15 - Derrière le miroir

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Quartier de la Nouvelle Goutte

Galerie commerçante clandestine

— Votre immunité vient de s’évanouir commandant, susurre Massimov en découvrant les images. Si l’amiral ne tient plus les rênes de la colonie, vous n’êtes plus grand-chose… Dites-moi, vous êtes toujours solvable ?

— C’est juste un message sur un écran, s’étrangle Paul. C’est du bluff, un coup d’état comme ça, c’est impossible !

Les films des exosquelettes désarticulés qui s’effondrent dans les rues de Langkah ont visiblement ébranlé le militaire.

— L’état de santé des armées sur l’holovideo, ce n’est pas du chiqué, reprend le détourneur. Et puis, votre copine toquée est célèbre apparemment. Que c’est dommage ! minaude-t-il. J’aurais dû exiger un peu plus… Bref, ce qu’il adviendra ne me concerne plus, je suis désolé pour ce qui va arriver.

— Que veux-tu dire, Jorge ?

Carine, méfiante, se tourne lentement vers le vieil homme.

— C’est frustrant, j’en conviens, déclare Massimov en perdant son sourire. Malheureusement, votre transaction vient d’être… annulée, constate-t-il en vérifiant le statut de son tatouage holographique. L’opération aurait pu nous être profitable à tous, mais voilà : vos ennemis sont rapides, ces putschistes ont déjà réussi à suspendre vos accréditations… Heureusement que j’ai pris mes précautions !

Jorge recule d’un bond et tire une poignée dérobée dans l’angle du comptoir. l’atelier s’illumine d’un coup, tandis qu’une grille opaline tresse violemment ses mailles dans toute la boutique. Naomi sursaute quand le treillis incandescent se déploie dans son dos, seule Daphné semble regarder les ondulations des rubans lumineux avec émerveillement.

— Carter-Yuko, sourit le détourneur bien à l’abri derrière son grillage électromagnétique, je vous suggère de quitter les lieux rapidement. Vous êtes fichés par une grosse section du Triumvi, ne me demandez pas pourquoi… Je l’ai su rapidement : votre profil a fait tilter mes capteurs à votre arrivée ; j’ai cru un moment que l’on pourrait faire affaire, vous m’apportiez des gages plus importants que le syndicat. Mais la situation évolue trop vite et n’est plus à votre avantage. Rien de personnel, je vous rassure : je dois cependant rentrer dans mes frais…

Jorge Massimov mime une vague tristesse à l’intention du commandant et valide une entrée sur son module.

— Voilà, l’organisation est mise au parfum… À votre place, je ne m’éterniserais pas. Vu la prime promise, le syndicat est déjà en route pour vous intercepter…

— Nous avons conclu un marché, je paierai ! s’emporte Paul en dressant le poing.

Naomi n’avait jamais vu Carter-Yuko s’énerver de la sorte, impuissant face au détourneur. D’habitude, les hommes lui obéissent au doigt et à l’œil, son statut suffit généralement à lui ouvrir de nombreuses portes.

— Je suis commerçant, répond Jorge en haussant les épaules, je me tourne vers le plus offrant… Et vous n’avez plus rien à échanger.

Paul attrape un tournevis égaré sur le comptoir et le lance en direction du détourneur. L’outil claque un éclair contre la grille qui le renvoie tournoyer dans l’atelier. Carine et Benedict se recroquevillent pour éviter le projectile, les mains sur la tête ; le vieil homme n’a pas bougé le petit doigt.

— Monsieur, il faut qu’on se tire, angoisse Benedict en ramassant le tournevis à ses pieds.

— Vous devriez écouter le jeune purgeur, renchérit Massimov. Dégagez de ma boutique avant que les gros bras du Triumvi ne débarquent, et emportez votre amie demeurée avec vous, crache-t-il en pointant Daphné. Depuis que j’ai vu sa bobine s’afficher sur les canaux holos, vous m’inspirez encore moins confiance… Je voudrais éviter déménager mon atelier encore une fois.

D’un coup de pied enragé, Paul renverse une pile de cartons, tandis que Naomi et Carine se précipitent hors du commerce illégal. Des clients de la galerie commerçante se retournent, surpris par tant de vacarme, puis se garent précipitamment lorsque le commandant dégrafe son foudroyeur et s’élance à la suite de la technicienne. Benedict attrape fermement Daphné par la main et l’entraîne de force, malgré ses lamentations.

