L'esprit frappeur - 3

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Ecta prit sa main tendue et elles se mirent en marche. Mais la fillette ne pouvait s’empêcher de se retourner tous les deux pas. Cet Ours l’agaçait. Cet Ours rond comme une pomme, si impoli et si sûr de lui. Comment pouvait-il être si confiant ? Les autres Ours ne se moquaient-ils pas de lui ? Son père ne lui faisait-il pas sentir, jour après jour, à quel point il était un fils déshonorant ? Ecta descendit les yeux vers son ventre à elle. Sur certains aspects, elle aurait bien voulu lui ressembler un peu... Puis elle le revit en train de se curer le nez.

Lui ressembler, à lui ? Hors de question !

Elle réalisa soudain que cet Ours était tel un reflet aggravé d’elle-même, et cela lui fit peur. « On est bien assortis. » Avait-elle vraiment envie d'être comme lui ? Impolie, grossière, d’une franchise à la limite de l’insulte ? Elle déglutit douloureusement. Ne l'était-elle pas déjà ? N'était-elle pas l'esprit frappeur du neuvième étage ?

Elle sursauta lorsque sa mère s’arrêta de marcher. Puis elle se rendit compte, avec un temps de retard, qu’elle avait marché en crabe sur plusieurs mètres pour continuer de regarder l’Ours et ses yeux noirs.

– Ecta, dit sa mère.

La fillette serra les dents, prête à recevoir les remontrances et à y répondre avec verve.

– Va chercher ce garçon.

Ecta écarquilla les yeux.

– Maman ?

– Va le chercher. Je vois bien qu’il te plaît. N’est-ce pas ?

À ces mots, Ecta se rendit compte que oui, il lui plaisait. Et cette idée lui donna envie de pleurer. Car ce n’était qu’un rustre lamentable et sans tenue, qui urinait en public... Quel choix avilissant que celui-là ! N'y avait-il que ce genre d'Ours infâmes pour plaire à une paria dans son genre ?

– Maman… il n’est pas… bien élevé…

Pourquoi sa mère lui donnait-elle le choix ? Ne pouvait-elle pas simplement la forcer à s'éloigner, à faire ce qui était le plus respectable ? Ecta revit le visage de brute, à la fois rond et carré...

– Et il est… il est… (Elle se fit violence pour terminer sa phrase.) Il est gros

D’un coup, elle éclata en sanglots. Sa mère resta immobile. Par derrière le filtre de ses larmes, Ecta eut l’impression qu’elle hésitait sur la conduite à tenir. Allait-elle l’enlacer ? Embrasser en public sa petite fille si laide, qui laissait déborder ses émotions ? C’était inimaginable. À son âge, Ecta était censée savoir se tenir, et ne plus recevoir aucune marque d’affection de sa mère.

– Attends-moi ici.

Entre deux hoquets, Ecta entendit le son des hautes sandales de bois qui s’éloignaient. Lorsque sa mère revint, quelqu’un l’accompagnait. La fillette se frotta les yeux, espérant tarir ses pleurs.

– Fais tes preuves, dit la voix de sa mère, qui était redevenue froide et stricte. Et je t’achèterai peut-être.

Le quelqu’un se baissa à la hauteur d’Ecta. Elle sentit des mains chaudes saisir les siennes, puis lui essuyer les joues d'une façon un peu brusque.

– Là, là, grommela une voix en pleine mue. T’inquiète pas. Tout va bien se passer. Tiens, tu veux un câlin ?

C’était l’esclave rond comme une pomme. Il avait la voix de celui qui sait s'occuper des jeunes enfants. Ecta ne répondit pas : personne ne lui parlait si gentiment. C'était comme s'il s'adressait à quelqu'un d'autre, ou à une toute petite Ecta cachée à l'intérieur d'elle.

– Oui ? Non ? l’encouragea-t-il. Allez, je t’en fais un. Viens là.

Il l’attira dans ses bras. Elle hoqueta contre son torse poilu, qui sentait fort la tourbe et la vase. C’était très chaud et doux. Dans sa chambre, elle avait des coussins de velours : c’était comme si l’un d’eux venait de prendre vie pour la serrer contre lui.

– Tu sens mauvais, esclave ! râla-t-elle néanmoins.

Sans rien dire, il écarta les bras pour lui permettre de s'en aller. Mais elle ne recula pas. Alors il lui tapota la tête d'un air très investi.

– Tu pleures juste parce que je suis gros et que je sens la vase ? C’est un peu bête comme raison, non ?

– Bien sûr que non, ce n’est pas pour ça ! s’énerva Ecta.

Cette fois, elle le repoussa d’une tape autoritaire sur le torse. Il recula docilement, pas le moins du monde impressionné par son éclat de colère. Irléa les observait en silence. Elle nota que sa fille avait cessé de pleurer.

– C’est bien, dit-elle enfin. Considère-toi désormais comme ma propriété.

Le jeune Ours et la petite Renarde levèrent vers elle un même regard surpris.

– Tu peux lui tenir la main jusqu’au guichet.

C’était un ordre ; l’esclave le comprit très bien. Il obéit promptement et Ecta ne se rebella pas, deux faits qui convainquirent sa mère qu’elle faisait le bon choix.

Irléa les regarda marcher côte à côte. Elle les observa de son œil froid, sachant que dès qu'ils monteraient dans les étages, elle devrait les contraindre à se tenir l’un derrière l’autre, à placer une barrière de convenance entre eux... et à ne pas se curer le nez en public. La tâche serait ardue. Et même si elle parvenait à les rendre irréprochables – ce qu’elle jugeait hautement improbable –, ils récolteraient toujours les rumeurs et les regards mesquins. « La mauvaise graine attire la mauvaise graine », allait-on chuchoter sur leur passage. Cela durerait des années, des décennies. Cela prendrait de multiples formes, et ne cesserait jamais tout à fait.

Irléa en savait quelque chose.

Puisse la Maison vous protéger, songea-t-elle, désabusée. Votre vie sera dure… mais au moins, vous serez deux.

P.S. Je me tâte à le renommer "La pomme et l'esprit frappeur" xD

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