VIII.

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Husgard est peut-être un village à notre échelle, mais c’est le regroupement nordique le plus important : au point qu'une fois l’an, il est le théâtre d’un immense marché rassemblant les peuples les plus variés. Les maisons sont faites des cadavres des arbres qui peuplent la surface de Mécanâme. C’est pitié que ces être imparfaits en soient réduits à ce genre d’extrémités pour s’abriter ; ils sont si fragiles que le froid les tuerait là où nous ressentons juste une légère raideur des articulations, désagréable mais pas mortelle. À flanc de montagne, une maison plus grande que les autres, appelée le Grand Hall, se dresse dans un espace vide pavé de pierres arrachées à la chair de notre mère planète. Les autres abris de bois sont bâtis en cercle autour de cette place.

(Xoklon, Carnets de voyage)

L’explorateur Xoklon avait si précisément décrit le village-capitale des Hommes du Nord que Kalax eut l’impression de l’avoir déjà visité. Les allées pavées, les maisons de bois cadavérique, le Grand Hall, impressionnant amas d’ossements sylvestres… Il ne put s’empêcher de désapprouver intérieurement les atrocités dont les Imparfaits étaient capables par ignorance : l’idée qu’on pût défigurer la Mère Planète pour son confort au lieu d’accepter ce qu’elle pouvait offrir naturellement le dépassait. N’y avait-il pas assez de cavernes pour s’abriter du froid et de l’humidité ? Étaient-ils obligés de tuer des êtres inoffensifs pour leur voler leur pelisse quand ils auraient pu prendre celle des animaux morts de manière naturelle ? Et pire… les flammes de ses yeux se rétractèrent d’indignation en regardant du côté des arbres, quelques deux cent mètres plus loin : une fumée noire s’en élevait en masquant la lune… De l’indignation ? De la désapprobation ? Étrange. Son handicap ne s’était jamais manifesté aussi fréquemment en si peu de temps. L’air de la surface était-il propice à empirer son mal ?

Il fut détourné de ses réflexions par le retour d’Astrid. En arrivant à Husgard, la femelle porte-parole les avait conduits sur l’unique place et leur avait demandé d’attendre. Elle s’était ensuite engouffrée dans le Grand Hall. Ses deux gardes du corps étaient restés plantés là, l’air bourru, à fixer les Mécanoïdes sans plus ciller que s’ils étaient faits du même métal qu’eux.

L’Imparfaite n’était pas sortie seule du bâtiment de bois : elle était accompagnée d’une autre femelle, encore plus grande. Fasciné, le Mécanoïde ne put s’empêcher de la dévisager, et à en croire la façon dont sa suite s’était figée, il n’était pas seul à se sentir impressionné par la nouvelle venue. Celle-ci avait des cheveux dénoués qui brillaient comme le sang de Mécanâme dans les profondeurs de la terre. Ils cascadaient jusqu’à mi-cuisse, ruisselants de vie. Contrairement aux autres Nordiques, cette femme au port de tête assuré portait une robe longue, tissée dans de la laine. Xoklon en avait fait parvenir des échantillons à son peuple et Kalax avait pu les admirer au Musée de l’Exploration. Pas de morts inutiles pour ces habits-là : on coupait la fourrure bouclée d’animaux appelés saodhir et on attendait qu’elle repoussât pour en prélever à nouveau. C’était un peu mieux, même si les pauvres créatures étaient maintenues en captivité partielle. Mais ce qui retint surtout leur attention, c’était qu’à travers la magnévisière, le fluide magnétique qui parcourait ses membres brillait d'un éclat rare. Une énergie aussi pure ne se trouvait que chez les gens les plus charismatiques ; cette femme devait être une excellente dirigeante.

La Nordique les regarda un à un, fixant ses yeux d'acier sur chacun d’entre eux comme pour graver leurs traits dans sa mémoire. Enfin, l’examen s’acheva et elle prit la parole d’une voix grave, un peu rauque. À la grande surprise du Rouage de la Surface, elle avait choisi de s’exprimer dans la langue des Mécanoïdes. Était-ce une preuve de respect ou bien les croyait-elle incapables de comprendre son dialecte ? Il faudrait se renseigner plus tard.

— Soyez les bienvenus, amis des profondeurs. Je suis Solveig, Dame de Husgard et reine du Nord. Cette nuit, nous vous fêterons et nous réjouirons de votre visite en festoyant, en dansant et en chantant. Nos tambours résonneront jusqu’au cœur de votre royaume, et tous entendront et sauront que vous êtes montés parmi nous.

