XI.

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Les Montagnes Miroir portaient mieux leur nom autrefois. En ce temps-là, il n’y avait pas une vallée qui ne fût ensevelie sous une profonde et vaste mer de glace miroitant au soleil. Aujourd’hui, seuls les sommets et les flancs des plus hautes montagnes sont encore submergés par le flot immobile des glaciers. Ailleurs, tout n’est plus que schiste et pierriers émoussés. En cette époque très ancienne, les Montagnes Miroir furent le théâtre d’évènements tragiques, à tel point qu’aujourd’hui encore, les animaux les évitent. Des évènements si sombres, si malsains, que les âmes les plus sensibles peuvent encore en percevoir l’empreinte menaçante.

(Les contes de la Montagne, introduction)

— Harald, elles sont encore loin, ces grottes ?

Une bouffée de buée jaillit de la bouche de Gudrun pour se dissiper dans la nuit. Depuis le ciel piqueté d’étoiles, la lune répandait sa froide lumière sur les roches abruptes. L’à-pic vertigineux à droite du sentier paraissait plus hostile que jamais. Les doigts gourds de la jeune fille étaient crispés sous sa couverture, qu’elle portait sur ses épaules : Harald l’avait trouée en son centre et grossièrement retaillée avec son couteau de chasse pour en faire un long poncho de fortune.

Dans le noir, les pas du chasseur se turent, forçant Gudrun et Anya à s’arrêter. L’homme ne répondit pas tout de suite. À la place, il scruta le paysage autour de lui avec attention. Ensuite, il se tourna vers la paroi rocheuse qu’il parcourut des doigts, comme en quête de quelque marque difficile à repérer dans le noir. Enfin, il reporta son regard jaune, légèrement luisant, sur l’adolescente.

— On y est presque.

— Tu l’as déjà dit tout à l’heure, et la lune était beaucoup plus basse ! éclata Gudrun. J’ai froid, j’ai faim, je suis fatiguée et je croyais que nous étions plus près que ça de notre objectif de la journée !

— Et voilà que l’adolescente immature nous pique encore sa crise, soupira Anya. Elle était bien plus mignonne avant l’Investissement. Angoissée, mais mignonne. Là, c’est une boule de nerfs en colère. Qu’est-ce que… ? Ses yeux… Calme-toi, Gudrun !

En fureur, l’intéressée venait de se planter devant la chasseresse, mâchoires crispées et poings serrés à s’incruster les ongles dans la peau.

— Ne parle pas de moi à la troisième personne ! martela-t-elle dans un grondement. Et ne me qualifie plus jamais d’adolescente immature !

Anya recula, le regard exorbité. Harald, au contraire, s’approcha et posa les mains sur les épaules de la jeune fille en un geste apaisant.

— Gudrun. Rappelle-toi ce que nous avons dit tout à l’heure. Tu veux être traitée en adulte ? Comporte-toi comme telle. Ces réactions, ce n’est pas toi. C’est la fatigue, la peur, la colère. Mais ce n’est pas toi.

La voix chaude et calme de l’homme, ses paumes tièdes lui firent reprendre ses esprits. Elle frissonna, secoua la tête et, soudain plus lasse que jamais, adressa un sourire contrit à ses compagnons.

— Désolée. Je… je ne sais pas ce qui m’a pris. Anya, pardonne-moi, s’il te plaît…

La vue troublée par les larmes qui menaçaient de couler, elle s’essuya furtivement les paupières.

— Je te pardonne, mais il va falloir qu’on ait une conversation sérieuse sur ce qu’il t’arrive. Ce n’est pas normal. Pas normal du tout.

Gudrun acquiesça, penaude, puis reprit la marche pour se donner bonne contenance. Les deux chasseurs lui emboîtèrent le pas. Du coin de l’œil, elle vit qu’ils échangeaient un regard entendu. Son malaise augmenta.

N’y prête pas attention pour le moment. De toute façon, ils ne souhaitent que ton bien. Avance. La nuit est pleine de dangers. Plus tôt nous serons arrivés, mieux ça sera.

— Harald ? Est-ce qu’on est en sûreté, ici ? questionna soudain la jeune fille.

— Ici ? Oui, à condition de ne pas tomber sur un Miroitant.

— Un Miroitant ?

— Un monstre qui reflète tout ce qui l’environne, sauf les êtres vivants. De ce fait, il est quasiment invisible. D’autant plus qu’il ne se montre que la nuit. Quand on s’aperçoit de sa présence, généralement, il est trop tard.

— À moins d’avoir d’excellents réflexes, précisa Anya.

— Ce qui veut dire… que nous pourrions très bien être guettés par une de ces créatures, là, tout de suite ?

Le chasseur haussa les épaules. Sa collègue reprit :

— C’est possible, mais peu probable. Il y a des lustres que nous n’en avons pas entendu parler.

— Il en reste peu. On sait qu’ils n’ont pas complètement disparu et qu’ils s’attaquent plutôt aux animaux, parce qu’on a déjà pu repérer des éclats de miroir près de cadavres aux yeux révulsés sur nos territoires de chasse, compléta Harald. Mais ici, il n’y en a pas.

