VI.

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Les Tournepierres sont les premiers êtres vivants que j’aie rencontré lors de mon exploration à la surface. Uniquement présents dans les massifs montagneux, ils ont l'aspect de gigantesques amas de rochers disposés de façon vaguement humanoïde. La ressemblance avec nous est lointaine, si bien qu’on peut en croiser plusieurs avant de se rendre compte de leur présence : grâce à leur apparence, on ne les repère que s’ils se mettent en mouvement. Solitaires, ils se rassemblent rarement. Mais ils acceptent volontiers de guider les voyageurs, pour peu qu’on sache où les trouver pour le leur demander. Ce peuple tend à disparaître : il y a peu de naissances et en vieillissant, les Tournepierres se transforment en rochers inanimés.

(Xoklon, Carnets de voyage)

Pas de plafond. Pas de mur. Pas de battement familier. Le vide, partout autour d’eux. Si l’on exceptait les montagnes, cicatrices boursouflées causées par les contorsions de Mécanâmes lors des violentes maladies qui avaient forgé son immunité face aux parasites courant à sa surface. Et le vent semblait dysfonctionner, avec ses rafales irrégulières comme un moteur déréglé. Kalax avait décidé que la surface était hostile, laide et surtout, gravement détériorée.

Sous la délégation, un vallon à l’herbe rase piquée de givre. Derrière elle, la grotte où ils avaient tué le lavique ouvrait une bouche noire sur les entrailles de la terre, au pied d’un tas de roches mal agencées. Seule la conscience d’être attendu retint Kalax d’y mettre bon ordre. Le chemin qu’il devait suivre avec son escorte serpentait à flanc de montagne, traversait un pierrier puis disparaissait dans une sombre forêt de conifères formant une masse indistincte dans la brume matinale.

Tout à coup, un amas de pierres se détacha de la paroi toute proche dans une séries de craquements sonores répercutés par l’écho. Le colosse se mit à parler d’une voix qui évoquait en miniature le fracas d’un effondrement minier.

— Vous êtes le Rouage de la Surface qu’attendent les Hommes du Nord ?

Kalax reporta son attention vers lui. Il avait déjà vu un Tournepierre dans les Archives d’Erovag mais il ne pouvait se défendre d’être impressionné par son aura, qui le faisait paraître deux fois plus large.

— Affirmatif. Déduction : tu es le guide qui doit me conduire jusqu’à eux.

L’habitant des montagnes émit un son minéral en cascade. Un rire ? Intéressant.

— Oh non, je ne vous conduis pas chez les humains. Tout au plus vous guiderai-je jusqu’aux contreforts de ces montagnes. Hors de question que je mette un pied sur leur territoire.

— Objection : ce n’est pas ce qu’on m’avait dit.

— Et pourtant, c’est ainsi. Quelqu’un d’autre prendra le relais. Je suis trop usé pour quitter le massif. Je suis de plus en plus un roc. Il ne m’est plus possible d’adopter un aspect… convenable aux yeux des êtres de chair.

Pendant qu’il parlait ainsi, les autres Mécanoïdes avaient rejoint leur chef, lourdement chargés et sur le qui-vive. Le Tournepierre les balaya du regard, puis :

— Je constate que vous êtes au complet. Allons-y, il faut atteindre les contreforts avant la nuit.

Le soleil s’était caché derrière les murailles de pierre sans plafond bien avant qu’elles ne fissent place aux collines. Aussi rien ne préparait-il les voyageurs au spectacle qui se dévoila soudain devant eux quand ils débouchèrent sur… sur quoi, au juste ? Il n’y avait pas de mot en langue mécanoïde pour cela… L’astre du jour avait réapparu, grosse boule de lave rouge rosé planant sur la ligne d’horizon ondulée. Il mettait en valeur les ombres et les reliefs lissés d’un cirque naturel, un champ de rochers moussus. On y accédait par un sentier en zigzag qui descendait en pente de plus en plus douce. Le sol était tapissé par la même herbe rase et gelée qu’à la sortie des souterrains familiers. Pour compléter le tableau, un grand courant d’air froid balayant la végétation rabougrie s’acharnait à repousser la délégation vers l’arrière.

