XXI.

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Car elle aura peur,

Peur pour les autres et peur pour elle,

Au point de ne plus jamais

Ressentir la peur.

Elle sera confrontée à l’horreur,

La sienne pour les autres et celles des autres pour elles,

Au point de ne plus jamais connaître la terreur.

(Les contes de la Montagne, « Le Marteau des âmes »)

La jeune fille frémit : les mains de la malheureuse Anya n’étaient qu’os et tendons enveloppés de veines desséchées et noirâtres. Avec un haut-le-cœur, elle se retourna précipitamment pour rendre le maigre contenu de son estomac.

Le Marteau des Âmes ne veut pas d’elle. Il te veut, toi.

La satisfaction jubilatoire de son âme-forte révolta Gudrun.

— Tais-toi ! lâcha-t-elle à haute voix.

— Tais-toi ? Tais-toi ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Rends-moi mes mains, Âme noire !

— Pardon, je… je ne m’adressais pas à… Comment ça, Âme noire ?

Âme noire. Âme noire.

« Yeux noirs, âme noire. Fuis alors ta tribu pour ne pas la détruire. Exile-toi ou meurs, » disait le Livre des Mères.

Âme noire. Il n’y avait pas pire insulte chez les Deux-Âmes. Gudrun sentit ses jambes se dérober sous elle.

— Non ! Je n’ai rien fait ! C’est l’arme, pas moi ! Je ne connais pas de rituels pour faire ça...Personne ne connaît de tels rituels. Je… je ne suis pas une Âme noire !

— Allons, allons, Gudrun. Bien sûr que tu n’en es pas une. Anya, sois raisonnable.

— Raisonnable ? Mais regarde mes mains ! Mes pauvres, pauvres mains ! Je ne les sens plus ! Je ne peux plus ouvrir, les serrer ! Je ne peux même plus tenir une arme… A-t-on jamais vu une chasseresse sans arme ?

Le reste se perdit dans des sanglots incontrôlés. Doucement, à force de patience et de compréhension, Harald parvint à la consoler, à la convaincre de se lever, à lui bander les mains.

Quand ils repartirent s’enfoncer dans les tunnels, le silence entre eux était plus épais que l’obscurité. Ils avaient emmené un Luminâme pour s’éclairer. La cage n’avait pas été difficile à desceller : le mortier avait vieilli. Malgré cela, le papillon de lumière rendait juste l’ombre plus hostile. Ils ne tardèrent pas à rejoindre la caverne où gisaient les reste de l’Azurâme qui avait bien failli les détruire. À sa vue, Gudrun sentit l’angoisse l’étreindre. Elle pressa machinalement le pas, imitée par Harald et Anya.

Au premier embranchement, elle s’arrêta, indécise.

Fais-moi confiance, je suis passé par ici dans une autre vie. Prends le tunnel de Droite.

La jeune femme obtempéra. Les deux autres la suivirent sans poser de question. La chasseresse était trop abattue et trop centrée sur son propre malheur pour y prêter attention. Quant au père de feu Held, s’il s’étonna de cette assurance nouvelle, il garda ses réflexions pour lui.

Ainsi poursuivirent-ils leur chemin, dans un silence tel qu’il paraissait assourdir même le son de leurs pas. Quoique guidée par son âme-forte, Gudrun étouffait de plus en plus. Elle voyait les murs et le plafond se resserrer autour d’eux, prêts à les broyer à la première occasion. Elle sentait le poids écrasant de la roche sur ses épaules. Enfin une brise subtile vint lui effleurer le visage dans une caresse rassurante. Le boyau qu’ils suivaient s’élargit. Elle accéléra jusqu’à se mettre à courir et bientôt, elle débouchait à l’air libre, talonnée par les deux chasseurs. Les paupières mi-closes, elle inspira profondément l’air glacial qui lui piquait le nez. Qu’il était bon d’être à l’air libre ! Plus de murs, plus de silence, plus d’obscurité consistante. Le ciel serein déroulait ses vagues d’argent au mouvement paresseux sous l’effet d’un vent alangui. Les montagnes aux reliefs accentués par la lumière du couchant étendaient leur ombre maternelle sur la combe aride où les trois Deux-Âmes avaient débouché. L’une des cimes était couronnée de rayons poudrés : le soleil venait tout juste de se dissimuler. Dans les plaines natales de Gudrun, il aurait été visible encore… La nostalgie s’empara d’elle tandis que l’envie d’y retourner l’étreignait. Oui, mais les Rougeâmes avaient détruit son foyer… La chape de plomb qui l’asphyxiait dans les cavernes s’abattit sans prévenir. Elle se laissa tomber à terre.

À ses côtés, Harald aida Anya à s’accroupir, puis à s’étendre et la couvrit de sa propre couverture en sus de celle de la blessée. Le front plissé, il s’installa à son tour, sans la quitter des yeux.

— Elle ne pourra pas avancer davantage aujourd’hui.

Gudrun ne put s’empêcher de se sentir honteuse. Après tout, si elle ne lui avait pas tendu le Marteau, la Chasseresse n’en serait pas là…

— Tu n’as pas à te sentir coupable. Tu ne pouvais pas savoir.

— Mais je n’ai rien dit !

— Ton expression parle pour toi, jeune fille, soupira Harald. Aucun de nous ne pouvait deviner que cette arme maudite l’attaquerait ainsi. Si tu dois te sentir responsable, moi aussi, car j’aurais pu l’empêcher de te la réclamer.

— Bien sûr que non ! Il paraissait logique que le Marteau des Âmes revienne à une adulte rompue au combat, plutôt qu’à une adolescente instable.

— Gudrun, prends garde, tu recommences…

— Je recommence quoi ?

— Tu recommences à te laisser submerger par des émotions qui ne te ressemblent pas. D’où viennent cette amertume et cette agressivité ? Depuis quand remets-tu en question les décisions de gens plus sages et plus expérimentés que toi ? Réfléchis. Tu ne t’es pas toujours comportée ainsi.

Depuis que j’ai été investie de mon âme-forte.

Mais elle ne pouvait pas le dire ainsi. Pour elle, c’était l’assaut des Rougeâmes et la mort violente de sa tribu qui l’avait changée. Pas lui.

Merci de ta confiance.

Pourquoi paraissait-il ironique ?

On dirait que tu doutes…

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