XXV.

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Les hommes-médecines sont bénis par le Guérisseur très jeunes, bien avant leur investiture. Quand un enfant manifeste les signes de cette bénédiction, ses parents le confient à la Grande Mère. Elle seule peut vérifier qu’ils ne se sont pas trompés. Si le test est concluant, le Deux-Âmes en devenir est envoyé sous bonne escorte à la tribu du Guérisseur pour y faire son apprentissage. Ce n’est qu’une fois après avoir reçu son âme-forte qu’il pourra revenir dans son clan pour y officier en tant qu’homme-médecine. Il n’en naît qu’un par génération et par tribu, aussi sont-ils grandement respectés. Seul le peuple béni par le Guérisseur échappe à cette règle et compte dans ses rangs de nombreux hommes-médecine.

(Le Livre des Mères)

— Dort-elle encore ?

— Oui, Grande Mère.

Eir contempla le visage de Gudrun. Malgré les privations qui l’avaient amaigrie, la convalescente avait l’air plus jeune ainsi, plus proche de l’enfance que de l’adolescence. Les yeux clos, les traits détendus malgré leur pâleur maladive qui contrastait avec ses cheveux d’ébène épars, elle semblait plus paisible que la nuit passée.

Agenouillé auprès de sa couchette, un des plus habiles hommes-médecines de la tribu veillait. Il s’était rassis aussitôt après avoir salué Eir, non sans rajuster soigneusement les pans de sa longue tunique de laine bleu nuit.

— Elle paraît si innocente… Et pourtant, d’après Anya, ses yeux…

— Suffit. Tu m’en as déjà parlé, Vidar. Inutile de radoter. J’en jugerai par moi-même quand elle sera remise. Parle-moi plutôt de cette Anya. Comment va-t-elle ?

— Bien. La Dormeuse doit l’apprécier, car elle est étonnamment résistante. Il lui faudra du temps pour se faire à la perte de ses mains, bien sûr, mais elle ne tient déjà plus en place. Je l’ai donc autorisée à se promener dans l’enceinte de notre campement.

— Bon. J’espère juste qu’elle ne va pas croiser ce Serviteur du Monde trop curieux, Kexalt ou je ne sais plus quoi. Les problèmes des Deux-Âmes ne regardent que les Deux-Âmes. Sans compter qu’il y a quelque chose d’anormal chez lui. J’aimerais autant qu’il ne découvre pas l’existence du Marteau.

— À ce sujet, Grande Mère, ne pensez-vous pas que cette arme maudite devrait être détruite ?

— Vidar, tu es un serviteur du Guérisseur, pas une Mère. Ce n’est pas à toi d’en décider. Moi seule le puis. Moi et cette jeune fille endormie capable de le brandir sans en souffrir.

— Mais… Anya...

— Serait morte si Gudrun n’avait pas eu l’heur de mettre la main dessus. Les Ancêtres soient loués, c’est grâce au Marteau des Âmes que ces trois malheureux ont pu venir jusqu’à nous pour nous avertir du désastre qui nous attend.

— Sans lui, ils auraient peut-être succombé, mais ils n’auraient pas conduit les Rougeâmes jusqu’à nous.

— Qui vous dit qu’ils l’ont fait ? Ces choses ne passent pas les montagnes. Jamais.

— Ce qui nous ramène aux yeux de cette enfant.

— Ce n’est plus…

Un bruit de voix interrompit leur dispute. Il tournèrent la tête vers l’entrée du tipi, soudain silencieux. Peu après, Anya entrait sous la tente, ses moignons mutilés et bandés dissimulés sous les pans de son poncho. Ses yeux lançaient des éclairs sous sa chevelure en désordre, sa poitrine se soulevait et s’abaissait rapidement sous l’effet de la colère.

— Mais pour qui se prend-il, celui-là ? Grande Mère, Homme-médecine, on vous espionnait !

Eir et Vidar échangèrent un regard.

— Qui ? demanda sèchement la première.

— Un de ces hommes de métal dont parlent les vieilles histoires. Je l’ai sommé de dégager, il a voulu discuter mais je ne l’ai pas écouté.

— Sans doute ce Kalex, encore… C’est l’émissaire des Serviteurs du Monde. Il n’a sans doute pas de mauvaises intentions, ces gens sont toujours en quête de savoir supplémentaire pour enrichir leurs archives. Rien ne compte plus pour eux qu'avancer encore et encore sur la voie de la connaissance.

— Oh…

La chasseresse parut désemparée.

— Je l’ignorais. Peut-être aurais-je dû lui parler sur un autre ton, alors.

— Ne te mets pas martel en tête, Anya de la tribu de la Dormeuse. Mieux vaut qu’il n’en sache pas trop sur nous. Ah, et surtout, si vous venez à le croiser de nouveau, ne lui parlez pas du Marteau des Âmes.

— Pourquoi ?

— Si les Serviteurs du Monde avaient connaissance de son existence, ils feraient tout pour nous le prendre et le détruire. Ils n’aiment guère que les peuples de la surface, les Imparfaits, comme ils disent, disposent de trop grands pouvoirs ou d’armes trop efficaces. Nous sommes des enfants à leurs yeux, inconscients du danger que nous pouvons représenter pour l’équilibre de la planète.

Anya blêmit, puis devint cramoisie.

— Comment osent-ils nous juger de la sorte, nous qui vivons investis des âmes anciennes ? Se prennent-ils pour des dieux ?

— Non, Chasseresse. Ils se prennent pour ce qu’ils sont. Les gardiens de Mécanâme, les protecteurs du cœur de notre Mère planète. Maintenant…

— Désolé de vous interrompre, mais la jeune fille est réveillée.

Aussitôt, les deux femmes se tournèrent vers Vidar et sa patiente. Celle-ci, redressée sur un coude, leur adressa un sourire embrumé.

— Que de bruit ici ! Aurais-je raté quelque chose ?

— Non, Gudrun. Tu…

— Silence, Anya. Vidar, conduis-la au tipi que nous avons prévu pour elle. Le dispensaire est un lieu où doit régner le calme, et non un lieu de babillage inconsidéré.

L’homme-médecine inclina la tête et fit signe à la chasseresse de le devancer. Celle-ci semblait furieuse d’avoir été interrompue de la sorte mais s’opposer à une Grande Mère était inconcevable. Elle prit donc le parti d’obéir sans discuter. Le silence retomba dans la tente.

Après avoir fixé un moment l’adolescente déboussolée, Eir reprit la parole.

— Gudrun, c’est ça ? Raconte-moi tout ce qui s’est passé depuis le début.

La jeune Deux-Âmes lui lança un regard perdu. Les yeux d’argent de la vieille femme disaient bien son statut, mais Gudrun ne la connaissait pas… Et puis, Harald devait sûrement lui avoir fait un rapport circonstancié de leur voyage.

— Allons, j’attends !

Avec un soupir, elle obtempéra.

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