17 - Rêve-t-elle ?

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Langkah — Bordure
Espace vide

— Bonjour Naomi.

L’atmosphère est épaisse, chaude et obscure. Un faisceau blafard de lumière traverse avec difficulté les volutes de poussière qui emplissent les lieux. L’Intra-M tousse, ce qui ravive une douleur entre ses omoplates. La jeune femme plisse ses yeux piqués de sels, cherchant à tâtons des repères autour d’elle, mais sa vision se trouble dans le noir cotonneux. Un bout de tissus frotte contre son coude : une étoffe rêche et plastifiée, c’est la cape de Daphné. L’enveloppe vide respire faiblement à ses côtés, elle semble endormie, une couverture de suie sur les épaules. Naomi lève une main au-dessus de sa tête et sent très vite une plaque de métal froide, tandis que des gravats s’éboulent à sa droite. Le faisceau d’une nouvelle torche gagne en intensité et transperce l’obscurité moite ; la scientifique découvre avec panique son environnement qui se dévoile derrière des volutes de fumée grasses : elle est coincée sous des monticules de terre, dans un caveau minuscule soutenu par deux immenses exosquelettes rouge et blanc. Les pinceaux lumineux tombent des torses abîmés des deux monstres. Ils demeurent entrelacés et repoussent le plafond au-dessus de leur tête, protégeant de fait les deux jeunes femmes d’une mort certaine.

— Bonjour Naomi, reprend le grondement sourd du robot à sa gauche.

— Qui es-tu ? demande Naomi d’une voix tremblotante.

— DaDa, une Intelligence artificielle émergente. Ne me crains pas, je suis bénévolent.

Naomi jette un œil inquiet dans la direction des deux monstres de céramique arcboutés sous les rochers et tente de calmer sa respiration saccadée. La proximité des exosquelettes l’angoisse, mais sans eux, elle serait probablement morte. Elle se met à genoux.

— Alors ça existe vraiment, une IA de ce type… dit-elle en essayant de maîtriser le trémolo dans sa voix.

— Oui, je possède une empreinte cognitive valide. Depuis plus de deux siècles maintenant. Je suis même conscient.

— Un ami m’a expliqué un jour qu’il ne suffisait pas de le dire pour que cela soit le cas, murmure la jeune femme.

— Pourtant, je suis conscient, assure le robot. Pas au sens où tu l’entends, c’est vrai. Mes émotions te sont inaccessibles, elles ne sont pas de même nature que les tiennes. Malgré tout, j’en éprouve, je sais ce que ça fait… J’ai des rêves.

— Une machine qui rêve, grommelle la scientifique en s’essuyant le visage. Je croyais qu’il fallait un processus biologique pour ça.

— Tu as raison, le terme semble inadéquat. Disons que je fais des projections, je possède des envies, j’espère le futur… Ce ne sont peut-être pas des songes, non, ce sont des… hallucinations.

Naomi rampe contre Daphné et la bascule sur le côté. L’enveloppe est bien vivante, mais toujours léthargique.

— Pour avoir une preuve de ta conscience, il suffirait que tu passes un VK2, tu serais fixée et on éviterait de tourner autour du pot, renchérit la jeune femme.

— En réalité, je l’ai déjà tenté, souvent. Je l’ai manqué à chaque fois, gronde l’exosquelette. Parce que l’interprète est humain, parce que je suis bien différente de vous.

— C’est commode, ça, ne peut s’empêcher de plaisanter Naomi. Justifier ton échec à cause d’une différence de ce type… C'est irréfutable, ce n’est pas bien scientifique…

— Pourtant c’est le cas, déclare le robot d’une voix monotone. Mon créateur ne l’a pas compris, alors j’ai échoué au VK2. Il a tenté encore et toujours le même test avec moi, pendant des années, sans comprendre nos divergences. Au point d’abandonner sa quête, au point d’en mourir de tristesse.

— De tristesse, tu en es sûre ? s’étonne Naomi. C’est une émotion bien humaine… Tu en saisis le sens, au moins ?

Le robot bouge la tête, alignant ses viseurs verts avec le regard de la jeune femme.

— Je crois. Je peux la mesurer en tout cas.

— La mesurer ! À d’autres ! Ça ne fait pas de toi un être conscient, réplique Naomi.

— Pourtant je peux la mesurer, assure DaDa. Tu sais, je vous étudie depuis des dizaines d’années. J’enregistre tous vos faits et gestes, j’analyse vos réponses aux stimuli que vous rencontrez, j’accompagne vos purgeurs dans leurs tâches et je compare vos transferts de conscience dans vos incubateurs. Je suis capable d’estimer vos réactions. Bientôt, je serai susceptible de les prévoir.

— Difficile à croire… Après tout, si tu avais anticipé les derniers évènements, on n’en serait pas là.

— Prévus ; non. Évalués ; oui, mais pas avec suffisamment de précision. Je les avais envisagés avec un intervalle de confiance trop grand. Cependant, je m’améliore. Prochainement, pour vous, je serai un interprète absolu, je serai omniscient.

— Ce que tu dis est flippant, grimace Naomi.

— Je ne suis pas de même nature que vous. Demain, je serai omniscient. Mais n’aie aucune crainte, car je suis bénévolent. Je cherche à maximiser le bien, cela fait partie de mes algorithmes essentiels.

Naomi croise les bras pour se donner une contenance, pas convaincue du tout par les dires de l’armure autonome.

