II.

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L’Explorateur Xoklon est une des personnalités les plus marquantes du monde souterrain. Simple mineur en l’an 2035 de l’ère de Bronze, il déboucha à la Surface par pur hasard et, séduit par son étrangeté, y organisa plusieurs expéditions discrètes avant de disparaître mystérieusement en 2047. Depuis, il est activement recherché par ceux qui ont suivi son exemple. C’est ainsi que l’on a découvert l’existence des Imparfaits. Ils se sont montrés plutôt amicaux jusque-là, malgré ces étranges états d’âme qu’ils appellent émotions et qui les empêchent parfois d’être rationnels. Aujourd’hui, il est temps de nouer des liens officiels avec eux : ils nous ont clairement fait comprendre que nous ne tirerions d’eux aucun renseignement s’ils n’y gagnent rien en contrepartie. Ainsi, dans dix jours, un Rouage de la Surface sera nommé et envoyé là-haut pour tenter de comprendre un peu mieux ce peuple étrange.

(Chroniques du Noyau, année 2085 de l’ère du Bronze, jour 71)

Clic clic clic clic… Dans le silence paisible des couloirs de pierre obscurs, les rouages du Noyau faisaient entendre un doux cliquètement, ronronnement régulier qui berçait la vie des Mécanoïdes de leur naissance à leur mort. Kalax aimait ce bruit. Il ne se voyait pas vivre sans. Pourtant, il allait devoir s’en passer pour un moment : la veille, il avait été nommé Rouage de la Surface. C’était donc lui qui établirait le contact entre son peuple et les Imparfaits qui s’appelaient eux-mêmes les Hommes du Nord. Il s’abîma dans la contemplation du Cerveau-cœur de la planète. Mi organique, mi mécanique, celui-ci luisait dans la pénombre. Les veines translucides gonflées de lave qui l’alimentaient jetaient leur lumière chaude dans la caverne rougeoyante et se reflétaient dans les parois lisses des ventricules.

Kalax s’approcha et posa avec précaution une main fine et brillante sur le centre de toute vie, l’âme de la planète. Ses articulations délicates et sa peau métallique couleur de cuivre reflétaient aussi la lueur orangée qui pulsait dans les veines de verre. Il pouvait voir son reflet dans le cœur : ses yeux, deux trous noirs en amande où brûlait un feu lointain, paraissaient chercher à voir les rouages à travers la paroi souple et chaude. Ils animaient son visage de métal rouge dont les traits réguliers ne manquaient pas de beauté ni de mobilité sous son chapeau haut-de-forme. Son chapeau tout neuf... il l’avait depuis peu : c’était l’insigne de sa nouvelle fonction, tout comme son costume tissé d’or souple rehaussé de broderies d’argent.

Même s’il aurait apprécié de rester là plus longtemps, il s’en écarta. Non qu’il regrettât de devoir partir : les Mécanoïdes ne ressentaient pas le regret, sans compter que ce voyage était indispensable au bon fonctionnement de la planète et de son peuple. Simplement, le battement sourd de la terre et le ronron de ses engrenages lui manqueraient, au sens où ne pas les entendre lui donnerait l’impression que ses oreilles étaient défectueuses.

Promesse : nous nous reverrons un jour, ô Cerveau-cœur.

Le nouveau Rouage de la Surface quitta la grotte du noyau pour superviser les préparatifs du départ, accompagné tout du long par les cliquetis familiers des engrenages du monde. En chemin, il se heurta à Klixy. Ou plutôt, celle-ci lui fonça dessus. Heureusement, il avait l’habitude de ses charges passionnées. Posant un pied en arrière pour supporter l’assaut, il parvint à ne pas tomber.

— Conseil : Klixy, comporte-toi en vraie Mécanoïde, lui reprocha-t-il en la repoussant doucement. Explication : tu es plus émotive qu’une Imparfaite.