— Il y a une autre sortie à ce tunnel ? Ou ce trou est juste un splendide piège à rats ! fulmine Paul en regardant autour de lui. Si le Triumvi nous arrête, on est mort !

— Il y a toujours une autre sortie, lui répond Carine en pointant le bout de la galerie, mais elle est beaucoup trop loin, on sera plus vite dehors avec l’entrée principale.

— D’accord, j’espère sincèrement que l’on aura le temps…

Le commandant tente de se frayer un chemin entre les montagnes de marchandises qui encombrent l’allée poussiéreuse, Carine et Naomi sur les talons. Il est impossible de courir, les obstacles sont nombreux et les clients peu enclins à céder le passage. Carter-Yuko jure et menace, il mouline son foudroyeur au-dessus de sa tête, sans succès.

L’arche d’entrée se profile enfin quand une ombre grise percute Carter-Yuko de plein fouet.

Paul dévisse et s’écroule contre un baril de gula. L’huile ambrée se répand dans l’allée, le militaire se redresse, le souffle coupé, avant d’encaisser un violent coup de pied dans les côtes. Carine saisit le premier objet qui lui tombe sous la main — un antique module personnel fièrement mis en avant sur un présentoir — et la jette en direction de l’agresseur. Ce dernier évite le projectile, mais perd l’équilibre sur le terrain poisseux, juste un instant, le temps nécessaire au commandant pour se ressaisir et lui claquer la crosse de son arme au menton. L’individu esquive habilement, mais se prend tout le même la frappe en plein visage ; il bascule en arrière, renversant tout un comptoir de fruits cramoisis sous les insultes du vendeur. Paul se met en garde pendant que son agresseur roule sur le côté pour se tenir à l’écart.

L’homme furibond se redresse, colosse de suie dans un coverall noir maculé de graisses, il prend appui fermement au sol, et attend le moment opportun pour se jeter sur son adversaire. Il lève des poings sertis de métal et de fontes grises, persuadé de sa puissance et de sa supériorité. Ses extensions remontent jusqu’à ses coudes nus, elles courent contre ses épaules noueuses puis recouvrent ses omoplates sous un treillis de muscles synthétiques. L’Extra-M trapu jubile. Il essuie le bord de sa mâchoire de son pouce pour effacer le sang qui coule de sa lèvre éclatée, mais ne réussit qu’à souiller un peu plus son visage tanné par le soleil, accentuant l’angle de son nez cassé. Le contrebandier se ramasse sur ses jambes, prêt à bondir, tandis que les activateurs de ses muscles artificiels se compriment pour démultiplier sa force.

Habitués aux rixes du quartier, les badauds et les vendeurs disparaissent dans la précipitation. Paul réajuste sa garde et augmente la puissance de son foudroyeur au maximum.

L’Extra-M détend son attaque en armant rapidement un poing destructeur, mais cette fois le militaire l’attend de pied ferme. Il esquive avec facilité le premier crochet qui dévaste un comptoir et passe sous le second d’un geste fluide. Le groupe de fugitifs recule, pendant que Carter-Yuko contrôle sans effort l’allonge de son adversaire puissant, mais trop lent. Le contrebandier décoche une nouvelle frappe pernicieuse, Paul se décale dans le même tempo et accroche le bras du mercenaire qui, emporter par son élan, culbute en avant. Trop tard ; le commandant a déjà basculé son centre de gravité pour accompagner son geste : le front du colosse percute violemment le genou du militaire. Tandis que le visage tuméfié de l’homme chavire, Carter-Yuko le renverse d’un mouvement sec : il se retrouve tête en bas, projeté lourdement au sol d’un coup d’épaule. Paul lui écrase alors le plexus solaire du genou et, avant d’autoriser le trafiquant à comprendre son erreur, il décharge son foudroyeur sur sa jugulaire.

Le flash électrique illumine toute la galerie couverte, bientôt envahie par une odeur de chair brûlée mêlée aux vapeurs sirupeuses de gula.

— On continue, ordonne-t-il à ces camarades en jetant de côté son arme fumante devenue inutile. Il n’est que le premier à nous causer des problèmes.

— Vous l’avez… Tué, hoquète Naomi en découvrant Paul penché sur le corps sans vie de leur agresseur.

La jeune femme s’extirpe des balles de tissus derrière lesquels elle avait trouvé refuge.

