XXIII.

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Parmi les créatures hostiles contre lesquelles nous devons défendre nos tribus, aucune n’est pire que le Rougeâme ; mais il en est une qui se montre tout aussi redoutable. Elle peut prendre la forme de nos proches pour nous leurrer. L’illusion est parfaite. Rien dans son apparence ne permettra de la différencier du Deux-Âmes imité. Alors, malheur à celui ou celle que cette âme viciée aura su approcher !

(Le Livre des Mères)

La nuit tombait inexorablement. Tout était gris désormais. Les montagnes environnantes avaient perdu leur relief au profit d’une aura spectrale intimidante du fait de la diffusion de la faible lumière dans la brume. Jusque-là, Gudrun s’était efforcée au calme : chaque fois qu’une anxiété perfide venait susurrer à son esprit des questions angoissantes, elle recourait au rituel de la Sérénité ; mais plus les ombres s’allongeaient, moins il était efficace. Près d’elle, Anya demeurait immobile, les lèvres aussi pâles et bleues que le glacier qui les toisait là-bas, à la limite de son champ visuel. Ses yeux grand ouverts étaient fixes, vides. Était-elle morte ? Non. Sa poitrine montait et descendait faiblement sous les couvertures qui dissimulaient les moignons noircis de ses pauvres mains. À cette pensée, la jeune Deux-Âmes courba les épaules. Si seulement elle n’avait pas laissé la chasseresse prendre le Marteau...

Monstre.

— Je sais…

Non, pas toi. Un monstre rôde dans les parages, je le sens.

Un grand froid se déversa dans les entrailles de Gudrun. D’un bond, elle se releva, son arme en main.

Dans la grotte, vite.

— Pas sans Anya.

Tu n’as pas le temps. Il est tout proche.

— Pas sans Anya ! s’entêta la jeune fille.

Ignorant l’interjection agacée de son âme-forte, elle s’accroupit pour saisir la blessée sous les aisselles et commença à la traîner vers l’ouverture béante derrière elles.

Un crissement de verre brisé retentit soudain. Enfin, non, pas tout à fait. Ce grincement glaçant tenait aussi du tintement d’une cloche fêlée. Luttant contre l’envie de se figer, Gudrun fit appel à toutes ses forces pour mettre sa compagne à l’abri, les dents serrées. Le trajet jusqu’à l’abri de la caverne était interminable et le corps athlétique d’Anya pesait son poids malgré les privations subies ces derniers jours. Surtout pour les bras amaigris d’une adolescente effrayée plus rompue à la magie de son peuple qu’aux exercices physiques.

Sortilège !

Comment cela ? La respiration de Gudrun accéléra. Des frissons incontrôlables la prirent. Impossible de traîner plus longtemps la chasseresse. La jeune fille se redressa et elle le vit. Stupeur.

Held ? Je t’ai vu mort ! Que fais-tu là ?

Le jeune homme lui faisait face, tel qu’elle l’avait toujours connu avant cette fatale soirée. Grand et mince, les membres déliés, les muscles secs et nerveux, un regard à faire fondre son cœur posé sur elle, il lui tendait la main dans un geste amical.

Oubliés, les jours d’errance à la saveur aigre. Oubliée, la montagne menaçante qui se découpait sur un ciel constellé d’étoiles glaciales. Oublié, le crissement qui tintait faux l’instant d’avant. Il n’y avait plus que deux adolescents se regardant avec amour, l’un dans une posture d’invitation chaleureuse, l’autre à la fois émerveillée et sourdement inquiète malgré tous ses espoirs. La Deux-âmes esquissa un pas en avant. Un mince sourire vint étirer les lèvres d’Hurild.

Danger !

— Tais-toi ! Non, pas toi, Held ! Attends ! Ne te détourne pas de moi ! Je parlais à l’autre.

Le jeune homme, déjà à demi détourné, s’arrêta et planta son regard dans celui de Gudrun. Chose curieuse, au lieu de se sentir rassurée, elle sentit redoubler les tremblements de ses bras. Pourquoi donc ?

Ce n’est pas ton Held ! Il est mort, tu te souviens ? C’est un Volâme, un voleur de souvenirs, un buveur d’âmes de la pire espèce !

Horrifiée, la jeune femme recula.

— Et que puis-je faire de cette information, au juste ? marmonna-t-elle entre ses dents.