En apparence, la jeune fille était semblable à ceux de son peuple : une silhouette filiforme, pas très grande ; une peau métallique d’or pâle, comme tous les jeunes de son âge ; des flammes oculaires d’un beau vert intense dans un visage fin, allongé, parfaitement lisse, au nez à peine ébauché. Le chapeau qui la coiffait était posé sur le côté et attaché par un ruban de cuivre tressé. Son costume, enfin, était moins somptueux que celui de Kalax : pas de broderies ni de fioritures, puisqu’elle n’avait pas encore de fonction particulière dans la société.

Sans paraître accorder d’importance à l’examen dont elle était l’objet, Klixy s’écria d’un ton théâtral :

—Pitié, Kalax, laisse-moi donc un peu de temps avant de devenir une digne Rouage ! Je n’en ai pas encore l’âge…

— Peut-être, mais tu n’en es plus très loin !

— Dis donc, frère-de-forge, quand es-tu devenu si rabat-joie ? Ah, mais oui, j’oubliais ! Sa Seigneurie est désormais le Très-Honoré Rouage de la Surface !

Et elle lui adressa une révérence exagérée en cliquetant d’un rire affecté tandis que le feu dansait dans ses orbites.

Kalax la fixa sans mot dire. Face à son silence, Klixy cessa de jouer.

— Requête : accepte mes excuses. Je ne voulais pas te vexer…

Les offenses et les excuses étaient rares entre Mécanoïdes : les erreurs aussi. Mais, comme Kalax, Klixy avait suivi des cours spécialisés en ethnologie surfacienne, dans l’objectif d’aller un jour à la surface. Kalax s’était avéré meilleur qu’elle. Il avait donc été choisi comme Rouage, pas elle. Mais ces leçons avaient laissé des traces : la jeune sœur-de-forge de Kalax avait adopté certains travers linguistiques propres aux Hommes du Nord.

— Correction : je ne suis pas vexé. Les émotions, c’est juste bon pour les Imparfaits, Klixy. Les excuses aussi. Cesse de jouer les humains.

— Explication : je me demandais juste ce que ça faisait d’avoir des émotions. Il n’y a rien de mal à faire une petite expérience.

— Est-ce que ça a fonctionné ?

— Non.

— Bien entendu. Raisonnement : ce n’est pas parce que tu fais semblant d’être désolée ou joyeuse que tu l’es vraiment. Par ailleurs, c’est à cause des émotions que les Imparfaits font des erreurs. Or, nous n’avons pas le droit à l’erreur : la planète doit fonctionner parfaitement en continu.

— Prédiction : ta prétention finira par te jouer des tours. Si tu sous-estimes ceux auprès de qui tu dois représenter notre peuple, quelle image vas-tu donner de nous ? Les Hommes n’accepteront pas ton mépris. Conséquence : ils ne voudront pas nous écouter et ta mission se soldera par un désastre.

— Suffit, Klixy. Tu n’y connais rien. Je sais ce que j’ai à faire, je n’échouerai pas. Fin de la discussion.

Sans plus attendre, il s’éloigna d’un pas ferme. Il était temps de finaliser les préparatifs.

Alors qu’il se rapprochait doucement de la périphérie de la cité, il percevait de moins en moins les battements mécaniques du Cerveau-cœur. Il atteignit le Sas, une vaste grotte qui communiquait avec la surface via un simple ascenseur. Celui-ci, sorte de boîte coiffée d’un dôme de cuivre, l’attendait, grille grande ouverte. Une foule d’ouvriers mécanoïdes vêtus de simple argent allaient et venaient dans la caverne, vérifiant les paquetages de la délégation, entassant le minerai qui devait leur servir de nourriture, jaugeant les réserves d’huile et d’eau.

Sans leur prêter attention, Kalax leva les yeux vers les hauteurs en suivant la trajectoire des engrenages qui tapissaient la paroi du côté de l’ascenseur. Que trouverait-il, à la surface ? Les théories échafaudées à partir des récits des explorateurs lui occupaient l’esprit. On lui avait parlé d’une sorte de grande caverne sans plafond ni parois, avec un vide bleu au-dessus de la tête. On lui avait parlé de froid et de chaleur, de saisons, sans qu’il comprenne bien ces notions : rien de tout cela n’avait de sens dans son monde. Et bien sûr, on lui avait parlé des Imparfaits : des êtres soumis à leurs émotions et de ce fait, incapables de penser efficacement. Et voilà qu’on lui demandait d’aller poser les bases d’une relation diplomatique et commerciale à long terme avec eux. Officiellement, du moins. En réalité, il s’agissait de surveiller leurs activités – les Hommes du Nord s’étaient mis en tête qu’ils pouvaient récolter du minerai dans les entrailles de Mécanâme mais ils ne savaient rien de la façon dont s’y prendre sans blesser la planète. Leur vendre des matières premières ou, mieux, des produits finis éviterait une catastrophe environnementale irréparable. À condition de parvenir à traiter correctement avec eux.

