Le garçon étendu dans la mousse - 1

6 minutes de lecture

Yo !!

Ceci est un 3e petit texte bonus (plus court que les deux autres), qui est en quelque sorte lié au texte précédent.

Je l'avoue, il a un côté fan-service xD J'ai peut-être poussé le bouchon un peu loin, mais j'adore l'idée de relier plein de personnages entre eux !

****

Tiukka avait trouvé l'Ours par hasard.

Elle était sortie quelques heures pour herboriser dans la prairie ; du moins, c'était l'argument qu'elle faisait valoir, à ses yeux et à ceux des autres. En vérité, il fallait bien l'avouer : elle voulait simplement s'évader un peu. Marcher seule au milieu de cette étendue silencieuse, se laisser battre par les vents et emplir ses poumons de l'air frais qui régnait au-dehors. Toute sa vie, Tiukka avait aimé l'odeur de la Maison, mais plus à présent. Plus depuis quinze ans, plus depuis que les Ours y avaient imposé leur loi.

Plus depuis que ces brutes avaient fait des Dames des esclaves.

Plus depuis que ses propres filles...

Alors elle sortait un peu, parfois, lorsque le poids du passé devenait trop lourd pour ses vieilles épaules. À présent, elle pouvait sortir ainsi, à la surface. La Maison avait été ouverte quelques mois auparavant et par un étrange miracle, la clé n'avait jamais été retrouvée.

Bien sûr, les Ours ne laissaient pas sortir les jeunes, les belles, de peur qu'elles s'enfuient au loin ; mais qu'avaient-ils à faire d'une vieille Dame comme Tiukka ? Elle n'était qu'une vieillarde inutile à leurs yeux, et ses jambes ne lui permettaient plus de courir depuis longtemps. Lorsqu'elle se présentait à la porte, ils se contentaient de lui lancer des quolibets et des insultes, sans faire un geste pour l'arrêter.

Elle n'aurait jamais toléré pareilles moqueries auparavant, mais les temps avaient changé, et elle avait changé avec eux. Alors elle se contentait de fuir en silence. La tête haute, toujours.

Cette histoire de clé perdue l'avait beaucoup surprise. La rumeur parlait d'une bagarre au rez-de-chaussée, entre rebelles et anciens domestiques, qui avait mal tourné. L'un des chefs Ours avait été tué. L'autre avait été laissé pour mort. Ce n'était plus qu'un infirme à présent, à qui on n'avait pas laissé de langue pour cracher ses ordres, ni de jambes en assez bon état pour le porter.

Tiukka vivait à l'extrême opposé de la Maison, cachée au fin fond d'un étage presque inhabité, parmi d'anciens domestiques et leurs Dames. Elle avait très vite compris que dans ce nouveau monde bâti par les Ours, une Dame avait tout intérêt à se rendre invisible, voire à disparaître à jamais. C'était ce précepte qui lui avait permis de survivre si longtemps : elle se tenait le plus loin possible des rebelles et de tout ce qu'ils représentaient. Alors, lorsque la rumeur était parvenue dans son coin d'étage, le sort des deux chefs rebelles l'avait faite jubiler. Comme beaucoup de ses voisines – d'autres Dames âgées qui n'avaient jamais accepté le nouvel ordre des choses, qui n'arrivaient pas à oublier le temps où elles régnaient sur ces rustres.

– Le nouvel ordre des choses, cracha-t-elle dans le silence de la prairie. Quel genre d'ordre est-ce là ?

Sa voix chevrotait, couvrant à peine le murmure des herbes balayées par le vent. Tiukka avait fêté ses soixante-et-onze ans au début du printemps.

Fêté. Quel drôle de mot. Désormais, chaque anniversaire lui rappelait qu'elle n'avait plus personne pour le célébrer avec elle. Chaque année passée rendait plus difficile l'absence de ses filles, de ses petites-filles...

Chaque anniversaire la faisait souffrir et pleurer, et ce depuis le jour maudit où les Ours avaient fomenté leur ignoble révolte. Tant d'années déjà...

Tiukka s'extirpa de ses souvenirs et se força à reprendre contenance. Elle lissa la soie élimée de son kimono, puis se dirigea vers la lisière de la forêt. Ses sorties lui permettaient d'entretenir un peu son vieux corps, dont les os grinçaient et rouillaient en permanence, surtout les jours humides comme celui-ci.

Ce fut à ce moment précis qu'elle le vit. Le garçon Ours.

