V

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Les Rougeâmes : le pire Fléau de cette terre. Dépourvus de corps, ils s’approprient les plus faibles des Deux-Âmes pour s’en nourrir. Les possédés dépérissent alors en quelques secondes : comme si on les vidait de leur substance, ils se dessèchent, ils maigrissent et quand les parasites en sortent, il n’en reste qu’une enveloppe momifiée. Pour les plus résistantes des victimes, le processus dure plus longtemps, mais la mort est inéluctable. Seuls les Pierrefendre sont capables de les tuer, grâce à leur maîtrise de la glace.

(Le Grand Bestiaire)

— Les Rougeâmes sont presque sur nous ! Fuyez ! Nous ne pouvons rien contre eux ! cria Huld.

Face à la tourmente sanglante qui les menaçait, il n’y avait rien d’autre à faire, en effet. Il fallait se réfugier dans les montagnes, et vite. Là, à l’abri du vent violent qui balayait la plaine, ils seraient en sécurité. Le peuple de la vieille chamane se mit à courir, tournant le dos à son ennemi le plus impitoyable. Hélas, portées par la tempête, les créatures sans corps étaient plus rapides et très vite, les premières victimes hurlèrent. Gudrun se retourna en ouvrant de grands yeux et vit les guerriers restés en arrière disparaître dans la brume rougeâtre. Quand le brouillard se dissipa, leurs yeux aux iris carmin étaient vides de toute expression. Pire, ils n’avaient plus que la peau sur les os. Lâchant leurs armes, les possédés squelettiques s’écroulèrent tandis que la nuée carmine se reformait au dessus des victimes.

Une main ferme attrapa le bras de la jeune fille et la tira en arrière.

— Secoue-toi, Gudrun ! Il ne faut pas rester là !

— Held ?

— Pas le temps de bavasser !

Il avait raison. Le cœur battant, frissonnante, la Deux-Âmes se mit à voler aux côtés de celui qui l’avait ramenée à la raison. Quand ils seraient en sécurité, il faudrait qu’elle le remercie. Tout en courant, elle jeta un regard en coin au garçon. Held, impassible, allongeait une foulée souple et régulière quand elle-même haletait péniblement. Il était si calme qu’elle sentit sa terreur s’apaiser. Elle calqua son souffle sur le sien et parvint à maintenir tant bien que mal la cadence.
Le cri suivant la fit sursauter. C’était une voix de femme. La voix… de Huld ? Par réflexe, elle tourna la tête en ralentissant.

— Non, Gudrun ! Ne fais pas ça ! Ils nous rattrapent.

— Mais, haleta-t-elle, nos amis, notre peuple… la Mère…

— Si tu t’en inquiètes maintenant, tu es morte ! Cours !

La jeune fille s’efforça de se concentrer sur sa fuite, mais les montagnes lui paraissaient toujours aussi lointaines et elle était persuadée que leur guide, leur dirigeante étaient tombée. Mue par une impulsion irrépressible, Gudrun ralentit, s’arrêta et se retourna sans plus prêter attention aux appels insistants de son ami. Chassant avec agacement ses longs cheveux noirs de ses yeux, elle plissa les paupières pour mieux y voir. Et là, elle l’aperçut : la Mère des Âmes, droite et fière, semblait briller au cœur de la nuée rouge qui l’entourait. Tantôt la masse sanglante semblait s’éloigner d’elle, tantôt elle la masquait presque entièrement. Des bribes d’incantations parvenaient aux oreilles de la jeune femme tremblante. Elle parvenait presque à en distinguer les mots. Tout à coup, la lumière émanant de Huld devint aveuglante. Gudrun détourna le regard, les larmes aux yeux. Quand elle put de nouveau y voir, les Rougeâmes avaient disparu et le corps de la vieille Deux-âmes gisait au sol.

— Grande Mère !