Si tu ne veux pas qu’il t’entende, il te suffit de penser ce que tu veux dire, tu sais… Quoi qu’il en soit, la réponse est simple : au lieu de nourrir cette chose de ton amour pour Held, oppose-lui le dégoût que tu as ressenti pour lui quand il te faisait la morale.

Elle allait essayer. Fermant les yeux pour ne plus voir l’usurpateur, elle prit conscience que ce simple geste la soulageait. Elle se sentait mieux, l’emprise de la créature était brisée. C’est là qu’elle comprit que ses frissons avaient été causés par l’aspiration de ses souvenirs.

Ne t’arrête pas là. Il faut le détruire.

Son âme-forte avait raison. Gudrun se remémora la dureté de son défunt ami à son égard pendant la fuite : son insistance pour qu’elle avance alors qu’elle n’avait plus de souffle ; son refus de la laisser retourner près de la Mère de la tribu ; son ton moralisateur et sans grande empathie.

Elle rouvrit les yeux.

Hurild était toujours là mais il ne lui paraissait plus attirant. Ses membres secs, son visage émacié lui conférait une certaine dureté de caractère. Ses yeux froids criaient l’hypocrisie de son geste faussement accueillant. D’ailleurs, les orbites étaient devenues vides.

Vides ?

Si ce n’était pas la preuve que cette créature n’était pas son ami… lui qui était si gentil, lui qui n’avait agi durement avec elle que pour la sauver…

Ne te déconcentre pas !

Trop tard. De nouveau tremblante, de plus en plus gelée, Gudrun sentait ses forces s’amenuiser tandis que le sourire du voleur de souvenirs grandissait, s’étirait démesurément, jusqu’à ses oreilles et même jusqu’à ses tempes. Quel horreur ! Pourtant, elle ne pouvait en détourner le regard. Elle entendait vaguement son âme-forte lui parler mais ne parvenait plus à la comprendre. Et soudain, plus rien.

— … là ! Que s’est-il passé, ici ?

— C’est quoi, cette chose immonde ?

— Un Volâme.

Sifflement expressif.

— Elles ont eu de la chance de réussir à l’abattre.

Comment ça, « de réussir à l’abattre » ? Gudrun ouvrit brutalement les yeux et se redressa, paniquée.

— Du calme. Je suis là. Je suis de retour.

Penché sur elle en compagnie d’une inconnue au visage austère, Harald lui sourit d’un air rassurant. Une Deux-Âmes et même une Mère, au vu de ses globes oculaires d’un blanc brillant. Au-dessus d’eux, les étoiles avaient perdu de leur éclat dans le ciel pâlissant. Il n’y avait rien d’étonnant à cela quand on voyait le nombre de Deux-âmes et d’Hommes du Nord qui avaient envahi la combe. Une troupe de cette envergure ne pouvait pas avancer vite, sans compter qu’ils avaient dû affronter des créatures hostiles en route.

Gudrun s’efforça de remettre ses idées en ordre. Ce qui l’étonnait le plus, en fait, c’était d’être en vie.

— Je devrais être morte, articula-t-elle d’une voix rauque.

— Et pourtant, tu es bien là, devant moi. Je te félicite, Gudrun. Je ne t’aurais jamais cru capable de vaincre un Voleur de souvenirs, étant donnée l’instabilité de tes émotions depuis le début de notre voyage.

— Moi ? Je ne peux pas l’avoir battu… Je…

Silence. C’est moi qui l’ai tué, c’est tout comme. J’ai été forcée de prendre les choses en main. Tu as perdu connaissance parce que j’ai pris le contrôle.

Comme pour corroborer les dires de l’âme-forte, le Grand Chasseur déclara, non sans fierté :

— Tu ne t’en souviens peut-être pas pour le moment, mais je peux t’assurer que c’est toi qui l’as vaincu. Qu’importent tes yeux, tu as l’âme d’une Mère, Gudrun. Tes pouvoirs sont puissants, n’en doute pas. Et le Marteau des Âmes porte bien son nom.

La jeune femme n’y comprenait rien.

J’ai utilisé ton arme, confirma son alter ego. En y insufflant ma volonté et les pires souvenirs que j’aie pu tirer de ton subconscient. Ce buveur d’âmes n’a pas fait long feu.

Pensive, Gudrun tourna la tête vers Anya. Quatre Deux-âmes munis d’un brancard s’occupaient d’elle. Les épreuves du trio étaient finies. Pour le moment, du moins.

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