IX.

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Yeux blancs, âme d’argent. Mère sans peur, les tiens guideras.

Yeux d’or, âme forte. Chasseur, éclaireur, ta tribu protégeras.

Yeux bleus, âme de paix. Tu cultiveras, tisseras, cuisineras, les enfants élèveras.

Yeux noirs, âme noire. Fuis alors ta tribu pour ne pas la détruire. Exile-toi ou meurs.

(Le Livre des Mères)

Gudrun avait froid. Gudrun avait soif. Gudrun était en colère. Le temps s’était coincé dans les pics rocheux acérés, piégé avec les lambeaux de nuages qui demeuraient accrochés sur les flancs des montagnes. Dans le ciel bleu glacier, le soleil d’un blanc froid avait beau rayonner, ses doigts n’atteignaient pas les trois rescapés deux-âmes prisonniers de l’ombre d’un défilé austère.

Ils suivaient un cours d’eau au grondement hostile. L’humidité ambiante perçait leurs vêtements et même les couvertures épaisses qu’ils avaient conservé sur leurs épaules. La roche noire luisait et, çà et là, des stalactites de glace dégoulinaient des corniches de schiste au-dessus d’eux. Pas un brin de verdure, pas même de la mousse pour égayer un peu ce trou désolé, cette plaie béante dans la montagne.

N’aurait-on pas pu choisir un itinéraire moins sinistre ? Quelle idée de passer par là ! Au lieu de suivre des gorges et des sentiers accidentés, Harald et Anya auraient dû prendre un chemin plus direct. Pour des chasseurs connaissant parfaitement la montagne, c’était particulièrement décevant.

Tout à coup, Gudrun en eut assez. Il fallait sortir de là. Elle étouffait. La jeune femme accéléra le pas, puis se mit à courir, dépassa ses compagnons d’infortune, accéléra. Le vent de sa course échevelée se mêla bientôt aux battements désordonnés de son cœur, étouffant les appels alarmés de ses compagnons de route. Son souffle devint plus court, ses poumons douloureux et ses narines brûlantes criaient grâce mais elle voulait quitter ce ravin coûte que coûte. Tête baissée, elle évitait les plaques de verglas et les cailloux traîtres au dernier moment, trébuchant parfois, se rattrapant toujours. Gudrun ne courut pas longtemps : son corps épuisé la força à ralentir, à s’arrêter. Là, elle détacha les yeux du sol noir et une chape de plomb s’abattit sur elle : devant elle, le défilé prenait fin… mais pour en sortir, pas d’autre issue qu’une cheminée abrupte et glissante. Les larmes lui brouillèrent la vue tandis que le désespoir achevait de lui voler ses forces. Ses jambes se dérobèrent sous elle. Repliée sur elle-même, elle se laissa aller à ce chagrin qui l’étranglait aussi douloureusement qu’un filin d’acier.


— Gudrun !


Allons donc, les autres l’avaient rattrapée. Mais après tout, quelle importance ? C’était comme s’ils n’existaient pas vraiment, comme s’ils n’étaient que des échos. Dans l’obscurité de ses paupières closes d’où les larmes coulaient sans s’arrêter, il n’y avait qu’elle et son chagrin sans fin.


— Gudrun ! Je te parle !


On la secoua. Elle ne résista pas, ne se retourna pas non plus.


— Par la Dormeuse, qu’est-ce qui lui arrive ? On la croirait sous l’effet d’un esprit mauvais !


Ça, c’était la voix d’Anya. Ce qu’elle pouvait être agaçante, celle-là ! La haine vint réchauffer le corps de la jeune femme.


— Ne parle pas de malheur, tu l’attirerais sur nous. Pour le moment, je crois surtout qu’elle réagit comme toute jeune fille de son âge confrontée à un traumatisme. Toi aussi, tu avais des sautes d’humeur et des réactions étranges, à seize ans. Alors, imagine ce que ça peut donner chez une enfant qui a perdu son foyer, sa famille, sa tribu en l’espace d’une nuit !


Harald prenait sa défense, très bien. Par contre, elle n’était plus une enfant. Et puis, était-il vraiment obligé de la comparer à cette femme au même âge ? Anya et Gudrun ne se ressemblaient pas. Avec ses yeux d’un or terne tirant sur le brun, signe que son âme-forte était mineure, Anya était mesquine, vulgaire, ordinaire. Alors qu’elle, Gudrun, sentait battre au plus profond d’elle une présence dont la grandeur l’effrayait presque. Elle pensait – non, elle savait que de là venait l’avertissement concernant la venue des Rougeâmes. Or, elle n’avait jamais entendu parler de ce genre de don dans sa tribu, sauf dans les légendes les plus anciennes qu’on eût pu lui raconter dans son enfance.

