8 - Réveil

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Vaisseau-Capsule numéro 2
Clinique génomique
Terminal d'évacuation

Benedict regarde vers le bas et le vertige le saisit. La plateforme sur laquelle ils sont coincés se trouve à plusieurs dizaines de mètres de hauteur et domine le quartier ouest de Langkah. Les rues en contrebas semblent minuscules et il peine à distinguer les passants qui remontent tranquillement les artères de la ville. Les vitres des glisseurs lui renvoient l'éclat du soleil qui ne faiblit pas, tandis que le vent chargé de sel lui fouette le visage. En levant la tête, la colonne métallique de la capsule s'évanouit dans le ciel bleu, brillante comme une flèche argentée. Benedict s'écarte du bord et s'assoit contre l'évacuation qui s'enfonce dans les entrailles de la tour. Au loin, l'horizon s'illumine d'ocre et de fumerolles roses qui s'étiolent et se déchirent contre les versants accidentés d'une immense chaine montagneuse. Des ondulations sombres et paresseuses parcourent la plaine qui sépare la ville et les premiers contreforts rocheux, parfois chamarrées de perles lumineuses qui glissent dans des ravines invisibles. Benedict se laisse absorbé par les bourrasques de sel et de sable qui réverbèrent les rayons du soleil et dévalent les collines, sachant que, si le tableau qu'elles esquissent est magnifique à cette distance, peu d'êtres vivants sont capables d'y survivre. Là bas, des tornades dévastatrices se forment et se dispersent, façonnant les herbes courtaudes qui tapissent la campagne et s'accrochent aux dunes salées, leur donnant cet aspect coloré et changeant, comme une tache d'huile sur mer tumultueuse. Elles s'élancent et brisent leurs écumes noires sur les immenses panneaux de bétons et d'acier, que les humains ont érigés aux bords de la colonie sous la forme d'un dédale protecteur complexe. Les barrières tiennent bon dans l'ensemble, car des armes de robots zélés les entretiennent quotidiennement. Mais il n'empêche : les arrondissements au plus près de la bordure subissent régulièrement les assauts de la planète. Benedict en sait quelque chose, il n'est pas rare que les tempêtes de sels enfouissent son quartier au point de rendre les rues impraticables pendant plusieurs jours. Pourtant ces tracas semblent dérisoires comparé à ce que vit Benedict en ce moment.

« Et je fais quoi, maintenant » se demande-t-il en soupirant.

Benedict a repris ses esprits depuis un temps incalculable, mais il n'ose pas bouger, de peur de croiser à nouveau le chemin d'exosquelettes tueurs — qu'ils soient blanc ou rouge d'ailleurs. Il faudra bien qu'il se décide, il ne peut pas rester ici indéfiniment. Hors de question de revenir sur ses pas ; cela ne ferait qu'accroitre les risques de tomber sur une patrouille de l'armée, la clinique génomique doit être pleine à craquer de militaires. Non, il doit descendre de la capsule et essayer de regagner le sol par l'extérieur. Il y a d'autres terrasses en contre-bas, et en suivant les tuyaux d'évacuation, il devrait arriver à rejoindre la rue. Ils sont très gros et offrent de nombreuses prises. Cela pourrait même être facile : plusieurs passerelles rythment la progression accompagnée d'échelles à crinolines.

Un mouvement dans son champ de vision attire son attention : la jambe de l'enveloppe vide d'Olivia de Jailly a bougé. Le corps de la jeune femme est resté immobile tout se temps, allongé contre la canalisation rouillée. Le visage de la de-nouveau-né est tourné vers lui et le regarde fixement des ses grands yeux verts. Il n'y a pas de doute possible : malgré l'angle étrange que forme le cou du pantin, il est le centre de toute sa concentration. Un frisson lui parcourt l'échine et Benedict détourne le regard. Son cœur bondit dans sa poitrine lorsque le corps de la jeune femme replie d'un coup sec les genoux et bascule pour s'allonger sur le dos. Le purgeur se passe la main dans les cheveux pour reprendre son calme. Il sait qu'il s'agit d'une enveloppe vide, pas aboutie en plus, mais la marionnette le met mal à l'aise. « Ces mouvements ne sont que les réflexes d'une machine complexe qui n'a pas été complètement configurée », se récite-t-il en silence pour se rassurer. L'enveloppe continue de s'agiter.

