16 - Nouvelle Donne

12 minutes de lecture

Langkah

Quartier de la Nouvelle Goutte

Les mercenaires ouvrent le feu sans hésiter dans un tonnerre assourdissant, avant même que les titans de métal ne touchent le sol. Ils s’écrasent lourdement à quelques mètres des humains, criblés d’étincelles comme autant de piqures éclatantes. Les impacts de balle les gênent à peine, tout au plus ralentissent leurs mouvements et les obligent à protéger leurs casques d’une main. Le premier exosquelette corrige son assiette et accélère en grondant ; il étire le bras et repousse le soldat le plus proche comme un insecte trop entreprenant. Ce dernier se plie en deux sous le choc, il renverse son voisin tel un jeu de quilles et s’effondre, rudement catapulté contre le mur de la galerie commerçante.

— Vous n’arriverez à rien contre eux ! hurle Benedict en se bouchant les oreilles. Il faut partir !

— Même les exos de la brigade peinent à la maîtriser, crache le commandant au visage de son double clandestin.

— Je le sais, répond le vieil homme en jaugeant la progression de ses soldats.

Il transmet de nouvelles consignes ; son équipe en première ligne recule et les deux exosquelettes de chantier qui stationnaient en retrait sautent dans l’arène. Leurs armures, plus petites et moins articulées que celles de leurs adversaires, tiennent du tout-terrain blindé plus que de la machine de guerre. Bien qu’habilement préparées pour transporter un lourd équipement militaire, leur carénage n’est pas complet, des tuiles de fonte sont soudées contre les zones exposées afin de les renforcer, tandis que d’épais arceaux métalliques protègent les casques intégraux de leurs pilotes.

La charge du premier colosse noir et orange enfonce l’épaule du titan le plus proche, l’insecte pourpre encaisse le choc dans un crissement de feuilles d’acier. Le monstre recule d’un pas, continuant de se préserver tant bien que mal de la pluie de balles perforantes qui s’abat sur lui. Il se saisit du canon de l’exosquelette de chantier, et avant que ce dernier ne se positionne correctement, l’arrache comme une brindille morte. Le mercenaire caparaçonné perd l’équilibre, met un genou à terre, le scarabée gigantesque en profite pour le reverser et l’écraser de tout son poids. La structure de l’armure explose dans une gerbe d’étincelle et le titan se redresse d’un bond, toujours indifférent aux balles qui éclaboussent sa carapace. Il regarde autour de lui : le groupe du Triumvi cède du terrain. Le deuxième monstre en profite pour détacher un automatique de son encoche. Malgré la taille ridicule de l’arme dans ses gantelets acérés, la gueule du canon reste plus imposante que les fusils d’assauts ennemis. Il met en joue ses adversaires et les balaie méthodiquement de tirs dévastateurs.

— Il faut réussir à les faire sortir de la galerie, sinon ça va être un enfer pour nos hommes, lance un mercenaire à son chef. Nous devons engager des charges plus lourdes, on ne peut pas le faire à couvert !

— Ils sont ici pour cette Daphné, réagit vivement le régent du Triumvi. Utilisons-la.

Il attrape l’enveloppe vide par le col de sa cape et la traîne au milieu de l’avenue, de l’autre côté de l’arche. Naomi tente de la retenir, mais ce Carter-Yuko est trop fort : il les promène sans difficulté, il renverse sans ménagement la jeune Intra et force Daphné à se mettre à genoux. Puis il recule de trois pas. La scientifique crache de la poussière, les yeux rougis de sable, elle se redresse sur ses coudes, tandis que Daphnée, fébrile, rampe pour la rejoindre et s’accroche à son bras. Des larmes de peur roulent sur ses joues, elle se recroqueville contre Naomi, terrifiée par la haine qui déforme le visage du mercenaire.

— DaDa, elle est là ! hurle-t-il à destination des titans qui continuent à dévaster ses troupes.

Les exosquelettes se tournent dans sa direction et se figent en reconnaissant la silhouette prostrée dans le sable.

— Si tu ne m’écoutes pas calmement et que tu blesses encore un de mes hommes, je la descends ajoute-t-il, en montrant ostensiblement son arme automatique.

Les armures se recroquevillent tandis que les bruits de canons cessent, au fur et à mesure que l’ordre se transmet de soldat en soldat. Les particules de sels retombent et les mercenaires se redéploient dans la galerie marchande.

— Ne touche pas Daphné, gronde le premier exosquelette. Je t’écoute, Paul.

