VII.

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Dans l’obscurité, j’attends. J’étais tout autrefois, je ne suis rien désormais. J’étais bien trop puissant, on m’a banni mille et mille ans.

J’étais tout autrefois. J’ai bâti un empire, j’ai vaincu l’ennemi, les Rougeâmes en personne tremblaient devant moi. J’étais tout autrefois.

Je ne suis plus rien, mon peuple n’est plus rien. La toile a remplacé la pierre, les miens sont condamnés à voyager sans fin. Nul ne croit plus en eux, eux ne croient plus en moi. Quand on récite mes exploits, la peur est dans leurs yeux qui brillaient autrefois.

Dans l’obscurité, j’attends. Malgré le mal qui m’entrave, mon heure viendra, je le sais. Je l’ai vu dans tous les avenirs probables et improbables. Un jour, je serai libre.

(Anonyme)

Quand Gudrun reprit conscience de son environnement, elle fut étonnée de se sentir au chaud. Elle releva la tête en essuyant machinalement ses larmes, faisant glisser la couverture de laine épaisse que quelqu’un avait placé sur ses épaules. Aussitôt, elle frissonna dans l’air humide et glacé. Elle s’empressa de se lover frileusement dans son confortable cocon.

— Ça va mieux ?

Gudrun releva la tête, surprise. Elle n’était donc pas seule à avoir atteint l’abri des montagnes ? Une vague de réconfort déferla dans ses membres ankylosés. Elle plissa les yeux, s’efforçant de distinguer son interlocuteur dans le noir. Elle perçut une grande silhouette mince et nerveuse accroupie un peu plus loin. Un bruit de frottement, une étincelle, une flamme timide. L’autre avait allumé un feu. Elle distingua enfin ses traits.

C’était Harald, père de Held et Grand Chasseur. La ressemblance entre eux était frappante, elle ne pouvait s’y tromper. Même regard profond, même visage, avec les traits un peu plus marqués et la peau burinée par la vie nomade que lui imposait sa profession. La façon dont son ami avait été happé par les Rougeâmes lui revint comme une gifle. Elle suffoqua, hoqueta :

— Held… il est…

— Je sais. J’ai tout vu, moi aussi.

Le Deux-Âmes courba les épaules, comme investi d’un poids trop lourd à porter. Il souffla sur les flammèches qu’il avait fait naître jusqu’à ce qu’elles flambent hautes et claires. Ses prunelles jaunes de grande âme fixées sur le foyer naissant, il brisa enfin le silence, la voix rauque :

— Un père ne devrait pas avoir à enterrer son fils. Mais ainsi va la vie.

Tournant la tête vers la jeune fille, il lui fit signe de se rapprocher, ce qu’elle fit bien volontiers. Ainsi passèrent-ils la fin de la nuit, recroquevillés près de la flambée chaleureuse, perdus dans de sombres pensées. Ni l’un ni l’autre ne put trouver le sommeil. De temps en temps, les craquements du bois se consumant rompait le silence. Quand le feu baissait, une nouvelle brassée de bois venait le nourrir. Le ciel commença à s’éclaircir bien avant que les deux rescapés n’émergent de leurs ruminations moroses. Tout à leur deuil, ils seraient restés là pendant des heures encore si un mouvement ne les avait tirés de leur torpeur.

— Anya. La chasse a-t-elle été fructueuse ?

Pour toute réponse, la chasseresse qui venait de les rejoindre décrocha trois lapins de sa ceinture et les jeta devant eux.

— As-tu perdu la tête, pour me poser une question dont tu avais déjà la réponse ? Les Rougeâmes t’ont dévoré le cerveau, ma parole ! ricana-t-elle.