— Ouais. Et bien, habituez-vous. Le Triumvi ne nous fera pas de cadeaux, grogne le commandant en fouillant le contrebandier défiguré. On a eu de la chance, lui, c’est un franc-tireur, ajoute-t-il en dévoilant le rectangle orange tatoué derrière l’oreille gauche du cadavre. Il a probablement intercepté la communication du détourneur et voulait arrondir ses fins de mois. Quel idiot ! Un amateur d’extension mécanique même pas foutu de se battre correctement. Les prochains seront plus nombreux, mieux organisés et surtout mieux équipés.

Le militaire relâche le col du trafiquant et s’assure rapidement que ses compagnons vont bien. Carine se porte en avant et repousse du pied les fruits rouges maculés de gula qui roulent au sol.

— On n’a pas une seconde à perdre, trépigne Benedict à peine remis de ses émotions. Carine, t’es sûr que l’on ne devrait pas faire machine arrière et tenter l’autre sortie ?

Carine ne répond pas. Elle se contente de lever les mains en l’air, pétrifiée comme une statue de sel. Paul se retourne dans sa direction et se fige : deux mercenaires les tiennent en joue ostensiblement à l’aide de fusils d’assaut. Les hommes endossent des tenues de masquage dynamiques et des armures d’impact légères sur lesquelles sont vissés des casques tactiques intégraux marqués d’un cercle blanc, la marque du Triumvi. Benedict sursaute lorsque trois nouvelles silhouettes opaques surgissent du néant dans son champ de vision après avoir désactivé leurs camouflages optiques. Naomi s’accroupit, enlaçant Daphné pour la maintenir au sol. Paul dénombre vingt mercenaires en approche, ombres anonymes et silencieuses, tandis que quatre exosquelettes de chantier modifiés pour embarquer des tourelles automatiques apparaissent sous l’arche de la galerie. Ils présentent tous un arsenal militaire qui ferait pâlir d’envie le premier conscrit venu.

Ils n’ont aucune chance face à cet escadron capable de tenir tête à n’importe quel Indivi, même équipé d’un exo de combat ; l’issue resterait incertaine, reconnaît le commandant. Les fuyards se resserrent, Paul évalue ses options, mais il n’aurait pas atteint le soldat le plus proche que son voisin aura déjà caressé la gâchette sensible de son canon. Au bout de la rue, un mercenaire descend de l’épaule de l’exosquelette noir et orange sur lequel il était juché, en gardant son arme bien rangée dans son étui. Il gratifie les trafiquants qu’il croise sur son chemin de tapes sympathiques sur leurs épaulettes et remonte la colonne, prenant soin de contourner les flaques de gula renversé. L’individu s’arrête à quelques mètres de Paul, comme pour mieux jauger derrière la visière opaque de son casque.

— Très jolie parade, grésille le mercenaire en levant le poing à la manière des Indivis pour marquer son approbation. Je n’en attendais pas moins de toi… Commandant. Tu n’es peut-être pas un opérationnel de terrain, mais tu conserves de beaux restes… Je vois que tu t’es remis au sport.

L’intonation du militaire fait tiquer Paul. Un trouble grandissant lui serre la poitrine et le met sur ses gardes. L’individu s’approche à nouveau. C’est un homme, indéniablement. Il est sensiblement de la même corpulence que lui, mais plus épais, plus ramassé aussi. Sa manière de bouger étrangement familière le déstabilise.

— Avec quelques années de moins, j’aurai échangé avec plaisir quelques passes avec toi, ajoute le mercenaire en détachant la boucle de son casque. Cela aurait été amusant, mais tu es en bien meilleure forme que moi, le combat n’aurait pas été équitable.

Puis il tombe sa visière et Paul esquisse un mouvement de recul. Le nouveau venu éclate d’un rire sonore devant l’étonnement et les murmures d’incompréhension du groupe de fugitif.

Paul Carter-Yuko se tient debout face à lui même, comme devant le reflet étrange d’un miroir déformant. L’imitation est percutante, bien que trahie par de subtils détails : l’individu en tenue tactique du Triumvi parait plus vieux, plus marqué que le militaire dans son uniforme déchiré. Ses cheveux grisonnent et rejoignent un court collier argenté, faussement négligé, qui couvre à peine les traces du temps sur ses joues. Cependant, les différences s’arrêtent là, leurs postures bravaches sont semblables en tous points et les yeux de Paul se perdent dans les pupilles de son interlocuteur, limpides et identiques aux siennes.

