XXII

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Les Forges humaines sont bien différentes de nos Forges d’Egrof : là où l’Âme de la planète anime les rouages de nos machines et nos soufflets, les Imparfaits sont obligés de recourir à ce qu’ils appellent « l’huile de coude ». C’est une expression tout à fait inappropriée pour des êtres de chair et de sang, mais je commence à m’habituer à leurs imprécisions linguistiques. Quoi qu’il en soit, leur travail du minerai est catastrophique : ils ignorent comment reconnaître un métal mûr à point ; la température à laquelle ils le chauffent est approximative, donc variable, si bien que les outils et les armes obtenues, en sus d’être archaïques, sont de qualité inégale. Il serait préférable pour eux que nous établissions un commerce de nos propres outils et que nous leur concevions des armes semblables aux leurs, mais plus solides. Ainsi, ils cesseraient de miner à l’aveuglette et ne blesseraient plus Mécanâme. En revanche, il est préférable de ne pas leur vendre nos pistolets ni nos fusils, étant donné leur caractère belliqueux.

(Xoklon, Carnets de voyage)

Les ombres du crépuscule s’étendaient sur Husgard quand Kalax revint des Forges en compagnie d’Astrid. Ce qu’il avait vu le confortait dans l’idée qu’un accord commercial était indispensable : minerais trop mûrs ou trop verts, armes cassantes… Tout sentait le manque d’expérience dans l’industrie des Hommes du Nord, si bien qu'il n’avait pas hésité pas à faire part de ses observations aux forgerons. Les réactions des Imparfaits étaient variées, les uns blêmissant et pinçant les lèvres, les autres rougissant et bredouillant. Aucune importance, le Rouage ne pouvait laisser ces hommes dans l’erreur. La porte-parole avait bien tenté de lui faire une remarque concernant sa franchise et l’effet dévastateur produit sur le moral des travailleurs, mais il avait coupé court en signalant que les conforter dans l’illusion de leur professionnalisme aurait été bien pire.

Comme ils débouchaient sur la place, Dame Solveig et l’énigmatique Eir sortirent du Grand Hall. Un nuage planait sur le front habituellement serein de la première tandis que la deuxième paraissait satisfaite. Leurs yeux se rencontrèrent.

Quelle énergie éclatante. Je pourrais la distinguer en plein soleil même sans magnévisière. Je me demande bien de qui il s’agit.

— Et qui est cette vieille femme ? interrogea-t-il à voix basse.

— C’est…

— Oh, inutile de me présenter, Astrid, intervint l’intéressée en avançant vers eux. Je sais le faire moi-même, merci.

Elle avait l’ouïe fine, en plus d’être d’une force mentale inhabituelle.

— Je suis Eir, Grande Mère de la Guérison et guide de la tribu deux-âmes du Tonnerre. Et vous, vous êtes un des Serviteurs du Monde. Mais lequel ?

— Kalax, Rouage de la Surface, répondit-il sans plus de cérémonie en inclinant légèrement la tête. Ainsi, vous connaissez mon peuple. Pourtant, je n’ai jamais entendu parler du vôtre. Vous ne faites pas partie des Hommes du Nord, n’est-ce pas ? Votre énergie est différente de la leur.

Elle éclata d’un rire bref, sec et poussiéreux comme la plaine d’où elle était issue.

— C’est vrai que les vôtres voient les flux qui parcourent les créations de la Mère Originelle. Par contre, vous avez clairement de la rouille dans les oreilles, mon cher. J’ai dit que je faisais partie d’une tribu deux-âmes. Cela ne vous parle pas ?

— Non. Jamais entendu parler. Les Imp… les humains sont tous pareils pour moi.

— Je ne suis pas humaine. Je… Qu’est-ce que tout ce boucan, à la fin ? On ne s’entend plus discuter !

Une rumeur inhabituelle venait d’éclater à la périphérie du village. Le bruit se rapprochait et se mêlait d’exclamations pressantes.

Comme les deux interlocuteurs et les spectateurs de leur altercations se tournaient vers la source du brouhaha, Une dizaine d’hommes et de femmes firent irruption sur la place. Parmi eux, encadrant une Deux-Âmes aux yeux inquisiteurs, Kalax reconnut Ailikx et Kexek. Il en prit note pour plus tard. À la vue de leur Dame, d’Eir et du Rouage, le petit groupe se tut.

