Souvenir d'un monde perdu (fin)

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Ses yeux étaient d'un bleu rare, très clair ; ils avaient dû être superbes dans sa jeunesse, mais les décennies les avaient pâlis et délavés. Il n'en restait plus que deux miroirs polis, semblables à des fragments de glace. Écho se tortilla avec gêne sous ce regard-là. Sa sœur essaya de répondre à la question, si vaste, si compliquée à traduire avec des mimes grossiers.

Pour avoir des réponses. Pour connaître notre passé. (Elle ne parvint pas à lui faire comprendre ces concepts et ajouta, frustrée.) Nous venons d'ici. Nous venons de la Maison. À l'origine.

Cela, elle réussit à le lui transmettre. Elle avait pensé le surprendre par cette révélation, mais ce ne fut pas du tout le cas. Elle ne faisait que confirmer quelque chose qu'il avait déjà compris bien plus tôt. Peut-être même dès qu'il les avait vues.

Il se tourna vers la bouche noire et muette de la Maison, à un pas de lui, qui attendait en silence de les engloutir.

– Vous n'apprendrez rien dans la Maison. Il n'y a plus personne. Elle tombe en ruines depuis bien longtemps, et seul reste le silence à l'intérieur. Ainsi que les geais et les écureuils...

D'un geste, il mima l'idée globale à l'intention d'Orchidée. Il n'accorda aucune attention à Écho, ayant bien compris qu'elle ne s'exprimerait pas, qu'elle resterait derrière sa sœur. Mais cela ne la dérangeait pas. Elle avait toujours été ainsi, depuis sa naissance. Il lui plaisait d'être une ombre et de laisser Orchidée prendre la lumière pour deux.

Plus personne ? répéta Orchidée. Mais vous, vous êtes là. Vous êtes resté.

Il comprit très bien ce qu'elle voulait dire, mais ne répondit pas. Dans un grognement, il se rassit sur le perron et traîna quelque chose près de lui. Une sorte de plateau quadrillé, couvert de cases noires et blanches, aux coins grignotés par le temps et les insectes. Était-ce une sorte de jeu ? Était-ce ainsi qu'il passait le temps ?

– J'espère quand même que vous n'avez pas tout oublié, que vos parents ne vous font pas manger des termites ou hurler à la lune. (Elles détectèrent le sarcasme, sans rien comprendre aux mots.) On va vérifier ça.

Ses yeux de glace se levèrent brièvement vers elles, les poinçonnèrent chacune à leur tour.

– Fut un temps, vous étiez des Renardes. Et même des Dames. (Il eut un geste un peu méprisant.) Vous étiez des créatures incroyablement belles et savantes... incroyablement cruelles, aussi. Pas des animaux qui se vautrent dans la boue !

Il leur fit signe d'approcher, tapota le perron de bois pourrissant. Les sœurs s'assirent près de lui et, intriguées, contemplèrent le plateau bicolore. Lorsque la main du vieillard commença à poser dessus des pièces aux formes étranges, Écho haussa les sourcils. Elle reconnaissait ce placement, ainsi que ce nombre de cases précis. C'était celui d'un jeu qui se transmettait dans la harde au fil des générations. On y jouait avec des feuilles, des galets ronds, des petits cailloux pointus, des brindilles et d'autres petites choses de la forêt. En fait, la forme des objets importaient peu, tant que l'on connaissait leurs rôles et leur mode de déplacement. Écho revit sa mère tracer des lignes parallèles dans la terre meuble, du bout d'un bâton, puis des lignes perpendiculaires, de façon à dessiner une grille.

Une grille exactement semblable à ce plateau.

Sa sœur lui lança un regard surexcité.

On va jouer aux échecs avec un ancien ! Oh, bon sang ! Quand on racontera ça à grand-mère et grand-père !

Elle battit des mains, transportée de ravissement. Le vieillard le remarqua et haussa un sourcil. Un rictus moqueur aux coins des lèvres, il lui fit signe de débuter la partie.

– Vas-y, petite. Je te laisse l'avantage.

Comme elle hésitait, il guida sa main vers les espèces de petits galets blancs.

