XII.

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La plupart du temps, Husgard paraît déserte, mais ce n’est qu’une façade : ses habitants sont peu nombreux mais très industrieux. Ils se lèvent à l’aube pour travailler hors du village et ne rentrent qu’au crépuscule. Même les enfants contribuent à la survie de leur peuple. Ils préparent les hameçons des pêcheurs, cueillent des fruits, arrosent les récoltes, vont chercher du petit bois à la lisière de la forêt, raccommodent leurs vêtements, fabriquent les bijoux qui désignent le rang et le métier de chacun des adultes de la communauté.

(Xoklon, Carnets de voyage)

L’ambiance était imperceptiblement tendue ce matin. Les rares Hommes du Nord venus se restaurer dans le Grand Hall mangeaient en silence, les yeux baissés. La Dame de Husgard était invisible. Le foyer central fumait à peine, gris cendre. Quant aux Mécanoïdes, qui n’avaient pas pour habitude de se sustenter plus d’une fois par jour, ils buvaient leur huile du bout des lèvres par pure politesse.

Comme Kalax commençait à se demander si l’on allait les laisser livrés à eux-mêmes, un portillon ménagé dans l’un des lourds battants de la porte d’entrée s’ouvrit, livrant le passage à la lumière du jour et à Astrid, flanquée de ses éternels lanciers. Droite et fière, elle avança vers la délégation d’un pas ferme avant de se camper devant le Rouage.

— Prêts à affronter cette première journée parmi nous ?

— Prêts.

— Bien. Suivez-moi. Dame Solveig m’a chargée de vous faire visiter Husgard.

Dehors, quelques Nordiques s’affairaient dans les rues pavées, lourdement chargés. Astrid expliqua que les sacs de toile qu’ils portaient contenaient de la nourriture, du grain, de la viande séchée en prévision de l’hiver et des longues chasses. Ailikx observa que les travailleurs étaient peu nombreux. On lui expliqua que la plupart des autochtones étaient occupés à l’extérieur, dans les champs, aux forges et au lac. Kexek, l’intendant, demanda à le voir de plus près, ses flammes oculaires prenant une couleur plus intense. Il avait toujours été fasciné par les lacs. C’était son sujet d’étude favori dans la longue course au savoir qui caractérisait la vie des Mécanoïdes. Chez eux, c’étaient tantôt des étendues lisses, noires comme l’onyx, reflétant sans une ride les veines de lave de la planète ; tantôt des bassins si cristallins et si calmes qu’on aurait pu les croire asséchés sans les minérâmes précieux qui s’y développaient.

Le lac des Hommes du Nord était bien différent : il s’étendait à perte de vue et on voyait dans ses eaux calmes lentement danser le monde à l’envers. Alors que les Mécanoïdes, silencieux, contemplaient ce miroir vert à peine mouvant, le vent se leva. Aussitôt, le reflet des arbres et des collines alentour se fragmenta en d’innombrables éclats verts et noirs.

— Hier, il n’y avait que de la viande à table, parce que c’était soir de fête. Mais au quotidien, nous mangeons surtout du poisson.

Kalax suivit du regard la direction pointée du doigt par Astrid : plus loin, des pontons de bois gris menaient à quelques cabanes sur pilotis. Des barques semblables à celles que le Rouage avait pu voir dans les croquis de Xoklon étaient amarrées près du village lacustre. D’autres voguaient au milieu des eaux. L’une d’elles se mit à tanguer tandis que son occupant ramenait des filets pleins de créatures argentées. En ajustant sa vision, Kalax pouvait voir jusqu’à la moindre écaille revêtant leur peau irisée, à l’éclat métallique, et leurs yeux, billes d’onyx enchâssées dans un fin anneau d’or... Tout à coup, le lac s’évanouit. Le Mécanoïde aperçut brièvement un monde paisible et silencieux, avec sa propre végétation et sa propre civilisation. Des rayons tamisés et des marbrures de lumière venaient jouer sur la vase endormie. Brusquement, une ombre s’immobilisa au-dessus de sa tête. Puis, le filet, menaçant, vint s’abattre dans l’onde transparente. Le sable fangeux s’élevait de toute part en une purée de poix verdâtre. Panique. Bousculade aveugle. Et enfin, l’impression d’être prisonnier, pressé contre les autres poissons, et la lumière aveuglante, et les taches noires devant les yeux, et la douleur dans les poumons, et…

— Kalax ?