Gudrun leva le bras devant elle et fit deux pas en avant. Held l’attrapa par l’épaule.

— C’est trop dangereux ! Il faut fuir ! insista-t-il.

Fuir, fuir… Il n’a que ce mot-là à la bouche ! Qu’est-ce que je lui trouve, au juste ?

Aussitôt, elle se dégagea et regarda de nouveau derrière elle.

— Mère !? Oui ! Elle vit !

Huld venait de tendre une main vers elle dans un geste saccadé. Mais l’espoir fut de courte durée : la main en question retomba tandis qu’une silhouette écarlate s’échappait de l’aïeule pour engloutir les fuyards les plus lents.

— Non ! Mère ! hurla Gudrun d’une voix stridente.

Sa vue se brouilla, sa gorge se serra. Suffocante, elle se rendit à peine compte que son compagnon la tirait par la main et l’entraînait à nouveau dans sa course. Elle ne voyait plus le sol herbeux qui défilait sous ses pieds. Elle ne sentait plus le vent cinglant qui giflait ses vêtements et qui donnait une vie propre à sa chevelure d’ébène. Elle n’entendait plus les hurlements des victimes des Rougeâmes. Dans sa tête, le chant du Deuil résonnait en silence :

Voyez la nuit qui vient chercher les âmes tombées

Voyez les ombres qui tombent sur les âmes mourantes

Dormeuse, accueille les corps en ton sein protecteur

Éloigne de tes bras glacés nos ennemis damnés

Dormeuse, reine du lac, déesse des glaciers

Accueille en ton royaume les âmes mourantes

Ou elles seront par l’ennemi dévorées.

Voyez la nuit qui vient chercher les âmes tombées

Voyez les ombres qui tombent sur les âmes mourantes

Voyez : un est mort, un recevra sa moitié

Car la mort n’est qu’un passage vers un nouvel éveil

Et à la nuit naissante

Succède le soleil.

Alors seulement Gudrun reprit conscience du monde qui l’entourait. De ses poumons brûlants, suffoqués. Et de la montagne toute proche. Elle ralentit, trébucha. Held s’arrêta pour la serrer contre lui.

— Nous y sommes presque. Un petit effort ! chuchota-t-il, le souffle court, lui aussi.

— Je ne peux plus, je… je n’y arrive plus, bafouilla-t-elle en réponse.

Chaque mot était une torture. Son ami se raidit soudain, l’œil perdu au loin.

— Il faudra bien que tu y parviennes, pourtant. Sans quoi, nous sommes morts.

— Que…

Se dégageant de ses bras moites de sueur, elle suivit son regard. Un courant glacé lui tordit les entrailles : les Rougeâmes les avaient rattrapés... Tout était perdu !

Comme ses jambes se dérobaient sous elle, Held la rattrapa.

— Écoute, Gudrun. Si nous voulons que l’un de nous survive, il n’y a qu’une solution. Et il faut que ce soit toi qui t’en sortes. La Mère des Âmes t’appréciait plus que quiconque, elle voyait en toi sa remplaçante.

— Mais… quoi ? Non, tu ne peux pas rester en arrière !

— Il le faut. Je vais les retenir. Tu sais que j’ai raison, alors ne discute pas et va-t'en ! Tu es presque arrivée. Rejoins ceux qui ont réussi à atteindre le refuge des montagnes. Aide-les à se remettre, joue le rôle qui t’est échu.

Held avait lâché ces paroles à toute vitesse, inquiet. Gudrun avait beau refuser l’inévitable, il avait raison. Presque malgré elle, elle se détourna avant de donner toutes ses maigres forces dans une dernière course. Elle n’osa pas regarder en arrière quand elle entendit crier le jeune homme. Il s’était sacrifié pour qu’elle vive. Hors de question de gâcher son geste. Elle ne s’arrêta que quand ses pieds refusèrent de la porter. Alors, elle se roula en boule sur le sol et pleura.

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