– Prends les blancs. Comme tes ancêtres avant toi. Nous allons vite voir ce que tu vaux.

Il croisa les bras, un air de sérieux souverain sur le visage, et l'observa avancer un premier pion. Grâce à cette pose, Écho remarqua pour la première fois qu'il portait quelque chose autour du cou. Un objet énigmatique un peu imposant, aux angles biscornus. Le vieillard nota son regard intrigué.

– C'est une clé. (Devant son incompréhension, il ajouta lentement.) Je ne peux pas traduire ce mot, ni le mimer. Tu ne connais sans doute pas ce concept... ni celui de porte.

Il marqua une pause. Puis observa Écho avec plus d'intensité.

– Tu n'as jamais été enfermée quelque part. Jamais été contrainte de travailler sans fin, jamais été faite esclave. (Sa voix baissa alors qu'il touchait l'objet.) Jamais faite prisonnière par plus forte que toi...

Il désigna l'entrée béante qui les surplombait. Des relents de poussière et de moisissure s'en échappaient, portée par la brise. Ces odeurs-là ne donnaient pas très envie d'entrer, songea Écho.

– C'est la clé de la Maison, dit le vieillard tout en sachant qu'elle ne comprenait goutte. Elle est à moi. On me l'a donnée il y a très, très longtemps... pour que je la donne à d'autres... mais je l'ai gardée.

Orchidée attendait patiemment qu'il avance son propre pion, qu'il joue à son tour. Elle écoutait sa voix grave, un peu distraitement, bercée par ces sons éraillés. Le vieillard la regarda elle aussi, sembla peser le pour et le contre. Puis, d'un geste lent, il retira l'objet de son cou.

– Je l'ai gardée plus de cinquante ans... Je suis devenu le gardien de la Maison, et mon seul rôle était de garder cette porte ouverte. J'aurais dû donner la clé, peut-être... j'aurais dû la leur donner... Mais elles ne voulaient pas sortir à l'époque, alors, quel intérêt ?

Il tendit la clé à Écho, doucement. Par réflexe, plus que par envie, elle tendit sa paume. La chose y tomba, lourde, inerte. Elle était faite en arbre mort, comme la Maison. Écho serra ses doigts autour d'elle ; l'objet la rebutait un peu.

– Elle est à vous, à présent.

Le vieillard les observa toutes les deux. Il regarda de nouveau leurs queues, avec une insistance qui surprit un peu Écho. Grand-mère Albizia devait dire vrai : avant elles, il n'avait peut-être jamais vu de fille avec une queue. Pour la première fois, ses yeux froids s'adoucirent. Il posa sur elles un regard qui leur rappelait un peu celui de leur grand-père : bourru et grognon.

– Cette clé n'était ni à nous, ni aux Renardes... Depuis le début, elle était pour vous. (Écho eut l'impression qu'il hésitait.) Depuis le début... je comprends enfin...

Comme Écho restait immobile sans savoir que faire de ce cadeau imprévu, Orchidée réagit avec toute la politesse qu'on lui avait inculquée. Elle s'inclina dans un geste qui ne pouvait qu'être compris.

Merci, grand-père. Nous la garderons précieusement.

– Ne me remercie pas, dit le vieillard. Ne me remercie jamais, pour rien. Tu ne sais pas ce que j'ai fait, ce dont je suis capable.

Il tendit sa grosse main noueuse et la saisit par le bras, entrelaçant leurs avant-bras. Elle se laissa faire, comprenant que c'était là une sorte de salutation, ou un geste de politesse.

– Je m'appelle Raffe. J'ai été le gardien de la Maison pendant presque six décennies, et aujourd'hui, je cesse enfin de l'être... Je ne vous demande pas vos noms... peut-être que vous n'en avez pas.

Il observa de nouveau leurs queues, étudia leurs pelages gris, comme s'il ne se lassait pas de les regarder.

– Mais qui a besoin de nom, après tout ? Les mots, les noms... c'était la Maison qui les donnait, c'était la Maison qui les contrôlait. Oui, qui a besoin de nom, à présent ?

Et, renversant la tête en arrière, il éclata d'un grand rire qui les fit sursauter.

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