XXIV.

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Les Deux-Âmes sont des Surfaciens intéressants à étudier. J’en sais peu à leur propos, si ce n’est que leur aura magnétique est deux fois plus intense que celle des Hommes du Nord et que chaque tribu est dirigée par une femme aux yeux blancs. J’ai pu également apprendre que chaque tribu est affiliée à un esprit ancien. J’ai eu l’occasion de croiser la route de la tribu du Guérisseur. Sa matriarche, une certaine Eir, était aussi avide de connaissances sur notre compte que moi sur le sien. Malheureusement, elle était également avare de détails concernant les us et coutumes de son peuple.

(Xoklon, Carnets de voyage)

— Alors comme ça, c’est elle ?

— Oui. C’est elle.

— C’est un miracle qu’elle ait survécu à cette créature. Elle est si petite et si maigre !

Kalax ne comprenait pas les commentaires des Imparfaits à l’encontre de cette jeune fille qu’ils avaient ramenée la veille. Après tout, avec deux âmes au lieu d’une, c’était comme si elle avait deux vies, soit le double de ce dont les fragiles Nordiques disposaient. Sa survie n’était donc pas plus extraordinaire que celle de leur espèce. Par ailleurs, pourquoi ne mentionnaient-ils pas aussi la femme blessée qu’ils avaient ramenée sur un brancard ? Quand il avait posé la question à Astrid, celle-ci avait haussé les épaules et répondu que la plus jeune avait vaincu un Volâme toute seule pour sauver l’autre.

Le Mécanoïde et ses compagnons étaient en pleine charge d’énergie quand l’escorte de sauvetage était revenue à Husgard. Ils n’avaient donc appris le succès de l’opération que le lendemain matin. Ceci dit, le Rouage aurait bien aimé voir ces deux rescapées dont on parlait tant, ne serait-ce que pour en apprendre davantage sur cette race étrange. Il avait bien essayé d’interroger la vieille Eir à la volonté de fer mais celle-ci l’avait rebouté en disant avoir autre chose à faire que de répondre à un Serviteur du Monde trop curieux. Qu’il se débrouille, qu’il vive un peu au camp, il avait des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Tels avaient été les propos de la Mère de la Guérison.

Voilà pourquoi Kalax se retrouvait à traverser le village Nordique en direction des tipis des Deux-Âmes. Les Hommes du Nord qu’il croisait étaient plus nombreux que d’ordinaire : du fait de la présence des Voleurs de vie dans les montagnes, on n’y envoyait plus de chasseurs et ceux-ci se retrouvaient à patrouiller dans les rues, leur présence n’étant pas nécessaire auprès de leurs homologues des forêts. Le prétexte paraissait fallacieux : les créatures hostiles ne se montraient-elles pas que la nuit ? Sans doute y avait-il une toute autre raison mais il était manifeste que l’on n’en dirait rien aux Mécanoïdes. Tout en y réfléchissant, le Rouage venait d’atteindre le campement des Deux-âmes. Tous les sens en alerte, il leva sa magnévisière : toutes ces auras à l’éclat intense masquaient les éléments matériels du camp et lui voulait pouvoir repérer tous les détails pour en rendre compte à son peuple.

Un battement de tambour solitaire résonnait parmi les tipis. Son rythme sec et régulier se mêlait en une étrange harmonie aux chocs capricieux des Cages d’Os suspendues parmi les habitations nomades de toiles épaisse. Un bref instant, Kalax se revit enfant. Ses parents mineurs l’emmenaient partout avec eux. Son enfance avait été rythmée par le son sourd et lancinant du Cerveau-Cœur , par le tintement sporadique des pioches dans des galeries rougeoyantes et floues…

Surpris, le Rouage secoua la tête : était-ce de la nostalgie ? Après le coup des poissons, voilà qu’il se prenait à rêvasser comme un Imparfait au sujet de son passé… Il faudrait en parler au Gardien, en espérant que ses recherches eussent été fructueuses. En espérant !? Décidément, son état ne s’améliorait pas.

Dans le but d’échapper à ces considérations sentimentales ridicules, il reporta un regard aux flammes claires sur son environnement. Les tentes coniques qui lui avaient semblé si rudimentaires de loin étaient plus élaborées qu’il n’y paraissait au premier abord : le tissu écru était orné de motifs colorés évoquant des arbres ou des plantes stylisées, tous dans les tons verts. Quant aux perches formant l’armature des tipis, elles étaient sculptées de motifs végétaux. Mieux : en y regardant de plus près, toutes ne représentaient pas les mêmes plantes. Fallait-il y voir un signe extérieur des fonctions de chacun dans le clan ? Il faudrait qu’il pose la question à un Deux-Âmes complaisant.