— Si tu avais tenu tes engagements, nous n’en serions pas là, rumine le chef du Triumvi. J’ai tenu les miens, je t’ai aidé à t’infiltrer dans les réseaux des capsules, en échange tu devais me permettre de retourner l’amirauté contre elle-même. On y était presque, nos actions de déstabilisation fonctionnaient bien… Tu devais me transmettre tous les codes d’activations de la sphère, me donner le contrôle absolu de Langkah. C’était notre marché ! Mais voilà, tu t’octroies la domination de la colonie tout entière, sans m’en aviser. Tu dépasses les bornes, tu as oublié l’essentiel, tu m’es délégué, pas l’inverse.

— J’y ai réfléchi. Je suis bénévolent et finalement, tu ne l’es pas, renchérit le titan. Je ne peux pas te donner les clés de la cité.

La remarque de l’exosquelette ne plait pas au régent dont le visage se tord de rage.

— C’est pour ça que depuis quelques semaines tu ne suis plus mes ordres ? explose le militaire. Pour ces bêtises ? Dire que je fermais les yeux sur tes petites expériences aux cliniques génomiques, mais depuis que ton dernier cobaye est sorti de sa cuve, rien ne va plus. N’oublie pas ta place, tu n’es qu’un outil… Nous avons fait équipe pendant toutes ces années, alors ça me déçoit fortement. DaDa, redonne-moi les autorisations. J’éviterai de faire du mal à ta protégée, et on bossera comme avant.

— Je suis bénévolent, tu ne l’es pas, répète le titan. Te donner le contrôle ne participe pas à un plus grand bien pour la cité.

— Et bien, nous verrons cela. J’exige que tu modifies les accès de la sphère immédiatement ; donne-moi les commandes racines, je veux que mon empreinte cognitive puisse administrer toute la colonie. Absolument tout. C’est ce que tu aurais dû faire il y a plusieurs jours maintenant. Tout de suite ! C’est ça ou elle en prend une.

Le robot hésite et s’approche d’un pas. Le vieux Paul a atteint les limites de sa patience. Naomi reconnaît l’attitude autoritaire et explosive qui submerge parfois le Carter-Yuko qu’elle a côtoyé. S’ils réagissent de manière identique, il est à deux doigts de mettre ses menaces à exécution. L’exosquelette semble être du même avis. Il s’accroupit à nouveau, s’affaisse une seconde, pas une de plus, puis se redresse en ouvrant les bras.

— Voilà, reprend-il d’une voix pleine de gravité. J’ai dérivé tous les contrôles. Je les ai associés à ton empreinte cognitive comme authentification principale. Ordonne : les circuits de Langkah t’obéiront.

Carter-Yuko demande à un soldat de maintenir Daphné en joue, puis il regarde son module holographique et sourit. Il pianote dans les airs et ferme l’interface, visiblement satisfait.

Le titan de céramique et de métal esquisse un geste de recul, presque de surprise.

— Paul, tu viens de supprimer tous les accès secondaires au noyau principal des vaisseaux capsules, même les miens. Rend toi comptes, si ton empreinte cognitive disparaît, si tu meurs, la sphère tout entière s’effondre. Tous les dispositifs de la colonie se déliteraient dans l’instant. Tu condamnerais la ville.

— C’est parfait ! Et bien mieux ainsi, sourit le vieux commandant et admirant le tatouage holographique sur le dos de sa main. Je suis l’unique détenteur des clés du système, ainsi que sa garantie. Basile ! hurle-t-il à un soldat voisin. Vérifie que mes dernières commandes se propagent correctement sur le réseau.

Le mercenaire s’exécute et transmet des requêtes à son intercom. Il lève finalement un pouce vainqueur en direction de son supérieur :

— Parfait, chef ! Les services centraux du Triumvi me confirment les modifications.

— C’est extraordinaire ! exulte Paul Carter-Yuko. Je contrôle absolument tout désormais. Tout... Même toi, DaDa.

— Non ! grésille le robot d’une voix sourde en se recroquevillant. Tu ne me domines pas. Si vous coupez tous les réseaux de la colonie, je disparaîtrais, c’est vrai. Mais je ne serai pas le seul, Langkah aussi mourra. En revanche, rien ne m’oblige à répondre à tes demandes. Et je ne le ferai plus, je m’y refuse. Maintenant, tiens ta parole, libère Daphné.

— Tu es un outil, DaDa, s’énerve Paul, un outil particulièrement efficace. Sache que je peux te laisser quelques accès étendus, et j’y compte bien. Tes capacités me seront utiles pour accélérer ma prise en main de la colonie, je peux encore avoir besoin de toi…

— Paul, je suis bien plus que ça. Libère Daphné.

