I.

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Dans l’obscurité, j’attends. Je ne suis rien, et je suis tout. Je les perçois qui s’agitent, là-dessous, au-dessus, tout autour. Je les entends sans entendre, je les vois sans voir. Ils sont loin, et pourtant si proches que je pourrais les toucher si j’avais des mains. Mais la malédiction m’en empêche.

Dans l’obscurité, j’attends. Des fragments de rêves et de cauchemars sans nom agitent mon sommeil forcé. Des échos d’un lointain passé remontent à la surface de mon esprit brisé, étroitement mêlés aux embryons des futurs possibles. Une autre facette de la sentence qu’on m’a infligée.

Dans l’obscurité, j’attends. Malgré le mal qui m’entrave, mon heure viendra, je le sais. Je l’ai vu dans tous les avenirs probables et improbables. Un jour, je serai libre. Et alors… Personne ne pourra m’empêcher de me faire justice.

(Anonyme)

— Attention, Gudrun, pas de crises d’angoisse ce soir, d’accord ? Autrement, tu ne pourras pas recevoir ta deuxième âme…

— Je ferai de mon mieux, Mère des Âmes.

— Tu te rappelles comment faire pour conserver ta sérénité ?

— Oui, Mère des Âmes. J’inspire, j’expire. J’inspire, j’expire ! Je visualise mon corps, mon âme. Je ressens, je sens, j’entends. Et je regarde en moi le Cristal du Silence, l’Arbre de Paix, la Flamme de Vie. Je L’écoute résonner sans bruit, je Le regarde pousser en moi, je La sens réchauffer mes veines.

— Bien, Gudrun, très bien. Penses-y, pratique le rituel de Sérénité après t’être purifiée, et quand ton tour viendra de recevoir ton âme-forte, entre dans le cercle et tout se passera bien.

Gudrun hocha respectueusement la tête, ses yeux de jade pailletés d’or fixés dans ceux, quasiment blanc, de Huld. La jeune fille faisait partie du peuple des Deux-Âmes. Plus particulièrement, elle appartenait à la tribu de la Dormeuse – une des Âmes ancestrales les plus puissantes, celle qui modelait le destin du monde dans ses rêves.

En ce jour, la jeune fille allait recevoir sa deuxième âme, son âme-forte, au cours du rituel de passage à l’âge adulte. Elle avait encore du mal à le réaliser. Aussi se sentait-elle comme engourdie. Calme. Ses sensations étouffées comme si elle rêvait au lieu de vivre le moment présent.

La Mère, accroupie à ses côtés, se leva. Cette grande femme aux cheveux immaculés, encore mince et musclée malgré son âge canonique, était à la fois le guide spirituel et le chef de la tribu. Ses yeux blancs aux paupières noircies au charbon, de plus en plus ternes, étaient le signe que son âme-forte, la Dormeuse elle-même, avait presque totalement pris le dessus sur son âme-natale. La vie de Huld touchait donc presque à son terme…

— Gudrun ? Ton esprit dérive, tu n’es plus avec moi.

La jeune aspirante rougit, honteuse d’avoir été prise à rêvasser. Elle baissa la tête. Dans ce mouvement, son opulente chevelure aile-de-corbeau, qu’elle n’avait pas encore attachée, dissimula ses traits fins.

— Pardon, Mère des Âmes, murmura-t-elle, mortifiée à la pensée qu’elle avait dû décevoir la Mère.

— Attention, Gudrun, répéta la sage dirigeante. Cela aussi peut te jouer des tours pendant le rituel. Laisse ton imagination vagabonder et aucune Âme puissante ne s’intéressera à toi. Pire, tu risques d’être la proie des Rougeâmes. Tu sais pourtant qu’ils sont à l’affût de la moindre faille pour se nourrir de notre essence…

Les joues brûlantes, la jeune fille releva tout de même la tête vers son mentor.

— J’en suis consciente, Mère, acquiesça-t-elle solennellement. Je me concentrerai mieux que jamais. Ainsi, nul Rougeâme ne pourra m’attaquer. Qui sait ? Peut-être que j’attirerais une Ancienne, de cette façon !

Toujours debout, son interlocutrice haussa un sourcil.

— Vraiment ? Je ne te savais pas si ambitieuse. Rappelle-toi qu’il faut être forte pour accueillir une telle âme, et plus forte encore pour l’empêcher de te tuer.

Gudrun ne répondit rien. Elle savait que ses espoirs pouvaient paraître empreints de prétention ou d’orgueil mais elle n’ignorait pas que les autres jeunes filles nourrissaient les mêmes rêves en secret. Elles en avaient parlé ensemble. Elles avaient même parié. Pour les membres de la tribu, aucun des adolescents de cette année n’avaient la carrure pour accueillir une Ancienne, une Mère potentielle. Éventuellement, on pourrait avoir une âme forte. Une âme d’or, une âme de Héros. Et encore : la majeure partie d’entre eux pensaient que seul Held avait le potentiel pour en attirer une. Sa force de caractère, son apparence, son charisme, son sourire irrésistible…

Ça suffit ! se tança-t-elle intérieurement. Arrête de te comparer aux autres. Et surtout, arrête de penser à Held.

Comme si elle avait pu lire en elle, la Mère des Âmes sourit.

— Je te laisse te purifier et te préparer. Je vais voir les autres. Que la Dormeuse te soit favorable, mon enfant.

— Et que tes rêves se réalisent, Mère, répondit Gudrun, respectueuse des traditions.