Elle l'aperçut du coin de l'œil alors qu'elle s'aventurait vers un bosquet épineux pour y chercher des champignons. Dans la pénombre de la forêt, et à cette distance, il n'était qu'une large flaque noire bordée d'un liseré de soleil. Elle s'approcha lentement, pour être certaine de ce qu'elle voyait. Il y avait bien un corps, étendu sur un lit de mousse, entre des racines épaisses. À vrai dire, ce n'était pas un garçon ; c'était un mâle adulte qui devait frôler la trentaine. Mais à l'âge de Tiukka, tous les Ours de moins de cinquante ans étaient des garçons.

Elle s'approcha encore et ne tarda pas à voir à quel point son état était grave. Une grande tache pourpre lui empoissait le ventre. Le sang avait déjà commencé à sécher ; il s'était épanché tout autour de l'Ours et formé une flaque brunâtre sur le sol de la forêt. Tiukka se demanda distraitement s'il s'était battu contre l'un des siens, s'il s'était fait charger par un sanglier ou une autre créature. Il sentait la charogne et ne semblait pas s'être lavé depuis plusieurs mois. Un pendentif étrange ceignait son cou.

Tiukka s'agenouilla près de lui. Elle ne ressentait pas la moindre bribe d'empathie ; pas pour ceux de sa race, pas après ce qu'ils avaient fait. Non, si elle s'approcha autant, ce fut avec l'envie malsaine de le regarder souffrir un peu plus longtemps.

Lorsque l'Ours ouvrit brusquement les paupières, elle ne tressaillit même pas. Il poussa un grognement bestial, puis la fixa en silence, le souffle court et douloureux, les prunelles anormalement dilatées. Sa main se crispa sur son ventre comme pour contenir la blessure qui s'ouvrait là, béante.

– Tu n'y arriveras pas, dit Tiukka de sa voix usée par l'âge. Tu vas mourir ici, l'Ours.

C'était un peu vite dit. Malgré son odeur repoussante, il semblait assez coriace pour survivre à sa blessure – mais pas sans eau ni nourriture. En somme, pas sans aide. Mais qui viendrait l'aider ici, alors que l'on ne voyait presque rien de lui, à peine une tache noire dans la pénombre d'un buisson ? Il lâcha son ventre, agrippa les touffes d'herbe près de ses flancs et contracta tous ses muscles, comme pour se lever. Peut-être voulait-il frapper Tiukka, la punir de son insolence, elle qui osait le narguer. Mais il n'y parvint pas. Et la vieille Dame, avec un sourire d'une froideur hautaine, le regarda droit dans les yeux alors qu'il essayait.

– Quel dommage, dit-elle doucement. Moi, je pourrais te guérir. J'en ai les compétences et le savoir, comme toutes celles de ma race. (Elle marqua une pause.) Du moins, celles de mon âge, qui ont eu accès à cette éducation.

– L'éducation d'une Renarde, gronda l'Ours à travers ses dents serrées. L'éducation d'une sale femelle qui se croit au-dessus des autres !

Sa salive moussait aux coins de ses lèvres. Avec une précision clinique, Tiukka nota sa respiration irrégulière, puis sa tête qui dodelinait un peu, comme incapable de tenir droite. La vieille Dame remarqua ensuite la flaque de bile, près de lui, qui avait aspergé le sol de la forêt. Empoisonnement. En observant le buisson qui le surplombait, elle en trouva la cause sans difficulté. Un sureau. L'Ours s'était-il traîné jusqu'ici déjà blessé, à bout de forces, en espérant se nourrir de ses baies pendant sa convalescence ? Ou avait-il mangé les baies d'abord, et été blessé ensuite par la bête ?

– Cette éducation-là, en effet, commenta-t-elle d'une voix neutre. Regarde-toi ! Tu t'es si bien habitué à voir tes plats cuisinés par celles de ma race. Tu as reconnu ces baies, mais tu n'as même pas été capable de savoir qu'elles sont toxiques lorsqu'elles sont crues, et que vos Dames les font toujours cuire avant de vous les présenter. Tu n'es qu'un imbécile. Tu piétines notre culture sans te rendre compte que c'est elle qui te donne tout le confort dont tu profites aujourd'hui !

Elle fit semblant d'hésiter.

– Je pourrais t'aider... mais je préfère te laisser mourir. Cela fera toujours un Ours de moins sur notre terre.

Il était si satisfaisant, pour une fois, de pouvoir mépriser ouvertement un mâle sans craindre pour sa vie !

Votre terre, hein ? répéta-t-il, la langue empâtée par la douleur. C'est ça. Laisse-moi crever. J'ai pas besoin d'une Renarde. Vous nous tuez depuis des siècles, alors pourquoi tu m'aiderais, hein, la vieille ? Dégage ! J'préfére mourir seul.

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