Pour l’heure, ces être nomades ne paraissaient pas disposés à s’intéresser à lui. Tous semblaient très affairés. Kalax vit des enfants en train de fabriquer un filet, un petit groupe de chasseurs qui revenait au camp, la gibecière pleine, une mère qui allaitait son dernier-né pendant que le père parlait à ses deux filles, plus grandes, en traçant des signes dans le sol. Sans doute leur apprenait-il à lire. Les adultes avaient les yeux luisants, même en plein jour, alors que rien ne permettait de différencier les plus jeunes Deux-âmes des enfants nordiques. Déambulant au hasard, le Mécanoïde écoutait et regardait, comme Eir lui avait conseillé de le faire et surtout, il enregistrait tout : il avait pris soin de visser un cristal de mémoire vierge dans son clou d’oreille droit.

L’odeur fumée, un peu âcre, des feux de camp dominait tout. Quelque part, quelqu’un se mit à chanter, ou plutôt à psalmodier. N’était-ce pas Eir ? Des voix plus jeunes, plus fraîches, reprenaient chaque couplet en chœur après elle. La curiosité insolite dont Kalax faisait l'expérience fut bientôt satisfaite : au beau milieu de la cité de toile, il déboucha soudain sur un vaste cercle de terre battue au centre duquel la Mère était assise en compagnie d’adolescents. Ses apprentis ?

L’un d’eux, un peu distrait, l’aperçut et dès lors, il cessa de chanter, bouche bée, les yeux fixés sur lui. Sans cesser d’incanter, la vieille femme remonta à la source de sa distraction. Elle adressa un signe de tête au Rouage, foudroya du regard l’écervelé rêveur. Cramoisi, celui-ci reprit sa psalmodie. Enfin, l’exercice s’acheva et les élèves de la vénérable Deux-Âmes se dispersèrent tandis qu’elle-même venait à la rencontre de Kalax.

— Vous perturbez les enfants du clan. J’espère que vous avez une bonne raison pour cela.

— Une excellente : je regarde avec mes yeux, j’écoute avec mes oreilles. C’est une femme-esprit d’une grande sagesse qui me l’a conseillé quand j’ai voulu l’interroger sur son peuple.

La réaction de la vieille femme prit le Mécanoïde de court. Elle éclata de rire.

— Ah, Serviteur du Monde, vous m’avez prise à mon propre piège. Je ne peux plus vous rabrouer après une réponse aussi pertinente. Eh bien ! Continuez donc à observer et à apprendre, mais loin des jeunes. Ils sont à un âge instable et je tiens à ce qu’ils réussissent leur investiture. Autrement, ils pourraient bien se retrouver dans le même état que…

Elle s’interrompit en glissant un regard de côté, vers un tipi un peu isolé.

— Mais cela ne vous regarde pas. De toute façon, vous n’avez pas une connaissance suffisante de nos coutumes ni de notre peuple pour y comprendre quoi que ce soit.

— Cependant, je suis tout prêt à apprendre, riposta Kalax, un éclat nouveau dans le regard.

— Dommage pour vous, je ne suis pas prête à vous enseigner.

— Mais…

— Il suffit, j’ai autre chose à faire que de distraire le Rouage avec mes contes de vieille femme. Allez importuner quelqu’un d’autre, jeune homme.

Avant qu’il n’ait pu se contenir, les flammes oculaires de Kalax virèrent au rouge sous le coup d’une colère qui l’étonna lui-même. Eir lui jeta un coup d’œil indéchiffrable mais en passant près de lui, elle murmura :

— Prenez garde. Un Serviteur du Monde ne devrait pas ressentir d’émotions.

Il aurait voulu lui dire qu’il le savait et qu’il attendait les résultats des recherches du Gardien, mais la Mère de la Guérison s’était déjà engouffrée dans un tipi orné d’une frise de feuilles de chêne.

Haussant les épaules dans un geste très humain, il vérifia que plus personne ne se trouvait dans les parages. Alors il se dirigea vers la tente que la vieille Imparfaite avait regardé.

Elle était vide.

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