— Que se passe-t-il, amis ? interrogea calmement Solveig en s’avançant vers eux. Pourquoi tant d’agitation ?

Sans répondre, ils s’écartèrent, révélant la présence d’un homme dégingandé aux souliers de peau poussiéreux, aux cheveux hirsutes. Son visage émacié était dévoré par les cernes noirs qui soulignaient ses yeux las. Les traces de sueur maculant ses bras maigres mais musculeux, les mouvements saccadés de sa poitrine essoufflée laissaient entendre qu’il avait fourni un effort intense. Il mit un genou à terre, plus par épuisement que par respect.

— Dame du Nord, murmura-t-il. Je requiers votre assistance. Le malheur a frappé ma tribu et au terme d’un voyage semé d’embûches, j’ai dû laisser mes compagnes en arrière, dont l’une gravement blessée.

Solveig vint rapidement à sa rencontre et, doucement, l’aida à se relever.

— Harald, mon ami, je ne vous ai jamais vu dans un tel état de fatigue. Que s’est-il passé ?

— Je n’ai pas le temps d’en parler. Anya, que vous connaissez bien aussi, et la fille de Freyja, votre proche amie, sont… Elles attendent des secours.

— Mais il va faire nuit… intervint quelqu’un. C’est dangereux de partir maintenant !

— Je vous en prie, Dame Solveig. Si nous attendons demain pour les secourir, nous ne trouverons que leurs cadavres ! insista Harald en haussant la voix, ses prunelles jaunes brillant plus intensément que jamais.

— Est-il bien sage de risquer la vie de plusieurs des nôtres pour seulement deux femmes ? fit observer la Reine du Nord. Je comprends ta détresse, ami, mais je doute que ce soit un choix avisé.

Le rescapé s’assombrit. Autour d’eux, la foule grossissait, Nordiques et Deux-Âmes mêlés.

— Si vous ne voulez pas leur porter secours, j’y retourne seul.

— Assez !

L’exclamation péremptoire d’Eir fit sursauter tout le monde.

— Sage ou non, ce choix est le seul acceptable. Solveig, depuis quand es-tu si timorée ? Il fut un temps pas si lointain où n’importe lequel de ces grands couards se serait jeté au secours des malheureuses sans hésiter, nuit ou pas nuit !

Un murmure, des frottements de pieds.

— Eir… Les monstres d’antan sont de retour, rappelez-vous ! Nous en avons parlé cet après-midi...

— Et alors ? Un peu de courage, par les Âmes Antiques ! Vous me décevez, ma chère.

Pivotant brusquement, elle pointa un doigt sur le Grand Chasseur épuisé.

— Vous, là. Harald, c’est ça ? Vous êtes bien de la tribu de la Dormeuse ?

Il acquiesça.

— Fort bien. Prenez la tête.

Et, d’une voix forte qui s’entendit jusqu’à l’autre bout de Husgard, elle s’écria :

— À moi, chasseurs du Tonnerre ! Allons sauver nos sœurs. Ce ne sont pas quelques monstres qui vont nous faire peur, à nous !

Des vivats éclatèrent parmi les Deux-âmes qui s’étaient approchés pendant l’altercation. Très vite, un cortège se forma derrière elle et Harald. Quelques Nordiques, désireux de rétablir leur réputation de peuple courageux, se joignirent à la troupe brillante des Deux-Âmes.

Resté en arrière avec Dame Solveig, Astrid et les autres Mécanoïdes, Kalax fixait l’équipe de sauvetage en train de s’éloigner. Décidément, cette aïeule et chef de tribu était exceptionnelle. Quand elle était intervenue, son aura avait gagné en éclat, faisant paraître bien terne celle de la Reine du Nord. Même les autres Deux-Âmes paraissaient posséder plus d’énergie magnétique qu’elle. Il faudrait qu’il en apprenne plus sur ce peuple fascinant – et surtout sur cette Eir avec qui il n’avait pu finir sa discussion.

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