sur ses jambes affaiblies par un trop long sommeil, celle-ci lui emboîta le pas à l’extérieur. Une marée de regards murmurants l’attendait.

Étourdie, elle marqua une pause. Tous ces gens qui la fixaient, tous ces Deux-Âmes étrangers et pourtant familiers… Elle avait la sensation d’être revenue en arrière, du temps où la tribu de la Dormeuse existait encore. Jeunes et vieux, yeux bleus nombreux et prunelles d’or plus clairsemées la fixaient. Leurs sourires et leur attitude respectueuse laissaient à penser que ses propres globes oculaires n’étaient plus habités par la noirceur de son hôtesse indésirable. Avec l’impression d’être plus légère, Gudrun redressa les épaules et rejeta ses longs cheveux aile-de-corbeau en arrière, avant de se tourner vers Eir d’un air interrogateur.

La vieille femme ne lui accorda aucune attention. Elle fixait l’assemblée vêtue de tuniques bleu nuit. Le brouhaha se tut. Les tambours se mirent à battre discrètement sur un rythme régulier. Eir prit la parole, d’une voix forte qui couvrait leur martèlement lancinant.

— Hommes et femmes bénis par le Guérisseur, voyez Gudrun, fille de la tribu de la Dormeuse. Voyez Gudrun, et voyez son âme-forte transparaître dans son regard pur.

L’intéressée frémit tandis que son cœur accélérait. Ces mots, elle les connaissait. Ils faisaient partie du rite de l’Adoption. Comment était-ce possible ?

— Nous regardons, et nous voyons, entonna en chœur l’assemblée.

Trois coups de tambour sonores ponctuèrent ces mots.

La Grande Mère se tourna vers un enfant qui s’approchait d’elle avec un encensoir. Elle le lui prit des mains avec un sourire et l’alluma d’un claquement de doigts. Gudrun sursauta : elle ignorait qu’un tel prodige fût possible ! Pendant ce temps, le petit garçon avait reprit l’objet sacré et commençait à déambuler dans la foule en le balançant nonchalamment pour que la fumée odorante se répande.

— Hommes et femmes bénis par le Guérisseur, sentez le parfum de l’encens des Anciens. Sentez-le et goûtez la magie des Anciens.

— Nous sentons et nous goûtons la magie des Anciens.

Tous portèrent à leur bouche le contenu d’une petite fiole qu’ils gardaient à leur ceinture depuis le début. Gudrun s’en voulut de ne pas l’avoir remarqué plus tôt. Et le tambour parla trois fois.

— Hommes et femmes bénis par le Guérisseur, entendez mes paroles, et retenez-les, car elles changeront à jamais la vie de Gudrun, fille de la tribu de la Dormeuse. Retenez-les, et toi, Gudrun, entend et écoute.

— Nous entendons et nous retenons, reprit la foule.

À nouveau le tambour tonna trois fois.

— J’entends et j’écoute, ajouta Gudrun, la voix tremblante.

Un coup sourd résonna sur la peau tendue de l’instrument percussif.

— Gudrun, fille de la tribu de la Dormeuse, ta tribu n’est plus tienne. La tribu du Guérisseur est tienne, à compter de ce jour. Je t’adopte, et tu seras ma Fille, et la Mère à venir de mon peuple, si l’âme-forte qui est tienne le veut.

La jeune fille ouvrit la bouche, mais c’est une autre voix que la sienne qui sortit de ses lèvres : une voix plus grave, mélodieuse et sonore, qui déclara :

— Je le veux.

Le chant des tambours qui jouaient en fond enfla et accéléra pour célébrer la réponse rituelle. Eir acheva :

— Hommes et femmes bénis par le Guérisseur, recevez à présent la bénédiction de ma Fille, de votre future Grande Mère, Gudrun de la tribu du Guérisseur.

Comme dans un rêve, l’Adoptée commença par s’incliner devant Eir, ainsi que le voulait le rituel.

« Pourquoi m’avoir choisie ? » disaient ses yeux.

— Plus tard, chuchota la vieille Deux-Âmes. Va. Achève le rituel.

Obéissante, la jeune fille se dirigea vers la foule aux bras tendues et toucha du bout des doigts chaque main, en murmurant « Je te bénis » à chaque homme, à chaque femme. Elle ne comprenait pas bien pourquoi Eir l’avait choisie comme héritière malgré sa possession par la Déchue, mais elle avait confiance en l’ancienne. Si elle avait dit qu’elle lui expliquerait plus tard, elle tiendrait parole. Il n’était pas utile d’insister. Pour l’heure, elle avait des bénédictions à distribuer et cela l’occuperait jusqu’au coucher du soleil.

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