— Cela fait des années que je rêve de mettre la main sur toi, reprend le Paul abîmé, sept ans en fait. J’ai toujours fantasmé cette rencontre, espéré ton regard ahuri découvrant mon visage… Mais je n’imaginais pas nos retrouvailles de cette manière, pas dans les bas-fonds de la Nouvelle Goutte. Je suis un peu déçu, je comptais te faire la peau en te cueillant dans le nid douillet d’un Vaisseau-Capsule.

— Qui… qui êtes-vous ? murmure Carine, décontenancée par la ressemblance, non, par le mimétisme frappant entre les deux hommes.

— Moi ? s’étonne le mercenaire en frappant sa poitrine du plat de son gant. Un des régents du Triumvi, vous pouvez m’appeler Paul. Paul Carter-Yuko. Je suis l’original, et voilà la copie, précise-t-il en pointant le commandant devenu blême.

Paul chancelle. Il déglutit et se tourne vers ses camarades.

— Je ne sais pas de quoi il parle, gémit-il.

— Un jour, soupire le vieux Paul, je me suis endormi dans un lit de la clinique génomique… Et je me suis réveillé dans le même. Je ne m’attendais pas à ça, explique-t-il en réajustant son gant, c’était frustrant. Une IA condescendante m’a précisé que toi, tu émergeais au chaud d’un incubateur, et que si je ne bougeais pas, je serai éliminé pour te faire de la place… Tu ne peux pas savoir à quel point je t’ai détesté… Pendant que tu me volais ma vie, j’ai dû faire mon trou ici, remonter la pente, bien loin des vaisseaux-capsules…

Le clone de Carter-Yuko s’arrête un moment, songeur. Puis il croise les bras.

— Ce qui m’amène au plus important, reprend-il. Nous discuterons de toi plus tard, il y a plus urgent… Où est la fille qu’on voit partout ? Celle qui se fait appeler Daphné ?

L’enveloppe vide se recroqueville, muette, alors que Naomi raffermit son étreinte pour la rassurer.

— Que lui voulez-vous ? demande-t-elle, des trémolos dans la voix.

— J’ai compris son importance. Elle est ma monnaie d’échange, annonce le mercenaire d’un ton traînant. Je préfère la mettre en sécurité avant que l’autre ne débarque… Jorge n’est pas très malin, il a balancé vos profils sur le canal interne du Triumvi : DaDa y accède sans soucis, elle sait où vous trouver.

— De qui parlez-vous, s’inquiète Carine en s’écartant autant que possible des armes des soldats.

— DaDa ? Une partenaire que je pensais fiable… Du moins, tant que nos objectifs convergeaient. Heureusement qu’elle était là : c’est l'IA qui m’a sorti de la clinique génomique et pendant des années, elle m’a soutenu. Elle a été précieuse et utile pour gravir les échelons du Triumvi, d’avoir un coup d’avance, pour me permettre de prendre ma revanche sur l’amirauté... Pourquoi me regardez-vous comme ça ? s’étonne-t-il en réarmant son fusil, vous pensez vraiment que je suis venu avec tout ce monde pour arrêter un petit commandant fantoche et son équipe de bras cassés ?

Le nouveau Carter-Yuko fait signe à ses hommes d’avancer. Le cercle se referme étroitement autour des prisonniers ; un mercenaire s’insère dans le groupe et empoigne Daphné par l’épaule, l’arrachant à Naomi. L’enveloppe vide à l’air terrifié, ses pieds dénudés glissent, et le trafiquant la redresse sans ménagement, l’écartant de ses compagnons.

À ce moment, des morceaux de béton s’écrasent avec fracas du plafond, sans blesser personne, mais détruisent les derniers comptoirs encore debout. Tout le monde lève les yeux au ciel, pour découvrir la corniche effondrée du bâtiment. Deux silhouettes gigantesques se dressent au-delà, deux formes insectoïdes en clair-obscur, arc-boutées sur le toit. Perchées à l’aplomb de la bande de mercenaires, elles observent. Naomi panique, les titans les ont retrouvés. Mais ils sont différents : plus massifs, avec de longues griffes acérées sur leurs gantelets et des protections de céramique blanche sur le torse et le casque comme une carapace supplémentaire sur leurs costumes sanglants.

— Te voilà, ordure, se contente de siffler le vieux soldat en reconnaissant les exosquelettes. Je vais t’apprendre à ne pas tenir tes engagements.

Il détache le fusil de son épaule et le lève, tandis que les deux insectes de métal se laissent tomber dans la fosse.

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