— Oh, Kalax !

Il se retourna : qui donc venait le tirer de ses réflexions ? Mais en reconnaissant le Mécanoïde en approche, ses flammes oculaires gagnèrent en éclat. Il s’agissait du Gardien en personne, suivi par ses conseillers. C’était l’un des plus âgés d’entre eux : sa peau métallique était presque noire sous l’effet de l’oxydation, des cristaux de quartz pendaient sous son menton et son costume vert-de-gris semblait aussi vénérable que lui. Kalax adopta l’attitude de déférence appropriée, une main sur la poitrine, l’autre touchant légèrement le front, en hommage au Cerveau-cœur. Les nouveaux venus l’imitèrent, puis le Gardien lui demanda :

— Comment se porte notre nouveau Rouage de la Surface ?

— Analyse : comme un mécanisme huilé de frais, père-frère. Raison : cette expédition devrait se dérouler sans anicroche.

— Précision : à condition que tu saches faire preuve d’un peu de compréhension envers nos voisins d’en haut. Tu devrais en être capable avec ton handicap. Je sais que tu n’as pas oublié que c’est en partie grâce à lui que tu as obtenu ce poste.

Kalax se rembrunit : la flamme de ses yeux jaillit vivement avant de se réduire à un petit point imperceptible. Le Gardien Ixaq, prudent, recula d’un pas, ce qui poussa le Rouage à se ressaisir. Il faisait partie des rares de son peuple à souffrir de surchauffe chronique : en d’autres termes, quand il se trouvait en désaccord avec quelqu’un d’autre, son sang pouvait se mettre à bouillir. Littéralement. Les surfaciens auraient décrit cette réaction comme un signe de colère. Il s’en défendait de son mieux et jouait les insensibles, mais personne ne s’en laissait conter pour autant. De même, tout le monde savait qu’il méprisait les humains parce qu’il refusait d’accepter qu’il était presque aussi colérique que les moins émotifs d’entre eux.

— Constat : tu as donc croisé Klixy. Ne prête aucune valeur à ses plaintes, Gardien. Arguments : d’une part, elle cherche à imiter les comportements des Imparfaits par jeu ; d’autre part, elle est trop jeune pour comprendre ce dont elle parle. Je ne les méprise pas : je me méfie de leur manque de rationalité. Ils ne comprennent pas ce monde et, si on les laisse faire, ils le détruiront au nom de leurs passions quand seules la logique et la raison devraient gouverner leurs actes.

— Objection, contra le vénérable Mécanoïde en rajustant sa corne ducale ornée d’une clef. Ils ne sont pas encore éteints : les émotions fortes ne doivent donc pas être aussi destructrices que nous le supposions.

— Père-frère, tu as toi-même émis cette hypothèse, pourtant. Pourquoi ce revirement ?

— Parce que ce n’est pas en les traitant comme des enfants que nous ferons prendre conscience aux Imparfaits de leurs idées fausses. Explication : remettre en place des rouages aussi importants est un travail d’horloger. Quand tu réparais des montres, ce n’est pas en tapant dessus avec un marteau que tu y parvenais. Le procédé est le même ici : il faut du doigté, de la délicatesse et de la patience. Récapitulatif : comporte-toi en digne Mécanoïde et pas en être de chair.

— Approbation. Gardien, je me remémorerai tes paroles pragmatiques chaque fois que je serai tenté d’utiliser le marteau.

— Bien. Te voilà remis sur les rails de la raison. Bon voyage, Kalax. Que le Cerveau-cœur te protège.

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