XXVIII.

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La plupart du temps, Mécanâme est paisible. Mais autrefois, quand les Azurâmes, les Rougeâmes, les Luminâmes et bien d’autres arpentaient sa surface, elle était souvent sujette aux séismes. Son cœur rendu malade par la corruption manquait un battement et tout son corps en était secoué. Certains rouages sautaient alors ; il fallait les remettre en place au prix de la vie de nos meilleurs techniciens ; et là-haut, à la surface, nous ne pouvons qu’imaginer les dégâts que ces dysfonctionnements entraînaient.

(Les Mécanoïdes, serviteurs de Mécanâme – Introduction à la société des rouages)

Un grondement retentit dans la cité des Rouages. Tout se mit à trembler. Aussitôt, la paisible routine se mua en activité fébrile. À l’image de leur mentor, les argentés en plein apprentissage aux archives se levèrent et s’engouffrèrent méthodiquement dans de petites cavités ovoïdes faites pour résister aux dégâts d’un potentiel séisme majeur. Ils n’étaient pas les seuls à réagir ainsi : tous les Mécanoïdes rejoignaient les minuscules abris disséminés dans la ville en un flot d’or, d’argent et de bronze silencieux. Pas un cri, pas un mouvement de panique. Rien que l’ordre et la discipline d’un peuple pragmatique et froid réagissant simplement à un imprévu de la façon la plus logique qui fût.

Fidèle à sa résolution, le Méca-Médecin Haaztaxk se trouvait alors au chevet du Cerveau-Cœur léthargique. Lorsque le soubresaut de l’organe biomécanique se produisit, il fut projeté au sol. Sans se départir de son calme, il se releva, ramassa son chapeau melon orné d’une clé à molette, l’épousseta machinalement et le remit sur son crâne lisse. Ses flammes oculaires se tournèrent vers son patient colossal. Elles clignèrent. D’un geste vif, il tira de la poche de sa redingote un monocle qu’il ajusta devant son œil droit tout en masquant le gauche de l’autre main.

— Je vois, marmonna-t-il.

A travers la lentille circulaire, les parois lisses des ventricules devenaient aussi transparentes que du verre, révélant les rouages alimentés par les veines de lave striant sa surface. Or, l’un d’eux avait sauté. Un caillot de pierre charrié par le liquide rougeoyant s’était coincé entre les dents de biométal de la pièce, qui s’était décalée.

Comme le praticien rangeait son précieux monocle, le Gardien fit irruption dans la caverne du noyau.

— Au rapport, Haaztaxk, ordonna-t-il sans ambage.

— Ce n’est qu’une petite anomalie. Un caillot bouche le rouage 2.3 du ventricule supérieur gauche, juste sous le lobe préfrontal. Il suffira d’un simple massage réalisé à l’endroit critique, accompagné d’une injection liquéfiante.

— Cause ?

Le Méca-Médecin ne répondit pas tout de suite. Il venait d’approcher du tableau de bord de la machinerie complexe entourant le Cerveau-Cœur. Il appuya sur un bouton et abaissa une manette, ce qui fit surgir un bras articulé au bout duquel une immense main de métal souple s’anima.

— D'après mes calculs, il y a 90 % de chances que ce soit en lien avec la léthargie dans laquelle nous avons plongé Mécanâme pour l’apaiser. Première conséquence possible : la lave coule trop lentement, si bien qu’elle refroidit et durcit dans les tunnels qui irriguent les parties de son corps qui se situent sous les glaciers. Des caillots se forment alors.

— C’est peu probable. La lave aurait entièrement cessé de circuler si elle pouvait être affectée par les régions froides de la surface.

Commandée par Haaztaxk, la main géante vint masser le ventricule où les rouages s’étaient coincés.

— En effet. L’autre cause potentielle, ce serait l’intervention de Laviques qui profitent de son endormissement pour boucher les veines à proximité du noyau.

— Impossible. Les Nettoyeurs viennent tout juste de finir d’éliminer les menaces les plus proches.

— C’est pourtant la plus plausible des hypothèses, Gardien.

— Exact. Alors l’un des parasites au moins nous a échappé. Il faut recommencer.

— Ou il s’agit d’une nouvelle vague.

— Si vite ?

— C’est toi le spécialiste. Tu dois bien savoir si c’est possible ou non.

Ixak ne répondit pas. Il regarda son interlocuteur chausser son monocle, le retirer, ajuster la main de massage. Les engrenages de son propre cerveau tournaient à toute vitesse. Pour autant qu’il s’en souvînt, les Laviques avaient un cycle de reproduction extrêmement lent, sauf à l’époque sombre des Azurâmes. Ces énormes créatures avaient eu coutume de domestiquer les Laviques pour exploiter le sang de la planète à leur compte. L’un d’eux avait-il ressurgi ? Cela paraissait inconcevable mais l’était-ce vraiment à une époque où un des leurs se mettait à développer des émotions et d’étranges facultés ?

Une sonnerie puissante le tira de ses réflexions : entre le massage et l’injection prévue, le Méca-Médecin avait fini par réussir à remettre en marche le réseau de rouages tournant dans le Cerveau-Cœur et il avait déclenché la fin de l’alerte, avertissant ainsi les citoyens Mécanoïdes qu’ils pouvaient retourner à leurs occupations.

— Combien de temps avons-nous avant qu’un tel incident se produise ?

— Tout dépend de la gravité de l’infection. Toutefois, je peux affirmer que nous avons quelques heures devant nous.

— Merci. Reste à ton poste et préviens-moi si une autre anomalie se produit.

Ixak tourna les talons et se rendit sans tarder au centre de nettoyage. On y trouvait toujours une équipe prête à prévenir les autres en cas d’urgence. Cette fois-ci, le Gardien les enverrait directement sur le territoire des Laviques. Il était temps de prendre le problème à la source. En chemin, il fut intercepté par son Messager : Kalax lui avait répondu mais avait clairement indiqué que sa communication était strictement confidentielle.

— Dans ce cas, j’y vais. De ton côté, avertis les Nettoyeurs de garde qu’il faut organiser une expédition massive au nid lavique. Ces parasites se reproduisent trop vite. Il faut les éradiquer. Définitivement, cette fois.

L’autre salua et s’éloigna tandis que son supérieur se rendait à la Messagerie, là où étaient stockées les Macopod. Il y était presque quand il fut interpellé de loin par une voix féminine.

— Gardien Ixak !

L’urgence dans le ton employé le mit en alerte. Que se passait-il, cette fois ? Il fut rejoint par Klixy, la sœur-de-forge de Kalax.

— Gardien… père-frère… Je crois que j’ai trop souvent joué à imiter les émotions humaines.

La certitude d’une catastrophe vint se planter dans le cerveau mécanique d’Ixak. Aussi ne fut-il pas surpris par la fin de la confession de Klixy :

— Je… J’ai eu peur, père-frère. Quand le Cerveau-Cœur a dysfonctionné, j’ai senti mon sang se glacer et j’ai cru que j’allais cesser d’exister. Et maintenant encore, j’ai peur. Je ressens vraiment des émotions. Que m’arrive-t-il ? D’où vient ce défaut ?

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