Le commandant lève les yeux au ciel et soupire lentement pour se calmer.

— j’ai simplement promis de ne pas la tuer, déclare-t-il. Enfin, pas tout de suite. Il faut que tu redeviennes raisonnable : tu tiens beaucoup trop à cette personne. Alors je ne te la rendrai pas. Elle va rester avec moi, c’est mon otage… Si tu refuses de suivre les ordres que je te donne, je l’exécuterai sur-le-champ. Obéis-moi au doigt et à l’œil, ou elle en fera les frais.

Le titan ne bouge plus. La provocation de Paul suinte de vérité, et l’écho de sa dernière menace rebondit dans la rue, mettant mal à l’aise toute l’assemblée silencieuse. Le vieil homme dans sa combinaison tactique ne ment pas. Paul Carter-Yuko ne bluffe jamais.

Soudain, le robot se ramasse et se projette vers le commandant. Quatre mètres les séparent ; il plonge en avant et dévie le canon du mercenaire qui menaçait Daphné au moment même où il déclenche son tir. La balle frôle le crâne de la jeune femme et laboure le sol dans son dos. Le titan arrache l’arme de l’homme et le balaye d’un revers de griffes, le régent Carter-Yuko s’écarte d’un bond et ordonne, furieux :

— Abattez-les !

Le groupe de soldats réarme et déverse ses munitions. Le colosse se déploie de toute sa hauteur pour protéger l’enveloppe vide et Naomi, recroquevillées dans la poussière. Le monstre rouge et blanc ploie sous les feux ennemis et pose un genou au sol. Le second exosquelette se précipite pour porter main forte à son alter ego, il recouvre les deux femmes de sa masse, encaissant les assauts du Triumvi.

Le vieux Carter-Yuko glisse contre le mur de la rue et ordonne à ses propres armures de démolir les titans de métal. Des mercenaires déballent des charges à chaleur de leurs étuis et arment les canons des exos trafiqués qui verrouillent leurs cibles.

Benedict voit la roquette étincelante disparaître dans le fût noir. Il regarde, impuissant, le traceur laser illuminer le casque stoïque et criblé de balles du premier exosquelette ; puis la trace lumineuse jaillit et, dans un coup de tonnerre, file droit vers son objectif.

Le tir n’était pas assez précis, ou le monstre de métal trop vif ; la charge manque son but et passe l’épaule du titan. Elle éventre le bâtiment dressé dans leur dos tandis que le souffle de l’explosion balaye plusieurs soldats. Le mur penche, il oscille un instant puis s’effondre comme lâche une digue de sable. L’immeuble s’écrase, il percute la maison opposée, les toits de tôle se renversent, des blocs de ferrailles et de bétons à l’aplomb des exosquelettes s’écroulent dans la rue. Un gigantesque nuage de poussière et de sels s’élève, il enfle, comme une tempête de plaine, giflant tous les humains du quartier. Le sol bascule, Carine perd l’équilibre, Benedict s’accroche à elle ; les fondations de l’avenue craquent et creusent une tombe vertigineuse, emportant avec elles les mercenaires trop proches de l’explosion.

Puis le grondement interminable s’estompe enfin, remplacé par un bruit blanc qui vrille la tête des survivants. Les sels de l’atmosphère brûlent les yeux et la gorge de Benedict. Il se relève à tâtons, agrippant la personne à ses côtés. Le purgeur reconnaît la voix de son amie qui crache ses poumons. Hébété, le jeune homme tente d’essuyer la poussière qui le recouvre, sans succès. Soutenu par Carine, il se traîne vers les rayons de lumière qui perforent les tourbillons de sable.

— Tu n’es pas blessée ? arrive-t-il à demander dans un râle.

— Je ne crois pas, tousse la technicienne.

Ils se laissent tomber au coin de la rue, épuisés, leurs têtes pleines de fureur et de taches de couleur. Les mercenaires casqués émergent du nuage, à reculons, cherchant à distinguer une forme, une silhouette, qu’elle soit amie ou ennemie.

Benedict reconnaît la démarche courbée du commandant Carter-Yuko, le plus jeune, celui qui les accompagnait ces dernières heures. Il s’effondre, hagard, derrière un tas de briques balayées par l’explosion, tandis que des soldats recouverts de suie l’encerclent à nouveau. S’il est vivant, son double malveillant l’est également. Le régent du Triumvi se tient bien droit ; un bras au travers du visage pour se protéger des cristaux de sels qui tourbillonnent encore.

