Les Archives d’Erovag : ainsi baptisées d’après le nom du premier Mémorien, elles constituent le plus grand trésor de notre peuple. On y trouve notre mémoire dans son intégralité : notre histoire y est stockée ; des traités sur les soins à apporter à Mécanâme y sont stockés ; des informations sur toutes les espèces ayant jamais croisé notre chemin y sont stockées. Toutes les connaissances nécessaires au fonctionnement de notre Mère planète et au développement harmonieux de la vie sous terre comme à la surface sont rassemblées là, dans la salle de Mémoire.

(Les Mécanoïdes, serviteurs de Mécanâme – Introduction à la société des rouages)

— … Et nous sommes le premier peuple à avoir vu le jour dans le sein bienveillant de notre Mère planète. Conséquence : les archives sont si riches d’informations qu’il faudrait un siècle à un seul d’entre nous pour toutes les assimiler.

— Question, Transmetteur Olkex : comment se fait-il qu’autant de connaissances tiennent en une seule grotte ?

— Explication : c’est lié à la façon dont nous les stockons. Voyez-vous toutes ces petites niches pas plus grosses qu’une phalange d’annulaire dans les murs et les stalactites ? Regardez- les attentivement : chacune d’elles contient un cristal mnémonique. Interruption : bonjour, Gardien Ixak.

Le vénérable Mécanoïde inclina la tête en réponse. En entrant dans la salle de Mémoire, il n’avait pas voulu déranger le cours d’Olkex. Seul celui-ci portait un couvre-chef, un haut-de-forme orné d’un cristal de mémoire dont la patine noire contrastait avec son teint cuivré. Ses élèves n’auraient leur chapeau qu’une fois déterminée la voie qui leur conviendrait le mieux.

Malgré sa volonté d’être discret, Ixak n’avait pas pu s’empêcher de s’arrêter un instant derrière les enfants. Leurs yeux brillant d’un vif éclat, leurs petites têtes argentées tendues vers leur enseignant pour mieux enregistrer tout ce savoir l’avaient ramené des siècles en arrière.

Ixak n’avait pas toujours été Gardien. En même temps, cette fonction ne pouvait échoir qu’à un Mécanoïde sage et âgé. Dans sa jeunesse, il avait donc été Transmetteur, comme Olkex aujourd’hui.

— Continue. Je ne fais que passer. Précision : j’ai quelque chose à vérifier du côté des archives médicinales.

— Merci, Gardien. Les enfants, continuons.

Sans plus se préoccuper du petit groupe en plein apprentissage, Ixak se dirigea vers le fond de la Salle de Mémoire. C’était la plus grande caverne du complexe mécanoïde. Elle était si grande qu’il perdit bientôt de vue ses autres occupants. Leurs voix métalliques lui venaient en un écho lointain, se mêlant aux battements somnolents du Cerveau-Cœur. De loin en loin, les veines de Mécanâme pulsaient doucement, conférant juste assez de lumière pour que ses yeux habitués à la pénombre lui permissent de se repérer.

Enfin, il s’arrêta devant une colonne finement ouvragée par l’érosion et le temps. Les minuscules cristaux stockés ici traitaient de toutes les maladies mécanoïdes atypiques. Chaque fois que le Gardien effleurait du doigt l’un d’eux, des images associées à son contenu fusaient dans son esprit. Il y avait la mémoire de Haazexk, Mécanâme muet, celle de Kerikx, sujet bugué qui se prenait pour un poisson avant de finir immobilisé par la rouille au fond d’une mer souterraine…

— Source d’information trouvée.

Le Gardien leva une main vers son lobe droit, où était vissé un clou d’oreille non serti. Doucement, il le fit pivoter jusqu’à l’extraire et l’appliqua sur le cristal de Ruvik, le seul de son peuple à avoir souffert d’émotionnite avant Kalax. Le minuscule réceptacle s’imbriqua sans peine dans la prothèse. Ixak la glissa avec précaution dans son lobe et l’effleura de l’index avant de s’immobiliser. La vie du Mécanoïde sensible se mit à défiler dans sa tête.