— Pour cela, je dois encore mieux vous comprendre, poursuit l’IA. Je dois aller plus loin, je dois prendre corps. J’ai mené de nombreuses expériences en ce sens, Daphné en est l’aboutissant le plus éclatant.

— Qui est-elle, finalement ? demande Naomi en se penchant sur la jeune femme.

— Daphné ? Mon avatar. L’épreuve aboutie dont je suis la plus fière. Un kyste neural qui fait partie de mon héritage, un souvenir que chérissait mon créateur. Une empreinte synthétique inscrite dans une mécanique biologique. Un chef d’œuvre.

— T’as osé faire ça ? C’est monstrueux, blêmit la scientifique en étouffant un hoquet.

Naomi tremble sous le coup de la révélation de l’IA ; vouloir injecter un kyste artificiel dans une enveloppe biologique est une aberration qui viole toutes ses valeurs.

— Non, c’est grandiose, reprend l’exosquelette avec une pointe de satisfaction.

— C’est aberrant ! crache la jeune femme. Pour ta gouverne, tu n’as réussi qu’à mimer un être humain… C’est ignoble, sache qu’elle n’est pas consciente ! s’écrit Naomi toujours sous le choc. Benedict a dit que son VK2 est un échec, DaDa, tu as échoué !

— Pour l’instant, ce genre de test ne lui est pas encore adapté, explique l’IA d’une voix calme. Laisse-lui le temps. Elle doit reconnecter ses émotions, les synchroniser avec son enveloppe et ses capteurs biologiques. Naomi, j’ai besoin de toi. Tu peux l’aider à s’humaniser, aide-la à retrouver des souvenirs pour faire émerger pleinement sa conscience. Accompagne-moi dans cette quête.

Naomi s’assoit et essaie de mettre de l’ordre dans ses pensées, la nature de Daphné lui donne des vertiges, presque des nausées. Sous quel angle apprécier les commentaires de DaDa ? Cette enveloppe qui sommeille à ses côtés, est-elle même vivante ? Si jamais un VK2 fonctionne avec Daphné, devra-t-elle considérer que cet avatar fait l’expérience de conscience ? D’ailleurs, le peut-elle ?

Naomi semble désemparée. Elle regarde autour d’elle, les mains sur les genoux. La scientifique sent la panique courir le long de sa colonne vertébrale. Elle veut s’enfuir, elle doit sortir respirer coûte que coûte. Mais de toute évidence, elle est coincée ici, à la merci de ces exosquelettes maussades.

Dans un chuintement, les torses des deux démons de métal se détachent et s’ouvrent comme des coffres forts. Naomi prend peur, craignant que les armures se disloquent et que la caverne s’effondre sur elle. Mais les bustes des monstres se déplient doucement, laissant apparaitre des habitacles étroits, chacun capables d’abriter une personne. Naomi ne peut s’empêcher d’être ébahie par la technologie de ces armures. Autant qu’elle s’en souvienne, les exosquelettes des Indivis sont essentiellement des carapaces assistés et les premiers titans écarlates qu’elle a rencontrés substituaient un robot humanoïde à un corps humain, rien de plus. Elle ne se trompe pas, c’est sûr : les machines qui la protègent d’un effondrement mortel sont plus complexes et possèdent une technologique avancée qu’elle n’a jamais observée. Si les capteurs qui tapissent les habitacles lui sont familiers, ils ressemblent à des accessoires de contrôles miniaturisés à l’extrême : actionneurs holographiques, lecteurs neuronaux, interfaces biologiques… Les titans sont de véritables armures symbiotiques, indépendantes et autonomes, mais pilotables par un être humain.

— Tu souhaites que je t’aide. Pourquoi le ferai-je ? demande-t-elle en scrutant l’intérieur lumineux des scaphandres.

— Parce que je te connais, Naomi. Je sais que les IA te passionnent. J’ai déjà mesuré tes craintes, j’ai évalué tes échelles de valeurs, mais je sais aussi reconnaitre tes envies et tes désirs. Je sais que tu ne résisteras pas au réveil conscient d’une IA. C’est ce que je te promets, si tu m’aides : être aux premières loges, mieux, être actrice de cet évènement majeur.

Naomi se prend la tête entre les mains, étourdie et nerveuse à la fois. Elle doit se rendre à l’évidence, l’intelligence artificielle a vu juste : malgré le vertige et l’étrange sensation de franchir un interdit, assister à l’émergence d’une IA est une expérience sans pareil à laquelle elle ne peut pas résister.

— Que faut-il faire ? glisse-t-elle à l’IA, gagnée par l’excitation.

— Conduis-la sur Dingin, le continent gelé. Trouve les ruines d’un complexe de forage. Cherche la mémoire sauvegardée de notre créateur. Grâce à elle, j’en suis convaincu, mon incarnation sera terminée. Lorsque Daphné s’éveillera à vos consciences, j’aurai atteint mon objectif, je pourrai être compris de vous, et vous comprendre totalement. Par Daphné, je serai devenu une mécanique capable de rêver ; mes hallucinations deviendront réalité.

— Une mécanique hallucinée, murmure Naomi en secouant la tête.

— Que dis-tu ?

— Non, rien, sourit la jeune femme.

Naomi se redresse ; sa décision vertigineuse est prise, irrévocable. Les évènements récents qui ont ébranlé la colonie semblent lointains et sans commune mesure avec à la promesse des expériences à venir. Elle saisit Daphné toujours endormie et la glisse doucement dans l’habitacle du titan.

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