Quel désastre... Cette femme aurait mieux fait de s’exprimer dans sa langue natale.

Son phrasé était lourd, répétitif, ampoulé. Avec la perfection caractéristique des gens de son peuple, Kalax lui répondit en adoptant la langue du Nord. Il savait que cette Solveig à l’aura éclatante serait assez intelligente pour comprendre qu’elle ferait mieux de l’imiter.

— Merci, Reine du Nord. Votre nom vous sied comme un gant : il semble que le soleil se soit réfugié dans vos cheveux en attendant la fin de l’hiver. Je suis Kalax, Rouage de la Surface. Voici Kexek, mon Intendant, et Ailikx, le Messager qui se chargera de transmettre à mon peuple les conclusions de nos échanges. Le jeune à la peau d’or s’appelle Vellik, il nous accompagne pour trouver sa voie. Les deux derniers membres de la délégation, avec leurs armes de poing, sont chargés de notre sécurité. Nous acceptons volontiers votre accueil aussi chaleureux que l’hiver est glacé.

La Dame lui jeta un regard appréciateur. Il avait su ressortir à la perfection les formules nordiques consacrées. Dans les yeux de Kalax, les flammes s’élargirent et virèrent à une teinte plus vive, signe de son auto-satisfaction. Aussitôt, il se rendit compte de sa réaction insolite, mais il était trop tard pour la réprimer.

Encore une… émotion ? Surprenant.

— Vous vous exprimez bien, Rouage de la Surface ; bien mieux que je ne parle votre langue, je ne puis que le reconnaître. Si cela ne vous dérange point, je vais poursuivre en Norrois.

— Comme il vous siéra, Reine, répondit-il en s’inclinant.

Avec un soulagement évident, la reine Solveig reprit dans son dialecte :

— Ma demeure est votre demeure, aussi longtemps que vous et les vôtres vivrez parmi nous. Venez, entrez dans le Grand Hall. Les miens vous y attendent.

Kalax traduisit rapidement les propos de Solveig à son escorte. Enfin, ils emboîtèrent le pas à la Femme du Nord. Sa porte-parole, toujours flanquée des deux lanciers, fermait la marche. Une fois à l’intérieur, les Mécanoïdes furent surpris de l’aspect chaleureux que pouvait revêtir un lieu construit avec les ossements sacrilèges d’une forêt. Le feu allumé au centre de la pièce baignait le Hall dans une lumière ambrée qui n’était pas sans leur rappeler les veines luisantes irriguant les entrailles de Mécanâme. Quand les tambours se mirent à battre sur un geste de Solveig, ils se crurent revenus près du Cerveau-Cœur. L’émotion adoucit leurs yeux. On les invita à s’asseoir aux côtés de la Reine pour les honorer. Les regards curieux des Imparfaits déjà présents ne les quittaient pas. Les tables disposées tout autour de la salle débordaient de victuailles exotiques qu’ils reconnurent surtout grâce aux carnets de voyage de Xoklon : viandes au fumet fort, fruits et légumes organiques, boissons fermentées couleur topaze et rubis.

— Dame de Husgard, nos organismes ne peuvent digérer de tels mets, s’excusa Kalax.

— Qu’à cela ne tienne, Rouage. Nous avons ce qu’il vous faut.

Solveig leva une main blanche. À ce signal, cinq des hommes du bout de la salle se levèrent et disparurent dans la nuit. Quand ils revinrent, ils étaient chargés de victuailles mécanoïdes : des poches d’huile minérale luisantes identiques à celles qu’ils cueillaient dans la Grotte Nourricière, du Gypse mûr à point, du tendre calcaire de la plus belle qualité… Mais d’où venaient donc ces appétissantes denrées ? Kalax sentit qu’il en avait encore beaucoup à apprendre des Imparfaits. L’explorateur Xoklon n’avait pas tout dit dans ses carnets, manifestement.

Pour l’heure, il aurait été impoli d’interroger leurs hôtes. Les invités de Husgard remercièrent donc poliment la Reine et mirent tout en œuvre pour honorer son hospitalité de qualité.

Alors les réjouissances commencèrent vraiment, tandis que de jeunes filles et de jeunes hommes vêtus de blanc se levaient pour danser au rythme hypnotique des percussions. En transe, Kalax les suivait des yeux avec fascination, tout mépris envers ce peuple fascinant oublié. Seul comptait le moment présent, les flammes ambrées, les adolescents virevoltant dans une danse quasi martiale, le battement sourd qui vibrait dans son corps métallique, qui faisait brûler ses yeux comme s'il était entré en communion avec le Cerveau-Cœur.

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