Cages d’Os : les âmes errantes, bonnes ou mauvaises, sont attirées par les corps. Seulement, les âmes des morts qui ont eu une vie honorable respectent leurs hôtes potentiels et, à ce titre, nous pouvons les autoriser à nous investir lors d’un rituel approprié. Les esprits parasites comme les Rougeâmes ne respectent rien et sont prêts à s’installer dans n’importe quel corps doté d’os solides. Telle est la raison d’être des Cages d’Os : piéger les âmes malveillantes en un endroit où elles ne pourront plus nuire. Elles ne nous ont jamais fait défaut. Assure-toi de leur solidité avant chaque Nouvelle Lune et chaque Pleine Lune : c’est là que les esprits mauvais se déchaînent le plus.

(Le Livre des Mères)

Gudrun était en transe. Les battements du tambour et ceux de son cœur envahissaient tous ses membres, faisaient vibrer ses entrailles, sa chair et ses os. Elle percevait à peine la foule qui se devinait dans le clair-obscur mouvant des feux de joie. Elle ne voyait plus les piquets au bout desquels pendaient les Cages d’Os protectrices. Elle n’accordait plus d’importance à la présence des quatre autres aspirants – un nombre inhabituel. Held lui adressa un petit geste quand leurs regards se croisèrent. Elle lui sourit brièvement mais ni son apparence athlétique, ni ses yeux profonds, ni son aura charismatique ne parvinrent à l’émouvoir tant elle était dans un état second.

Est-ce cela, la Transe ? Curieux, c’est très différent de ce qu’on m’avait décrit…

Dans un état second, elle avait le sentiment d’être là sans l’être. Tout lui paraissait à la fois plus clair, plus net et plus éloigné. Comme si elle observait la scène de loin au lieu d’en être actrice. Et le tambour prenait de plus en plus de place…

...drun… Gudrun !

C’était son tour. Les jambes en coton et les sens embrumés comme si elle rêvait, elle avança. Au centre de la place, le cercle de flammes allumé pour les trois adolescents précédents brillait toujours aussi vivement. De l’autre côté, la Mère attendait, droite et fière, le regard ferme. Elle prononça les paroles rituelles pour la quatrième fois.

— Viens, ô Gudrun. Viens recevoir l’Âme qui t’attend. Un est mort, Un reçoit sa Moitié.

Les paroles rituelles se détachaient clairement du rythme lancinant joué par les musiciens. La jeune fille franchit le rideau embrasé en retenant brièvement son souffle. Avait-elle mal opéré la Purification ? Une seconde, une flèche de panique traversa son cœur emballé. Au même instant, le vent se leva et les flammes, comme vivantes, se tordirent douloureusement et s’inclinèrent vers le centre du cercle en crachant des étincelles dans tous les sens. Quelques-unes vinrent ronger le vêtement cérémoniel de Gudrun avant de s’éteindre sans plus de dommages. Des exclamations retentirent tandis que les tambours accéléraient la cadence.

Inspire, expire. Là. Tu n’as rien. N’aie pas peur. Pense à ta famille. Tu dois lui faire honneur.

La Transe, les tambours s’emparèrent d’elle et la cérémonie de l’Investissement poursuivit son cours. Comme dans un rêve, l’adolescente entonna les paroles qu’on lui avait enseignées.

— Voyez, Mère des Âmes. J’ai passé l’épreuve du feu. Voyez, Âmes d’antan, je suis prête à vous recevoir. Si une Âme parmi vous m’en juge digne, qu’Elle vienne à moi. Si aucune Âme ne m’en juge digne, que les flammes s’emparent de moi. J’attends humblement ma sentence.

Battements de tambour, battements de cœur. Silence oppressant. L’attente était-elle censée durer autant ? Sa perception du temps était-elle déformée ? Des murmures retentirent. D’abord imperceptibles, ils occupèrent bientôt toute l’ouïe de la jeune femme, occultant la musique. Que se passait-il ?

Alors qu’elle tournait des yeux angoissés vers la Mère des Âmes, un souffle de vent violent se leva de nouveau. Les flammes dansèrent, s’élevèrent plus haut et se couchèrent brusquement avant de s’éteindre tandis que les Cages d’Os suspendues aux poteaux s’entrechoquèrent violemment avant de se décrocher. Les Deux-Âmes crièrent et commencèrent à reculer en désordre. Seuls Gudrun, Huld et les guerriers demeurèrent immobiles : ces derniers s’apprêtaient à défendre chèrement la vie de la tribu. Quant à Gudrun, elle avait trop peur pour esquisser le moindre geste. Était-elle maudite ? Au centre du tourbillon venteux, elle était glacée jusqu’aux os. Ses vêtements et ses cheveux, tirés en tous sens, semblaient vouloir s’arracher. La jeune aspirante tenta d’implorer la Mère des Âmes, mais pas un son ne sortit de sa bouche quand elle vit à quel point la fureur et l’effroi tordaient ses traits ordinairement impassibles. Elle semblait parler mais ses mots ne franchissaient pas la muraille tempétueuse qui se déchaînait dans le cercle.

En revanche, des murmures désincarnés lui parvenaient en une langue inconnue. Tournant la tête en tous sens, elle tenta de les suivre.

Qui êtes-vous ? interrogea-t-elle silencieusement. Je ne comprends pas ce que vous dites.

Les murmures devinrent tout doucement plus proches, plus intelligibles et soudain, elle les comprit.

Rougeâmes… Les Rougeâmes approchent !

Le sang de Gudrun ne fit qu’un tour tandis qu’elle hurlait les mêmes mots à la cantonade.

— Les Rougeâmes approchent !

Le vent retomba brusquement. Les cris s’apaisèrent. Autour de Gudrun, tout le monde paraissait sidéré. Même la Mère des Âmes. Même les guerriers les plus endurcis.

— Qu’avez-vous à me regarder comme ça ? Les Rougeâmes arrivent, les Cages d’Os sont brisées, nous sommes en danger ! s’égosilla la jeune fille.

À présent que la voix lui avait parlé, elle se sentait… différente. L’Investissement avait sans doute fonctionné, après tout.

Nouvelle bourrasque. À l’horizon, une brume rouge à mille têtes avançant à une vitesse effarante.

Sans articuler un mot de plus, la toute nouvelle Investie la pointa du doigt. Les autres tournèrent enfin la tête dans la même direction et le campement reprit vie. Il était temps. Les monstrueuses entités étaient presque sur eux.