Dans son enfance, Ruvik était normal : curieux, avide de connaissance et d’ordre, assez doué pour l’entretien des mécaniques fines. Dès l’adolescence, on lui avait confié les travaux d’horlogerie de la salle du Temps. Seulement, son intérêt pour les engrenages ne s’étaient pas limité à cela. Il avait cherché un moyen de modifier les cerveaux de son espèce. Une jeune Mécanoïde s’était portée volontaire pour être modifiée – elle était déréglée et ne pensait qu’à la mort. Au début, les réglages opérés par Ruvik avaient paru porter leurs fruits. Sa patiente n’errait plus dans les couloirs en parlant de sa disparition prochaine. Elle commençait à s’intéresser à la vie de la communauté. Mais son Soigneur avait voulu aller trop loin. Sa patiente s’était mise à avoir des réactions exagérées, cris de joie et rugissement de colère. Elle avait fini par se retrouver en surchauffe et ses circuits noircis avait brûlé.

Alors Ruvik s’était vu interdire ses expériences. Il avait continué à les réaliser, sur lui-même, cette fois. C’était la preuve que quelque chose n’allait déjà pas dans sa programmation innée. Autrement, comme tout Mécanoïde normalement constitué, il aurait reconnu le danger de ses travaux et serait retourné à l’entretien de l’horlogerie de la planète. Mais non.

Curieux, le Gardien ralentit le défilement de la Mémoire en faisant tourner le clou d’oreille d’un cran en avant. La voix du bricoleur retentit dans sa tête :

— Mes recherches n’ont pas tout à fait échoué : nous pouvons bel et bien éprouver des émotions ! Ce n’est qu’une question de réglage. Si je parviens à trouver lequel correspond, les autres comprendront mon point de vue.

Ainsi, Ruvik avait souffert d’un défaut de raisonnement… Il y avait bien un problème dans sa programmation. Mais pourquoi ? Sans doute faudrait-il chercher d’autres mémoires. Celles de ses parents pourraient expliquer la tare dont il avait souffert de naissance, mais auparavant, Ixak voulait retrouver les auto expérimentations du Mécanoïde émotif. En les analysant, il pourrait sans doute trouver un remède pour Kalax. Il remit donc le clou d’oreille dans la position précédente.

Ruvik avait connu des échecs et des réussites successives. Il avait failli finir comme sa cobaye. Il était devenu plus froid et impitoyable qu’aucun autre de ses contemporains, au point de proposer, au cours du conseil annuel d'entretien de la planète, l’élimination pure et simple de toute autre forme de vie pour que nul ne pût nuire à Mécanâme. Finalement, ses recherches avaient abouti.

Ixak le vit exprimer sa joie auprès du Gardien d’alors. Il le vit protester et manifester son incompréhension quand celui-ci lui fit comprendre que par ses travaux, il avait enfreint les règles. Il le vit se mettre en colère, frapper du pied, tempêter. Il le vit, enfin, faire ses bagages en grommelant qu’il allait vivre à la surface, que là, au moins, on le comprendrait. Puis, plus rien.

Songeur, l’ancien retira son index du cristal de mémoire. Ruvik avait dû retirer son clou d’oreille gauche avant de partir. Ceci dit, sans cela, jamais Ixak n’aurait pu consulter cette archive : le bijou aurait été perdu à la surface, tout simplement. Mais quand même, il lui manquait des éléments pour comprendre ce qu’il s’était passé… Le Gardien leva de nouveau le doigt, à la recherche de précisions sur la façon dont le Mécanoïde s’y était pris pour se modifier. Les expérimentations qui avaient rendu le malade insensible, surtout, méritaient un examen approfondi ; mais les souvenirs étaient flous, comme abîmés ou volontairement masqués.

Avec précaution, Ixak ôta le cristal de sa boucle droite et le rangea à sa place. Il lui restait deux hypothèses à vérifier. L’une, auprès de Kalax lui-même. L’autre, dans les archives généalogiques. Certes, ça ne lui permettrait pas de soigner le Rouage de la Surface de ses émotions trop humaines, mais peut-être le garçon y verrait-il plus clair avec ces informations-là en sus.