Sur un dernier sourire plein de bienveillance, la vieille femme sortit de la tente. Gudrun eut à peine le temps de voir que le ciel se parait des couleurs du couchant avant que le rabat de cuir ne se referme sur elle : il lui restait donc un peu de temps avant l’Appel.

Une fois seule, la jeune fille songea, pleine de déférence, à la sollicitude et à la douceur dont la Mère la comblait. Bien sûr, elle ne réservait pas ce traitement à Gudrun seule. Tous les jeunes gens qu’elle avait formés avaient droit aux mêmes égards, à la même patience. Et tous aimaient la Mère, la respectaient, la vénéraient.

L’aspirante de seize ans parcourut du regard l’intérieur du Tipi de Purification qu’on lui avait attribué. Un unique globe projetant une flamme bleue, couleur des Âmes, répandait une lumière diffuse donnant un aspect irréel aux objets qui l’entouraient. Une cage d’os suspendue au-dessus de sa tête, presque à portée de main, pour piéger les mauvais esprits – les Rougeâmes. Un bassin d’eau fraîche du lac glaciaire de la Dormeuse, indispensable pour se purifier. Un miroir, objet rare et précieux servant à lire les rêves de la déesse-totem pour interpréter l’avenir. Un bouquet de plumes – plumes de corbeau et plumes de cygne – pour tenir éloignées les Messagères de la Mort, comme dans toutes les tentes ; Gudrun l’effleura du bout des doigts pour se rassurer. Enfin, presque derrière elle, un portant de bois rustique accueillait ses vêtements de cérémonie – une tunique de lin écru toute simple, brodée d’une flamme bleue au niveau du cœur, un lien de cuir pour les cheveux, une large ceinture de lianes tressées pour ajuster la tunique. À ses pieds, un coffret entrouvert exhibait son contenu, des gemmes minuscules à tresser dans les cheveux – des cœurs de Luminâmes, récupérés au péril de leur vie par les guerrières Deux-Âmes.

Un cor lointain sonna une fois. Il était temps de se purifier. Se levant, Gudrun laissa glisser ses vêtements ordinaires sur le sol, dévoilant un corps de petite taille qui aurait pu sembler frêle sans les muscles fins qui jouaient sous la peau laiteuse de ses membres. Sans hésiter, elle se plongea dans le baquet d’eau froide et cristalline. Sur le moment, sa fraîcheur lui coupa le souffle mais elle s’aspergea courageusement et, une fois accoutumée à la température, s’assit en tailleur dans le bassin en claquant des dents. Il était temps de s’immerger dans la méditation de Purification. Se contraignant à ne pas bouger, apaisant à grand-peine sa respiration, les yeux clos, elle se laissa envahir par le froid piquant du bain. Petit à petit, malgré ses craintes, la magie du rituel opéra et le malaise fit place à une sensation de bien-être. Elle imagina que l’eau glacée pénétrait sa peau, imprégnait ses muscles, remplissait ses os et ses veines. Elle la regarda remonter vers le cœur, les poumons, le cerveau. La sensation d’être gelée laissa soudain place à la brûlure, quasiment insupportable. Elle ne pouvait pas y arriver… Ce n’était pas possible ! C’était trop, trop douloureux, elle allait mourir ! Mais tout à coup, elle revit le visage bienveillant de la Mère. Pouvait-elle la décevoir ? Non, assurément.

Concentre-toi, Gudrun, s’il te plaît, ne lâche rien !

Elle tint bon, et une douce chaleur l’envahit de la tête aux pieds. Elle ressortit, telle un feu liquide bleuté, de son cerveau, de ses muscles, de son cœur. La flamme de la purification circula dans son sang, dans ses os, se diffusa à ses muscles, voyagea vers sa peau et elle crut voir émerger de ses mains une brume invisible, malgré ses paupières fermées.

Le cor sonna deux fois. Gudrun ouvrit les yeux pour se rendre compte que la vapeur n’était pas illusoire et que l’eau de purification étaient devenue plus noire que la nuit.

J’ai réussi ! Je n’ai pas cédé à la panique !

Soulagée, elle sortit alors du bain pour s’envelopper des vêtements rituels, toute ruisselante d’eau et de chaleur. Au même instant, une femme entra pour l’assister, une femme aux cheveux de feu, aux yeux d’ambre liquide. Sa mère, Freyja. Aucun mot ne devait être échangé entre elles, sous peine de rendre caduc la cérémonie, mais elles échangèrent un sourire dans lequel elles mirent tout l’amour qui les liait, depuis la naissance jusqu’à ce jour solennel. Gudrun avait été élevée avec tendresse et fermeté, sans excès de complaisance ni rigueur inutile. C’était à se demander d’où lui venaient ses angoisses…

La Deux-Âmes d’âge mûr entama une litanie sans parole de sa voix chaude. Le chant de la Préparation. De retour à la réalité, sa fille s’installa sur le tapis de roseaux, vêtue de sa tunique écrue. Après s’être agenouillée derrière elle, Freyja entreprit de la coiffer, enfilant avec art les cœurs de Luminâmes dans les mèches d’ébène qu’elle nattait minutieusement. Enfin, elle rassembla la multitude de fines tresses en une queue de cheval qu’elle attacha avec le lien de cuir traditionnel. Elle se releva.Sa fille, qui en avait profité pour accomplir la Méditation de Sérénité, l’imita en silence avant de parachever sa mise en accrochant une Cage d’Os miniature à sa ceinture.

Le cor sonna trois fois. Les tambours se mirent à psalmodier suivant un rythme lent. Gudrun se dirigea vers la sortie du tipi, le cœur battant. L’heure de l’Investissement avait sonné.

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