Danger.

Gudrun sursauta. Où ça ?

Ils reviennent. Les Miroitants ne devraient pas se trouver si près des tribus Deux-Âmes. Demande à tes amis la date de leur réapparition.

— Depuis quand trouvez-vous des fragments de Miroitants ? interrogea docilement l’adolescente en s’efforçant de masquer son inquiétude.

— Depuis plusieurs lunes, je crois… Je ne saurais pas dire exactement quand on les a repérés. Pour la première fois. Anya ? Qu’en penses-tu ?

— Je dirais que cela fait deux lunaisons, à peu près. Peut-être plus, peut-être moins. Mais comme c’était aux limites de notre territoire, nous ne nous sommes pas inquiétés. De toute façon, encore une fois, je doute qu’il y en ait ici.

— Et la Mère était au courant ?

Gudrun regretta aussitôt sa question pressante. Ne venait-elle pas de trahir sa peur ? Heureusement, les adultes ne parurent pas s’en soucier.

— Bien sûr ! Même s’ils étaient loin, ces Miroitants représentaient une menace. Nous avons même décidé de chasser ailleurs. Après cela, nous n’en avons plus vu trace… Ah, nous sommes arrivés ! Arrête-toi, Gudrun. Tu vas comprendre pourquoi je ne crains pas les Miroitants sur ce sentier.

L’attention de la jeune fille se porta aussitôt sur la paroi, au niveau d’Anya et Harald. De prime abord, elle ne distingua rien d’autre que de la pierre. Puis le père de son ami sacrifié leva la main et prononça quelques mots dans une langue rocailleuse qui évoquait le son de cailloux entrechoqués. Aussitôt, quelque chose bougea et lui répondit. Un Tournepierre ! C’était donc pour cela que le chasseur ne s’inquiétait pas des mauvaises rencontres. Jamais aucun monstre n’oserait se risquer sur le territoire des hommes de roche. Son cœur se mit à battre plus fort tandis qu’elle plissait les yeux pour mieux voir. Oui, pas de doute, c’en était un. Les fables que la Grande Mère contait le soir quand elle était enfant lui revinrent en mémoire. Ces êtres étaient les solitaires gardiens des montagnes. On racontait que non contents de guider les voyageurs, ils protégeaient des abris à l’emplacement gardé secret. Les légendes prétendaient aussi que des tribus deux-âmes s’y étaient souvent réfugiées, du temps où les monstres en tous genres grouillaient à la surface du monde…

Harald se tourna vers les deux femmes.

— Je vous présente Schiste-roc. C’est lui qui nous hébergera, ce soir.

— Entrez, les invita leur hôte d’une voix profonde comme le gouffre en contrebas.

Les deux femmes obtempérèrent, non sans saluer respectueusement leur hôte massif. Harald échangea encore quelques mots avec lui en languepierre avant de rejoindre ses compagnes. Schiste-Roc revint se poster devant l’ouverture de la grotte. Gudrun s’attendait à être plongée dans l’obscurité totale. À sa grande surprise, ce ne fut pas le cas. Gudrun laissa échapper une exclamation émerveillée qui attira un sourire sur le visage des deux chasseurs :

— Des Luminâmes ! Cette cache doit être très ancienne !

En effet, des cages d’acier étaient scellées dans des niches creusées à même la paroi. À l’intérieur, des papillons luminescents aux longues plumes étincelantes émettaient une vive lueur bleutée. À l’instar des Miroitants, ces créatures étaient devenues rares, pour ne pas dire introuvables. Celles-ci devaient être prisonnières depuis bien longtemps. Où avaient-elles pu trouver l’énergie de briller aussi fort, sans victime à qui voler la vie ?

— Ils tirent leur force de la pierre même, commenta Harald, comme s’il avait entendu les pensées de la jeune fille. Si tu regardes attentivement, tu verras que toute la grotte est parcourue d’un très fin réseau ambré : le sang de Mécanâme coule jusqu’ici. Nous n’avons rien à craindre d’eux. Dormons. Demain matin, j’irai chasser pour que nous puissions manger quelque chose de consistant.

— Mais j’ai trop faim pour attendre demain ! protesta Gudrun.

Son estomac émit un gargouillis sonore, comme pour ponctuer ce cri du cœur. Avec un soupir, Anya tira un morceau de viande séchée de son paquetage.

— Tiens. Je conservais ça pour des temps plus durs, mais nous ne pourrons manifestement pas nous reposer tant que ton ventre fera plus de bruit que le tonnerre.

Passant outre la remarque acerbe de la chasseresse, l’adolescente la remercia et se mit à mastiquer consciencieusement son frugal repas. Oui, ils seraient bien, ici. Il faisait sec, tempéré, et pour la première fois depuis le début de leur fuite, elle se sentait presque en sécurité. La fin de la nuit s’annonçait sous les meilleurs auspices.

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