XIV.

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Sous la glace, il attend
Prisonnier mais vivant
L’âme égarée
Qui vient le libérer.

(Les contes de la Montagne, « Le Marteau des âmes »)

La steppe s’étend devant la panthère noire en chasse. Gudrun est la panthère, et pourtant elle la voit de l'extérieur. Tout est gris. L’animal cligne des yeux et aussitôt, la steppe disparaît au profit d’un champ d’engrenages. Leur ronronnement régulier se transforme en murmures froids et grinçants, menaçants. Agacée, Gudrun bondit hors de sa cachette et se met à tout détruire à coup de pattes et de dents. À sa grande surprise, les rouages s’effritent, tombent en poussière fine. Il y en a tant que la panthère s’enfonce dans cette rouille pulvérulente. Elle étouffe, elle s’asphyxie. Une grande obscurité sort de la mourante et engloutit le monde dans des flammes noires.

Gudrun se réveilla brutalement, le cœur battant, en sueur. Tremblant de tous ses membres, elle se redressa et écarta une mèche poisseuse de son front moite. Quel cauchemar… La panthère de nuit, c’était mauvais signe. Ses récents accès de colère et de peur lui revinrent en mémoire : il devait y avoir un lien ! Par la Dormeuse, que lui arrivait-il ? D’ordinaire, c’était la biche qui lui tenait compagnie dans ses rêves – douce, fragile, parfois effrayée, comme elle, et attirant la tendresse. Du moins produisait-elle cet effet avant l’attaque des Rougeâmes et l’extermination de la quasi-totalité de son clan parce que depuis, jamais Anya ni Harald ne l’avaient entourée d’autre chose que de méfiance et de fermeté.

Tout à coup, elle prit conscience des chuchotements indistincts qui grattaient à la lisière de son esprit embrumé. Un flot glacé envahit ses intestins.

Est-ce que c’est toi ? demanda-t-elle en son for intérieur, l’angoisse au cœur.

Silence.

Elle se réprimanda intérieurement : de toute façon, l’autre n’en faisait qu’à sa tête. S’ils arrivaient vivants au sein d’une autre tribu, il faudrait qu’elle demande à une Mère si c’était normal. N’était-elle pas censée être en parfaite osmose avec son hôte ? Était-ce pour cela que ses compagnons de voyage la considéraient avec défiance, que la chasseresse, en particulier, avait évoqué ses yeux ? Elle aurait tout donné pour voir son reflet quelque part.

Comme en réponse, les murmures horripilants ricanèrent puis se fondirent en un ronronnement qui sonnait plus comme une menace que comme un signe de contentement.

Gudrun sursauta : elle venait de réaliser qu’il s’agissait du même bruit que dans son cauchemar… Elle se tança vertement, fâchée de ne pas s’en être rendu compte plus tôt. Cependant, elle n’allait pas s’attarder sur sa lenteur d’esprit, il y avait plus important… Cette voix démultipliée, peut-être était-elle la cause de ce mauvais rêve, après tout ? D’un autre côté, s’ils étaient réels, pourquoi les chasseurs ne se réveillaient-ils pas ? Elle reporta son attention sur eux, mais ils dormaient profondément. Si profondément, en fait, qu’ils semblaient sous l’effet d’un sort. Cette rigidité peu naturelle, cette respiration lourde, les soubresauts mécaniques des yeux sous les paupières… tout lui rappelait les enseignement de Huld sur les envoûtements. Cette cave était maudite !

C’est peut-être pour cela que je n’entends pas mon âme-forte… Les sortilèges puissants les font taire.

