XV.

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Sous la glace, il attend ;
Il nourrit sa haine
De rêves de vengeance
Prêt à tuer
Une fois retrouvée la liberté.

(Les contes de la Montagne, « Le Marteau des âmes »)

Plus Gudrun avançait, plus l’air devenait froid. Son nez la brûlait, ses doigts étaient douloureux. Comble de malheur, elle avait oublié son poncho improvisé près de ses compagnons. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle serra les bras contre la poitrine en frissonnant et adopta un pas plus vif. Était-ce une illusion ? Il lui semblait à présent qu’une faible lueur bleuâtre émanait du fond du tunnel. Les veines bleues et glacées dans les murs semblaient plus lumineuses, elles aussi.

Puis vint le souffle. Lourd, laborieux, il résonnait à la fois autour d’elle et en elle. Elle ne le repéra pas tout de suite, car elle avait inconsciemment calqué sa respiration sur le rythme de ces inspirations et de ces expirations subtiles. Hormis ce bruit irrégulier, seuls résonnaient ses propres pas légers.

La lumière au bout du tunnel s’intensifiait. Elle n’était pas figée, finalement : elle pulsait en harmonie avec le souffle mystérieux. Quel genre de créature dormait donc au cœur de la montagne ? En tout cas, ce n’était pas inoffensif : au fur et à mesure de sa progression, Gudrun sentait une pression insidieuse s’exercer dans sa tête. À tel point qu’elle voyait des taches noires passer devant ses yeux. Elle allait mourir ! Ses poumons douloureux, son cœur oppressé, ses muscles, ses os, tout semblait prêt à se rompre comme si elle était en train de se noyer.

Mais qu’est-ce que je fais ici ? J’aurais mieux fait de réveiller le Tournepierre devant la grotte et de m’enfuir…

Oui, mais alors elle aurait abandonné Anya et Harald à la mort ; et cela, jamais elle n’eût pu se le pardonner.

Serrant les dents, elle poursuivit son chemin en y mettant toute ses forces, toute son âme. Le calvaire qu’elle subissait lui rappelait la fois où elle était tombée dans le Lac de Glacecœur. Elle avait alors… quoi, huit ou neuf ans ? Sa vie avait failli prendre fin cette fois-là. Heureusement, Held l’avait vue glisser et disparaître dans une gerbe d’eau froide. Il avait prévenu leurs parents et Harald l’avait tirée de ce mauvais pas. Quand elle y songeait, le chasseur lui avait sauvé la vie plusieurs fois…

Soudain, elle prit conscience d’une pointe d’intérêt externe à ses propres émotions.

Sors de ma tête !

Un grognement de dépit. La chose qui s’était infiltrée pour lui soutirer ses souvenirs résista, insista. La douleur déjà insupportable s’intensifia jusqu’à ce que l’envie de mourir enfin submergeât Gudrun en une vague gelée. Ses pieds la portaient à peine. Elle s’écroula. Son instinct lui criait qu’elle devait atteindre le bout du tunnel ; sans quoi elle mourrait. Elle se mit à ramper, le souffle saccadé, la vue trouble.

Au bord de l’asphyxie, la jeune femme souffreteuse s’apprêtait à abandonner quand soudain, la torture cessa. Levant la tête, elle se demanda si elle n’avait pas succombé, finalement : car comment accepter qu’une telle créature existât ailleurs que dans les légendes ? C’était immense. Ça brillait d’un bleu malsain à travers la gangue de glace qui l’emprisonnait. Par endroits, on distinguait des tentacules enroulés autour d’un corps informe, futile tentative de se protéger du sort puissant qui avait permis d’immobilier ce monstre, supposa Gudrun. Et, entre deux des tentacules, elle aperçut l’éclat mauvais d’un grand œil azur.

Cette chose est encore vivante ? Quelle horreur… C’est donc ça qui a ensorcelé mes compagnons ? C’est ça qui m’a coupé de mon âme-forte ?

Le monstre acquiesça mentalement. Mais elle était arrivée jusqu’à lui. Alors, autant en profiter pour lui proposer un marché qui les satisferait l'un et l'autre. Elle était une Deux-âmes. Si elle acceptait d’accueillir en elle son esprit à lui, elle deviendrait puissante. Extrêmement puissante.

Je ne suis pas intéressée par le pouvoir.

Vraiment ? Pourtant, il avait lu dans ses souvenirs : elle avait souhaité être investie par une Ancienne. Et, à sa façon, il était un Ancien : il évoluait sur Mécanâme bien avant la naissance des espèces actuelles. Dernier de sa race, il s’était efforcé de protéger les siens de l’extinction en écrasant les races nouvelles qui avaient commencé à apparaître : les Hommes du Nord, les Pierrefendre, les Mécanoïdes, les Deux-Âmes, les Sylvâmes… Tous n’étaient que des voleurs. Ils avaient détruit son peuple pour s’approprier la planète. Son peuple, et ceux de moindre importance, comme les Rougeâmes, les Miroitants et les Luminâmes, par exemple. Il avait rêvé de vengeance. Il avait échoué face au pouvoir des Pierrefendre. Et aujourd’hui, ses descendants avaient tellement rétréci qu’ils en étaient réduits, pauvres vers de lave, à sucer le sang de la planète pour survivre.

L’espace d’un instant, Gudrun sentit la compassion l’envahir vis-à-vis de ce survivant des temps reculés. Le monstre jubila : oui, c’était une victime, un survivant. Il ne méritait pas cela. Alors qu’ensemble, ils pourraient mettre au pas le monde entier. Ensemble, ils pourraient vaincre toute créature mauvaise ici-bas. Ensemble, surtout, ils extermineraient les Rougeâmes, les assassins de son peuple, de sa famille, de son amour naissant. N’était-ce pas un échange équitable ? Pour lui, la liberté. Pour elle, la satisfaction de savoir que plus aucun Deux-âmes n’aurait à mourir vidé de son énergie vitale par ces monstres répugnants… Il lui suffisait de se laisser faire.

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