Là, perchés sur un rocher, emmitouflés de… comment ça s’appelait, déjà ? Sa mémoire s'activa : c'étaient des peaux de bêtes. Bref, trois humains chaudement vêtus les attendaient. Deux d’entre eux tenaient une lance rudimentaire : manche de bois et fer émoussé. Ils se levèrent à leur approche, brandissant leur arme devant eux en une posture défensive, tandis que leur comparse demeurait assis.

Kalax les dévisagea avec curiosité : comment pouvait-on survivre dans un endroit pareil avec cette peau molle et fragile ? Il avait appris que les Imparfaits étaient très sensibles à la moindre variation de température et à la moindre agression de l’épiderme, là où les Mécanoïdes ressentaient le froid et la chaleur sans en souffrir.

Pour le reste, ces Nordiques ressemblaient beaucoup à son peuple : ils étaient juste plus robustes, des poils leur poussaient sur la tête, et peut-être ailleurs sur leur corps, mais c’était impossible à vérifier tant ils étaient engoncés dans leurs habits épais. Erreur : pas des poils, des cheveux. Il fallait être précis. Les Imparfaits n’aimaient pas qu’on les compare à des animaux, d’après les cours suivis par le Rouage lors de sa formation. Pourtant, ils en étaient bien proches.

Se rendant compte que les trois humains fronçaient les sourcils et se raclaient la gorge – bruit déplaisant s’il en était –, Kalax s’avança et leva la main vers sa poitrine, pouce, index et majeur contre son cœur, en signe de paix. Les brutes armées abaissèrent leur lance et s’écartèrent. Leur acolyte se leva et imita le geste du porte-parole. Bien ! Au moins, celui-là était un minimum civilisé.

— Au nom du Cœur du Monde, je vous salue, homme du Nord, commença le Mécanoïde d’un ton monocorde. Je suis Kalax, Rouage de la Surface, envoyé vers vous par mon peuple afin de mieux vous connaître et de conclure les accords que vous savez.

Il avait recouru à la langue locale : en tant qu’émissaire d’un autre peuple, il se devait de s’adapter pour éviter le moindre faux pas diplomatique.

— Je vous salue, Kalax, Rouage de la Surface. Je suis Astrid, femme du Nord et porte-parole des miens. Je viens vous guider jusqu’à notre village.

Kalax n’était pas idiot : à la façon dont cette Astrid avait durci le ton en insistant sur le mot « femme », il comprit qu’elle avait été vexée. En même temps, comment pouvait-il savoir ? C’était la première fois qu’il voyait ces êtres en vrai. De plus, sur les gravures envoyés par Xoklon, les femelles avaient une grosse poitrine et des poils… non, des cheveux plus longs. Or, avec ses peaux de bêtes, on ne voyait pas sa poitrine, ses cheveux étaient attachés comme ceux des deux guerriers mâles et elle était aussi trapue, aussi carrée de visage que les autres. Ils se ressemblaient tellement, tous les trois, qu’il était malaisé de les différencier. Sauf pour les yeux, peut-être : elle avait les yeux noirs comme le charbon, et eux, gris comme la pyrite de fer.

Néanmoins, Kalax savait aussi être poli et connaissait la marche à suivre avec les humains en cas d’erreur d’appréciation.

— Mes excuses. C’est mon premier contact réel avec votre peuple. Et la théorie ne suffit pas toujours, n’est-ce pas ? Je ne voulais pas vous vexer, femme du Nord.

Note personnelle : remercier Klixy pour la formule. Ses jeux auront eu leur utilité, après tout, songea le Mécanoïde.

Le regard noir s’adoucit.

— Il n’y a pas de mal. Venez, il est temps. La nuit va tomber.

Kalax acquiesça et se retourna pour remercier leur guide, mais le Tournepierre avait disparu.

— Ne cherchez pas l’homme-pierre, dit Astrid. Ils partent toujours comme ça, sans rien dire. Allons, suivez-moi. Vous n’aimeriez pas marcher sous les étoiles : c’est dangereux, ces derniers temps.

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