La rancune vis-à-vis de Harald la submergea d’une vague glacée.


— Je ne suis pas convaincue, Grand Chasseur. Souviens-toi de la cérémonie, elle…

— Tais-toi. Je t’interdis d’en parler tant que nous n’aurons pas consulté une autre Mère des Âmes à ce sujet.

— Mais…

— Silence, par la Dormeuse ! Nous ignorons tout de ce que ça signifie. En plus, regarde ! Gudrun a repris ses esprits.


La mention de la cérémonie avait produit l’effet d’un gong sur la jeune fille. Envolée, la brûlure de la haine. Envolés, le froid glacial de la rancune et l’ombre du désespoir.


Renseigne-toi.


Encore ce murmure ! Ainsi, elle avait bel et bien été investie d’une deuxième âme… Elle lui paraissait bien curieuse au sujet du rite de passage… Le chuchotement reprit, apaisant, enjôleur, protecteur. C’était pour son bien. Il fallait comprendre la cause du cataclysme de cette soirée funeste. Il le fallait. Qui savait si les autres tribus Deux-Âmes n’encouraient pas les mêmes dangers ?


Sans attendre, Gudrun se leva, une détermination nouvelle au cœur, la tête haute et les épaules droites. Elle se tourna vers les deux adultes surpris de ce revirement d’attitude.


— Pardonnez-moi. J’ai eu un moment d’accablement mais ça mieux, maintenant. J’avais besoin de… de me défouler, de tout lâcher. Je ne voulais pas vous inquiéter…

— Mouais… Tu aurais pu prévenir avant de courir comme ça, commença Anya.


Gudrun s’apprêtait à répliquer vertement quand Harald posa une main conciliante sur son épaule.


— Allons, ne nous fâchons pas. Ce qui est fait est fait. On ne peut pas revenir en arrière. Par contre, ne refais jamais ça, jeune fille. Si tu as des doutes, si tu te sens mal, parle-m’en plutôt. D’accord ?

— D’accord, répondit humblement Gudrun en baissant la tête. Mais je voudrais qu’Anya arrête de se montrer désagréable avec moi. J’ai passé le rite d’investissement, je ne suis plus une enfant.


Le visage de la chasseresse vira au rouge mais Harald se mit à rire, désamorçant la tension ambiante.

— Je n’ai jamais dit que tu… commença Anya.

Le chasseur cessa de rire et l’interrompit d’un geste. S’approchant de Gudrun, il lui posa les mains sur les épaules et planta ses yeux dans les siens.

— Gudrun, ce n’est pas parce que tu as été investie que tu peux te permettre de remettre en question tes aînés. Comporte-toi en adulte et nous te traiterons comme telle. Ta fuite était digne d’une enfant effrayée.

— Mais…

Elle n’était pas effrayée, elle était en colère… Non ? Et voilà qu’elle commençait à douter de ce qu’elle avait ressenti. Son âme-forte intervint.

Soumets-toi. Ton heure viendra. Écoute le vieil homme sage.

— C’est bon, je ferai des efforts, concéda la jeune fille avec un léger soupir de contrition.

Elle en fut récompensée par un sourire affectueux qui fit apparaître des ridules au coin des paupières du Grand Chasseur.


— Parfait. Repartons. Nous avons cette cheminée à surmonter pour atteindre le col et le soleil. Après, nous suivrons un sentier à flanc de montagne, et mieux vaudrait le quitter avant la fin du jour.

— Pourquoi ? N’y-a-t-il nulle part où nous pourrions passer la nuit si nous prenons du retard ? interrogea Anya.

— Eh bien, je sais qu’il y a des cavernes quelque part le long de ce sentier. Nous pourrions y nous y abriter, mais je crois me rappeler qu’elles ne sont pas tout près. Mieux vaut presser le pas. Nous en avons bien pour deux heures à grimper, et pour trois ou quatre autres sur le chemin en balcon.


Gudrun sentit l’inquiétude monter. Et s’ils se trouvaient coincés en pleine nuit sur la corniche dont il parlait ? De nouveau pressée de quitter ce massif qui l’angoissait, elle s’écria :


— Pourquoi ne pas avoir choisi un chemin plus direct ?

— Il n’y en a pas. C’est le plus direct.


La jeune fille rougit, baissa la tête. Pourquoi donc avait-elle douté des compétences de ses compagnons ? Néanmoins, elle se ressaisit aussi sec. Il fallait repartir, et vite.


— Qu’attendons-nous pour avancer, alors ? Ce n’est pas en restant plantés là à parler que nous allons arriver chez ces hommes du Nord !


La chasseresse fronça les sourcils, Harald éclata de rire.


— Quoi ? Qu’y-a-t-il de drôle ?

— Rien, Gudrun, jeta sèchement Anya. Allons-y, c’est tout.

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