Il fallait agir, et vite. Sans quoi ses compagnons ne survivraient pas à la nuit. Sa rancune envers Anya oubliée, Gudrun rassembla ses forces pour se lever. Malheureusement, son angoisse était si forte que ses jambes se dérobèrent sous elle, déclenchant de nouveaux rires dissonants. Sur le point de céder à la panique, elle se força à réfléchir. Il fallait qu’elle retrouve sa personnalité d’avant. Voyons, que lui avait dit la Mère, lorsque ses émotions désordonnées menaçaient de la submerger ? Ah, oui : « Pratique le rituel de la Sérénité et tout se passera bien. »

Assise en tailleur, la jeune fille invoqua mentalement les paroles consacrées. Au début, ce fut difficile ; mais plus elle avançait dans son récitatif, plus les paroles venaient aisément.

J’in… j’ins...pire..., je... j’expire. J’inspire... j’expire ! Je... visualise mon corps... mon âme. Je ressens, je sens... j’entends. Et je regarde en moi le Cristal du Silence, l’Arbre de Paix, la Flamme de Vie. Je L’écoute résonner sans bruit, je Le regarde pousser en moi, je La sens réchauffer mes veines.

Son cœur s’apaisa tandis que la chaleur d’une énergie nouvelle se répandait dans ses membres. Son courage de nouveau intact, elle se releva et c’est d’un pas assuré qu’elle se dirigea vers le fond de la grotte. Les murmures venaient de là, elle le sentait. Mais comment passer ? Aucune ouverture ne béait dans la paroi lisse.

À nouveau, les enseignements de son mentor vinrent frapper à sa porte : « Si tu sens le danger sans trouver sa source, si tu cherches à rompre un rêve ou une illusion mauvaise, prononce les paroles de la Dormeuse, qui protège notre tribu. »

Gudrun ferma les yeux et prononça la prière appropriée :

Ô Toi qui rêves le destin de ce monde, ô Mère des Mères et Âme-cœur, ta tribu est en danger. Libère-nous du cauchemar, de la...

L’attaque la frappa de plein fouet, lui coupant le souffle. Quelque chose résistait. Quelque chose contre-attaquait. Quelque chose de grand, de sombre, de menaçant. Crispée, l’adolescente reprit sa litanie.

Ô Toi qui rêves le destin de ce monde, ô Mère des Mères et Âme-cœur, ta tribu est en danger. Libère-nous du cauchemar, de la toile des... illusions, et montre-moi…

Cette fois-ci, c’est une douleur atroce qui l’empêcha de poursuivre. Elle sentit une main fantomatique aux ongles griffus percer sa poitrine, briser ses côtes, enserrer son cœur. Je… je vais mourir ! Je dois réussir à prononcer l’invocation !

Rassemblant ses dernières forces avec l’énergie du désespoir, elle haleta :

— Ô Toi... qui rêves le destin de ce... monde, ô Mère des Mères... et Âme-cœur, ta tribu... est en danger...

Douleur. La main commençait à resserrer sa prise, mais elle tint bon, et poursuivit en haussant le ton :

— Libère-nous du cauchemar, de... la toile des... illusions…

Était-ce du sang qu’elle sentait couler de son cœur chauffé à blanc ? Une illusion. Ce n’est qu’une illusion. Tu peux le faire !

— ...et montre-moi la voie pour que je puisse déchirer le piège des âmes sombres !

Ces derniers mots, elle les avait hurlé, lâchant tout dans un souffle désespéré. La main spectrale se dissipa, et avec lui la douleur insupportable.

J’ai réussi ! Ah, si Mère avait pu voir ça !

Sous ses paupières closes, un point incandescent grandit jusqu’à devenir une porte lumineuse. Gudrun inspira profondément et la traversa d’un pas pressé. Mieux valait se dépêcher, au cas où l’entité hostile reviendrait à la charge... Enfin, elle rouvrit les yeux : elle n’était plus dans la caverne aux Luminâmes. Tout n’était plus qu’obscurité et silence, ou presque : des veines à l’éclat bleuté répandaient une faible clarté figée. Derrière elle, le mur illusoire était aussi solide que s’il avait été réel. Elle n’avait d’autre choix que d’avancer.

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