— Détectez-vous des signaux ? demande-t-il à ses hommes.

— Négatif, répond un mercenaire en auscultant la fumée de son fusil d’assaut, je n’ai pas de mouvement ni d’émission radio.

Le vieux militaire sourit, tandis que le nuage se dissipe doucement, faisant surgir un spectacle cataclysmique.

Un enchevêtrement de poutres métalliques et de blocs grisâtres envahissent la rue, illuminée de-ci de-là par quelques arcs électriques. Une montagne instable de gravats émerge du sol fissuré comme après un tremblement de terre. Les fondations du quartier apparaissent au grand jour, telles des entrailles fumantes empestant la poudre et le gula sirupeux.

— Personne ne peut sortir vivant d’un truc pareil, murmure Carine et découvrant les dégâts.

Carter-Yuko hoche la tête.

— Contactez DaDa. Ses marionnettes sont hors d’état de nuire, mais elle doit toujours être joignable sur le réseau.

— Elle ne répond pas, explique l’homme après quelques secondes. Elle s’est déconnectée de la sphère il y a quelques secondes… Je crois qu’elle ne répondra plus.

— Elle a rendu les armes, déclare simplement le vieux commandant en retirant ma main de son visage. Elle ne s’opposera pas à moi.

Puis il se tourne vers le reste des troupes, l’air apaisé et confiant. Il ordonne que l’on emmène le jeune Carter-Yuko, Carine et Benedict. Les Extra-M ne se rebiffent pas, plus personne n’a la force de réagir.

Le Triumvi a remporté sa bataille et le régent, conquérant, scrute les toits de Langkah qui dévalent la colline jusqu’aux immenses vaisseaux-capsules dressés vers le ciel.

— J’ai rendez-vous avec un vieil ami, déclare-t-il en souriant. J’ai hâte de revoir l’amiral… En attendant, effacez les messages holographiques de DaDa. Annoncez sur tous les canaux de la sphère que le Triumvi dirige Langkah. Une nouvelle page de l’histoire se tourne, c’est un grand jour !

Benedict se retourne une dernière fois en direction du tombeau fumant, mais rien ne bouge. C’est peine perdue, les deux femmes sont ensevelies sous des quantités monstrueuses de roches. Même si par miracle l’avalanche de gravats ne les a pas tuées sur le coup, personne ne fera l’effort d’essayer de les dégager à temps. Ni les Extra-M du quartier ni le Triumvi. Qui, ici, pourrait bien s’intéresser à ces deux anonymes ? Les premiers chercheront peut-être des connaissances volatilisées dans l’effondrement — et encore : entrer dans la Goutte, c’est déjà disparaître un peu — ou tenteront de récupérer des morceaux d’exosquelettes à monnayer au marché noir. Quant aux seconds, ils se concentreront sur le contrôle de la colonie. Ils ont d’autres combats à mener. Et bientôt, la ville reprendra ses droits, les vestiges de la catastrophe deviendront une colline quelconque de débris, que l’on couvrira de mornes baraques vacillantes.

Un mercenaire le rabroue et Benedict poursuit sa marche en claudicant.

— Oublie-les, murmure Carine à ses côtés. Elles sont mortes.

Benedict regarde la technicienne qui titube dans le sable.

— De toute façon, ajoute-t-elle, cette histoire nous dépasse. Si l’on veut survivre, il faudra que l’on oublie tout ça… et que l’on se fasse oublier.

Le soleil cogne comme à l’accoutumée, indifférent à la scène, immobile tel un sceau maléfique frappé dans le ciel. La colonne de mercenaires enthousiastes redescend la rue, prête à s’emparer de la cité. Carine a raison. Il ne donne pas cher de sa peau : Amirauté ou Triumvi rien ne change, lui ne restera qu’un obscur inconnu coincé dans la poussière de la ville, purgeur de son état, réanimateur de conscience si cela représente encore quelque chose. Devant lui, les épaules abattues du jeune Carter-Yuko entravent son champ de vision. L’ancien commandant de la brigade des Indivis n’a presque pas prononcé un mot depuis sa rencontre avec le régent. Son avenir est sans doute pire que le sien, « autant faire profil bas » frémit Benedict. Clones et enveloppes vides ne sont que des chimères, des hallucinations, des cauchemars éveillés. Benedict prend peur et frissonne : les événements qu’il vient de vivre vont changer profondément la colonie. De ce mauvais rêve, il a acquis une certitude ; les chances de se réveiller sont infimes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire David Campion ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0