X.

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Dans les huttes de bois mort

Des fiers Hommes du Nord

Me manque le battement rêveur

De notre vénéré Cerveau-Cœur.

Dans les huttes de bois mort

Des fiers Hommes du Nord

Me manque la pierre vivante

Aux veines d’ambre chantantes.

Non, décidément, je ne puis me faire à cet étalage de sentiments typique des Imparfaits. La poésie n’est pas pour les Mécanoïdes. Trop mièvre. Trop dégoulinante. Trop indécente et irrationnelle. Sans compter que je ne ressens rien de tout ça. Je ne comprends toujours pas ce peuple pétri d'émotions. Malgré tout, c'était une expérience indispensable. Voilà qui devrait permettre à mon peuple de se faire une idée du fonctionnement des humains.

(Kloxon, Cahiers de voyage, « Tentative de poésie à l’humaine »)

Un tintement clair résonnait quelque part, sonore et régulier comme le battement du Cerveau-Cœur. Simultanément, l’horloge interne de Kalax le fit émerger de sa torpeur et dans ses orbites, le feu se raviva tandis qu’il reprenait conscience de son environnement.

Les Mécanoïdes ne dormaient pas : ils se connectaient à la planète et entraient dans une sorte de transe qui réduisait leur regard à un minuscule point rouge-orangé. Dans cet état de reconnexion, ils voyaient sans regarder, ils entendaient sans écouter, toute pensée cessait de les traverser. Ils étaient, voilà tout.

Le Rouage de la Surface fixa son attention sur ses bracelets de charge sertis de pierre-de-lave. Ceux-ci étaient reliés à une boîte d’ambre translucide par des câbles tressés : le Noyifi. A travers les parois du récipient cubique, on distinguait vaguement des engrenages baignant dans un liquide lumineux. Seuls les Techniciens connaissaient le secret de ces roues dentées animées d’un mouvement perpétuel. Comme tous les jeunes, Kalax avait cherché à savoir, autrefois ; et comme tous les jeunes, il s’était heurté à un mystère insoluble. À présent, il se contentait de profiter des effets merveilleux de cette invention.

Après avoir ôté ses bracelets, l’émissaire les rangea soigneusement dans leur écrin. L’énergie nouvelle qui parcourait ses membres métalliques était aussi intense que s’il avait communié avec le Cerveau-Cœur.

Dehors, le tintement de cloche cessa. Pour ce qu’il en savait, cette cloche saluait le lever du jour chez les humains. Elle les réveillait pour qu’ils pussent commencer à travailler. Il était étrange qu’il fallût un tel dispositif pour sortir du sommeil quand le fait de n’être plus fatigué aurait dû suffire... Les Imparfaits étaient-il donc à ce point déconnectés du cycle naturel ?

Curieux, Kalax sortit de sa chambre et s’approcha de la rambarde de la coursive qui surplombait la grande salle. Son regard plongea sur les tables, qui avaient été repoussées le long des murs. Des victuailles humaines et mécanoïdes attendaient d’être consommées. Face à la porte, au fond, le trône de la Dame du Nord, fauteuil rembourré de fourrures. Le tout baignait dans la pénombre que les torches ne parvenaient pas à chasser complètement. Joli panorama.

Non.

Il se reprit : c’était l’étrangeté de ce décor peu familier qui l’attirait, et non sa beauté. La vue aurait été belle s’il s’était agi d’une caverne scintillante ou d’une clairière bien vivante plutôt que de planches mortes et de peaux arrachées à des bêtes assassinées. Il ne pouvait s’empêcher d’y revenir, malgré l’énergie positive associée aux festivités de la veille au soir. Énergie positive à laquelle il n’avait su s’ouvrir complètement qu’après avoir pris conscience de la transe qui s’était un temps emparée de lui. Il faudrait qu’il en parle à l’Analyste du groupe : quelque chose n’était pas net, ici. C’était une certitude absolue.

Des portes claquèrent. Kexek, Ailikx et les autres le rejoignaient. Détournant son regard du Grand Hall, Kalax les salua.

— Bon éveil !

— Bon éveil, estimé Rouage. Tu as intégralement récupéré des agapes d’hier soir ? questionna l’Intendant.

— Affirmatif. Constat : les dispositifs de reconnexion m’étonneront toujours. Descendons, nos hôtes nous ont préparé de quoi nous restaurer.

— Demande d’explication, réagit le messager Ailikx. Cause : nous n’en avons pas besoin après la recharge.

— C’est simple : les Imparfaits ont besoin de manger après s’être rechargés. Conséquence : ils sont persuadés que nous aussi. Ne pas leur tenir compagnie pendant ce repas serait une insulte à leur hospitalité. Ce serait en inadéquation avec notre rôle d’émissaires. Conclusion : on descend et on mange. Tout de suite.

— J’ai compris, Kalax. Requête : ne te mets pas en colère.

— Objection : je ne suis pas en colère. Je mets les choses au point.

— Mise en doute : pourtant, tu chauffes.

Kalax aurait voulu le nier, comme toujours quand ce fâcheux dysfonctionnement venait lui faire perdre le contrôle. À la place, le constat anodin d’Ailikx le mit hors de lui. Ses flammes oculaires jaillirent de ses orbites. L’air se mit à onduler autour de son corps brûlant. Prudents, les autres reculèrent.

— Suggestion : descendons, l’estimé Rouage a raison, lança précipitamment le plus jeune de la délégation.

L’ambassadeur recouvra aussitôt son sang-froid.

— Merci, Vellik.

Comme les autres s’empressaient de descendre vers la salle commune pour prévenir un autre accès de surchauffe, Kalax fit signe au jeune homme de rester à ses côtés. Il se rappelait comme si c’était hier de la naissance de Vellik. Il le revoyait, petit être à la peau cristalline à travers laquelle on distinguait sans peine les rouages organiques, les poumons menus et le cœur minuscule qui envoyait du sang de lave à travers tout l’organisme miniature. Aujourd’hui, c’était un adulte en herbe, et sa peau d’or reflétait comme un miroir leur environnement sombre.

— Demande d’information : Père-frère, qu’y-a-t-il ?

Vellik ne l’appelait ainsi qu’en privé, comme de juste. En public, on s’appelait par son nom ou par sa fonction. Jamais par les liens familiaux. L’inverse aurait été impoli, voire grossier.

— Premier fils-frère, toi qui es observateur, as-tu remarqué quoi que ce soit d’anormal depuis notre arrivée hier soir ?

— Réflexion en cours… Premier constat : en apparence, tout va bien ici. Les gens paraissent heureux, insouciants, même. Mais…

— Mais ?

— Hypothèse : cette insouciance paraît forcée. Explication : les Hommes du Nord sont nerveux. Inquiets. Peut-être même effrayés. Sans compter ce qu’a dit cette femme, Astrid, à propos des dangers de la nuit.

— Analyse en accord avec la mienne. Enquête discrètement là-dessus.

— Bien reçu.

— Merci, Analyste Vellik.

L’entretien était terminé, le retour au titre était sans équivoque là-dessus. En silence, les deux Mécanoïdes rejoignirent les autres.

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