XXVI.

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Mère en herbe, future meneuse de tribu, sois attentive à tes rêves, car la Dormeuse en est avare et quand elle les prodigue, ce n’est pas par hasard.

(Le Livre des Mères)

Gudrun rêvait.

Elle était la panthère noire, et elle était la biche blanche qui courait dans les bois. Le sol était blanc, les arbres étaient noirs. Le ciel était noir, la lune et le soleil étaient blancs. Partout le silence, ouaté, pesant, étouffant. Non, pas tout à fait. La panthère et la biche ne faisaient aucun bruit en courant mais leurs cœurs battaient à l’unisson et ces sons lancinants s’entremêlaient. Le félin menaçant se mit à gagner du terrain sur l’innocent cervidé. Le cœur de la proie pourchassée accéléra davantage, celui du chasseur demeurait régulier. Un grand arbre apparut. Sa cime se perdait dans l’obscurité, son tronc était si large que la biche ne savait comment le contourner car la porte dans le mur qui venait de se matérialiser était entièrement obstruée par ce colosse de verdure. La voie était fermée.

Elle se retourna. La panthère noire s’arrêta devant elle, emprisonnant les yeux de sa proie dans l’or fondu de son regard hypnotique, seule note de couleur dans ce rêve en noir et blanc. Battements de cœur. Étrange. L’animal de nuit satinée paraissait à la fois dangereux et rassurant. Gudrun se sentait plus proche de lui que de la biche, à la fois attendrissante et pitoyable. Elle sentit la colère gronder et monter en elle comme un ouragan déchaîné en la voyant trembler.

Elle voulut lui dire bats-toi ! Mais elle se souvint que c'était elle, la biche ridiculement peureuse.

La panthère se ramassa sur elle-même mais des ombres se formèrent autour d’elle, ce qui la fit hésiter. Des ombres dont les orbites vides étaient habitées de flammes. Une voix résonna soudain et cela la réveilla en sursaut.

— Les gardiens de Mécanâme, les protecteurs du cœur de notre Mère planète. Maintenant…

Gudrun ouvrit brusquement les yeux.

— Désolé de vous interrompre, mais la jeune fille est réveillée, intervint quelqu’un à sa droite.

La jeune fille mit un moment à se rendre compte que ce qui l’entourait était réel. Elle était dans un tipi, un vrai tipi, comme chez elle ! L’attaque des Rougeâmes, la traversée des montagnes, l’Azurâme… Un bref instant, son esprit confus se demanda si tout cela n’avait été qu’un rêve. Mais les personnes qui l’entouraient lui étaient inconnues, à part la chasseresse Anya. Elle dut se rendre à l’évidence : rien n’avait été plus réel que ces mésaventures détestables.

Se redressant sur un coude, elle adressa un sourire embrumé à ses hôtes. Et avant d’avoir eu le temps de se réveiller complètement, la vieille femme aux yeux blancs, cette Mère qu’elle ne connaissait pas, lui enjoignait de lui relater son histoire avec autorité. Son ton sous-entendait qu’elle ne s’en laisserait pas conter. Gudrun s’exécuta à contre-cœur.

À sa grande surprise, plus elle parlait, plus les mots lui venaient aisément. Pourtant, au départ, comme elle décrivait l’investiture et l’attaque des monstres impitoyables, elle était au bord de la nausée. Mais enfin, son fardeau s’allégeant au fur et à mesure de son récit, elle se prit au jeu et s’attarda sur les détails, sur ses interrogations, ses états d’âme aussi, avec beaucoup de plaisir. Elle n’était réticente que sur un point : elle ne parvenait pas à rendre compte de ses dialogues avec son âme-forte.

Eir dut s’en rendre compte. Une fois que la jeune fille eut achevé son récit, elle s’assit près d’elle et lui ordonna :

— Regarde-moi dans les yeux.

Gudrun peinait à obéir. Son rêve était trop frais dans sa mémoire, et tandis que la vieille emprisonnait son regard dans le sien, elle se sentait comme la biche de sa vision. Impuissante, elle eut l'impression qu'une invisible main écartait les voiles de ses souvenirs avec brusquerie. Elle vit se dévoiler tout ce qu’elle avait omis de dire dans son récit, tout ce qui concernait l’autre en elle.

Bats-toi !

Cette fois, c’était son âme forte qui le lui enjoignait. Une détermination nouvelle envahit Gudrun. Ses épaules se redressèrent, son attitude se fit défiante et d’une pensée, elle dressa un mur entre l’esprit d’Eir et le sien.

Maintiens-la !

Sans trop savoir comment, Gudrun enserra les âmes de l’intruse entre des bras de lumière impalpables. Alors elle vit une flèche d’ombre partir d’elle-même, vers Eir.

— Que fais-tu ?

Je nous en débarrasse.

Non ! Être une meurtrière, jamais ! Gudrun se débattit, relâcha les liens de lumière et brisa le contact visuel avec Eir.

Haletantes, les deux femmes n’osaient plus se regarder. La grande Mère de la tribu du Guérisseur avait la main crispée sur son cœur. Blême et tremblante, elle se releva et toisa la convalescente. Lentement, cette dernière se força à lever les yeux vers elle.

— Je suis désolée, balbutia-t-elle. J’ai failli… Je… Ce n’était pas moi.

— Oh si. Tu as failli me tuer, jeune fille !

— Je ne voulais pas…

— Je sais.

Eir se rassit lentement en tailleur. Puis, sans transition, elle psalmodia :

Yeux blancs, âme d’argent. Mère sans peur, les tiens guideras. Yeux noirs, âme noire. Fuis alors ta tribu pour ne pas la détruire. Exile-toi ou meurs. Tu connais cela, n’est-ce pas ?

Gudrun acquiesça en silence. Où voulait en venir l’impressionnante Mère ?

— Gudrun, ce que je m’apprête à te révéler nous met tous en danger, mais je n’ai aucun moyen de faire autrement si tu souhaites lutter contre ça toi-même. Le veux-tu ? Ou préfères-tu que d’autres se battent pour toi en te laissant dans l’ignorance de ce que j’ai vu en toi ?

Méfiance, Gudrun.

Était-elle encore sous l’influence de son rêve ? L’espace d’une seconde, elle crut voir son âme-forte derrière Eir, menaçante, féline.

— Je veux savoir.

— Tes yeux sont anormaux. Gudrun, je les ai vus changer pendant que je te sondais, et je ne suis pas la seule. Quand tu t’es mise en colère, quand tu a tenu tête à Anya ou à Harald pendant votre fuite éperdue, ils ont changé aussi. Tu as des yeux blancs, Gudrun, tu devrais être appelée à devenir la Mère de ta tribu. Mais quand tu te mets en colère, quand tu écoutes l’autre… Tes yeux deviennent noirs, Gudrun. Il t’es donc impossible de devenir Mère. Deux-Âmes tu devrais être, mais Trois-Âmes tu es car deux esprits t’ont investie au cours de la cérémonie interrompue par les Rougeâmes. C’est impossible en temps normal. Et pourtant, cela s’est produit. Cela ne peut signifier qu’une chose : elle est de retour.

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