Gudrun se sentit indignée. Comment osait-elle parler ainsi à Harald, porteur de l’âme du plus grand chasseur de tous les temps ? Elle qui n’avait été investie que d’une âme mineure, comme le trahissaient ses yeux bleus ? Son sang ne fit qu’un tour. Elle se leva brusquement, laissant tomber la couverture de laine, et toisa Anya avec mépris. En temps normal, celle-ci aurait ri de sa tentative d’intimidation et lui aurait ébouriffé les cheveux. Elle réagissait toujours ainsi quand l’adolescente s’indignait de ses moqueries et de ses remarques provocatrices. Cette fois… ce fut différent. Au point que Gudrun eut l’impression qu’un nuage noir et glacé venait l’engloutir. Car la chasseresse esquissa un mouvement de recul, tandis que ses yeux d’ambre s’écarquillaient de peur.

— Quoi ? qu’as-tu ? lâcha la jeune fille d’un ton acerbe qui cachait mal sa propre frayeur face à la réaction de son aînée.

Anya jeta un regard vers Harald, qui secoua la tête et posa un doigt sur ses lèvres. Avant que Gudrun ne pût demander ce qui lui prenait, il lança :

— Mes excuses, Anya. Je suis fatigué et secoué par l’attaque des Rougeâmes. Comme toi, comme Gudrun. Viens donc près du feu et préparons ces lapins ! Je meurs de faim. Pas vous ?

Curieux… Jamais il n’avait décroché autant de mots en une fois. Comme elle se rasseyait, Gudrun ne put se départir du sentiment qu’il lui cachait quelque chose. Mais quoi ? Elle s’efforça de se remémorer les événements du soir précédent et soudain, elle se souvint. En sortant de sa transe initiatique, elle avait vu le même regard choqué chez tous les anciens présents. Puis il y avait eu ce murmure dans sa tête, qui l’avait averti…

Alors, cette voix, c’était l’âme dont elle avait été investie, n’est-ce pas ? Et la peur des autres venait de là ? Quelle âme l’avait donc possédée pour que les sages aient si peur ? Elle décida de poser la question à Harald.

— Harald, Grand Chasseur… Dites, hier soir…

— Plus tard. Je ne suis pas d’humeur à parler après avoir perdu un fils et presque tout le clan.

— Mais…

Le regard qu’il lui lança de ses yeux blancs la dissuada de poursuivre.

N’empêche, ça ne tient pas debout, tout ça… Un coup il bavarde comme un enfant qui découvre le langage, un coup il prétend ne pas vouloir parler maintenant. Qu’ai-je fait de mal ? Est-ce parce que j’ai survécu, contrairement à Held ?

Comme si Held ne lui manquait pas cruellement, à elle aussi. Lui qui faisait battre son cœur et brûler ses joues quand il la regardait ou s’adressait à elle… Lui dont elle aurait voulu partager la vie. Lui contre qui elle s’était fâchée à tort quand il l’avait empêché de courir vers la Mère possédée et vers sa propre mort...

Au bord des larmes, elle s’empressa de focaliser son attention sur autre chose : ses mains aux doigts bleuis, raides et douloureux, sa tenue cérémonielle chiffonnée et boueuse qui avait fini par sécher grâce au feu bienfaisant, l’odeur de la viande fraîche en train de cuire… Odeur qui vint réveiller sans pitié son estomac vide.

Le soleil était déjà haut dans le ciel quand les trois Deux-Âmes éparpillèrent les braises et se mirent en route. La Plaine Esprit n’était plus sûre. Harald avait exposé aux autres qu’il fallait se rendre vers les Contreforts Blancs en longeant la montagne, prêts à s’y abriter en cas d’attaque. Là vivaient les Hommes du Nord. Ceux-ci étaient de lointains cousins, venus bien longtemps auparavant de contrées mystérieuses. Leur civilisation était rudimentaire : ils ne comprenaient pas la nature du monde, parce qu’ils n’avaient qu’une âme, qui s’en allait pour toujours à leur mort au lieu de rester pour leur enseigner le passé et le savoir du monde. Néanmoins, ces Une-Âme pourraient les héberger un temps. Sans compter que de nombreuses peuplades interagissaient avec eux, surtout pour le commerce. Qui sait, peut-être pourraient-ils y rencontrer une autre tribu de Deux-Âmes et les avertir que les Rougeâmes étaient devenus plus entreprenants.

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