C’était Vellik, les yeux étrangement fixes.

— Curiosité : Kalax, ça va ?

— Oui... oui, affirmatif. Explication : je... réfléchissais à tout ça, répondit-il en englobant d’un geste le lac, le pêcheur, le village sur les eaux plates.

Son fils-frère n’était pas convaincu, à en croire la couleur terne de ses flammes oculaires. Mais il s’éloigna sans faire de commentaire.

Disparue, cette sensation étrange de faire partie des créatures aquatiques arrachées à leurs foyers. Autour de lui, les Mécanoïdes discutaient, posaient des questions à Astrid. Surtout Kexek dont regard jeune vif brillait d’intérêt tandis qu’il demandait des détails sur la conservation de la pêche.

Comme ils repartaient ensemble vers Husgard pour visiter les greniers de nourriture, un des deux guerriers nordiques de leur escorte s’approcha de Kalax.

— Le feu de tes yeux était tordu… comme si tu avais mal, nota-t-il d’une voix bourrue.

Son interlocuteur sursauta. Alors comme ça, son neveu n’était pas le seul à l’avoir remarqué…

— Je serais indigne de porter cette lance si j’étais incapable de remarquer ce genre de petits détails, déclara l’homme en réponse au regard surpris du Mécanoïde.

— Comment cela ?

— Les gardes du corps de la porte-parole se doivent d’être attentifs au moindre signe anormal pour pouvoir la protéger efficacement. Nous sommes de bons combattants, mais aussi de bons guetteurs, de bons chasseurs et de bons éclaireurs. Nous savons exécuter les ordres, mais aussi prendre des décisions.

— Et… tu es autorisés à me dire tout cela ? s’étonna Kalax.

Pourquoi ce lancier lui révélait-il autant de choses sur ses compétences, tout à coup, lui qui n’avait pas décroché un mot depuis leur rencontre aux Contreforts ?

— Nous savons quand nous taire et quand parler. Là, je me devais de te parler. Tu n’es pas comme les autres.

— Évidemment, je suis le Rouage de la Surface…

— Je ne parle pas de ça. Tu n’es pas comme cet explorateur qui est venu chez nous il y a longtemps. Kloxon ou Xoklon, je ne sais plus. Tu pourrais devenir un danger. Pour nous, pour les tiens, pour le monde.

— C’est absurde ! Je suis un serviteur de Mécanâme. Jamais je ne ferais de mal à quiconque !

— Pas directement, peut-être. Mais tu es un homme mécanique et pourtant, tu es aussi passionné que le plus fougueux de nos adolescents. Tu n’es pas censé souffrir en voyant des poissons mourir dans le filet d’un pêcheur.

Les flammes oculaires de Kalax rétrécirent dangereusement. Détournant la tête, il lâcha, d’une voix plus métallique et froide que jamais :

— N’en parlez à personne, c’est compris ?

— Un bon garde du corps sait quand se taire et quand parler. Nous nous tairons, Jörg et moi. Du moins tant que tu n’es pas un danger.

Sans ajouter un mot, l'humain revint à l’arrière-garde, suivi du regard par le Rouage perturbé. L’émissaire de Mécanâme le vit échanger deux mots avec l’autre guerrier. Même s’il était vexé par l’intervention du Nordique, il devait admettre qu’il n’avait pas tort. Un Mécanoïde n’avait pas d’émotions. Pas comme un Imparfait, du moins. On pouvait ressentir de l’intérêt, pas de la passion ; de la satisfaction, pas de la joie débridée ; de la déception, pas du chagrin. Mais surtout, on ne connaissait pas la souffrance. Que lui arrivait-il ? Il faudrait qu’il envoie un message au Gardien. Sans doute Ixaq aurait-il une réponse à lui apporter.

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