— Hé, le pantin ! déclare-t-il à bout de nerf. Tu veux bien arrêter de gesticuler ?

Benedict a bien conscience qu'il ne peut pas attendre de réponse sensée, mais entendre le son de sa propre voix lui fait du bien.

— Faut que je me barre d'ici, ajoute-t-il en regardant autour de lui. Et que je me fasse le plus discret possible.

Un gloussement nerveux lui monte dans la gorge et le purgeur met la main devant sa bouche pour réfréner son envie de rire.

— Tu te rends compte ? Des terroristes suréquipés ont attaqué la clinique... Franchement, ils ont chopé où leur équipement ? Comme si ce n'était déjà pas n'importe quoi, la brigade des indivis a buté tout le monde au lieu de nous protéger, et moi... Et bien moi, non seulement, je suis le seul rescapé de ce foutoir, mais en plus, je me tape la discute avec toi, une foutue enveloppe vide.

Benedict se laisse tomber contre la canalisation qui lui a servi de cachette et secoue la tête.

— C'est n'importe quoi. Je débloque. Si je ne me réveille pas dans cinq minutes, c'est que ce cauchemar et bien réel... Et que je vais devoir trouver un moyen de descendre...

À ses côtés, la jeune femme remue légèrement et tourne de nouveau brusquement le cou.

— Daa... Dasse.. Paasseu !

Le corps d'Olivia bouge les lèvres avec fureur, mais les sons peinent à les franchir. La marionnette de chair frémit puis s'immobilise à nouveau. Un frisson remonte ses jambes jusqu'à ses épaules dénudées ; Benedict peut presque percevoir les muscles se crisper sous la peau diaphane de l'enveloppe. Le tremblement tiraille les traits anguleux de son visage, plisse son crâne ras, mais il s'évanouit aussi vite qu'il est apparu. Le corps s'affaisse, comme vidé de toutes ses forces, seuls yeux du patin s'illuminent d'une intensité effroyable.

— Passeeu... Passe... euleu !

Le menton de l'enveloppe tremble et ses pupilles fixent intensément Benedict qui étouffe.

— Pas... seule ! répète-t-elle cette fois distinctement.

Le purgeur prend une grande respiration, effrayé par la réaction de la de-nouveau-née ratée. Bon sang ! Qu'aurait fait Hector dans sa situation ? Le souvenir de son mentor refait surface, ainsi que les derniers instants de son ami quand, blessé à l'épaule, un exosquelette de l'armée lui tire dessus à bout portant. Un gout métallique lui pique la langue, Benedict se rend compte qu'il s'est mordu la lèvre au sang. Il s'essuie la bouche du bout du pouce et regarde les échelles à crinolines qui dévalent la capsule.

— Si t'n'avais pas été là, murmure-t-il, Hector aurait peut-être trouvé un moyen de s'en sortir.

— Laisse... pas seule... lui répond l'enveloppe vide avec conviction.

— Je ne peux pas, je suis désolé, déclare Benedict en s'agenouillant. Je ne peux rien pour toi, je ne vais quand même pas risquer ma vie pour une marionnette inconsciente.

Il a l'impression que le sol est à des kilomètres en contre bas, il va mettre des heures à rejoindre la rue. Qu'est ce qu'elle s'imagine, l'autre pantin ? D'accord, il n'avait pas terminé de lui passer le test, mais il s'annonçait mal. Jamais elle n'aurait atteint le score de 98 %, c'est presque impossible. Presque. Benedict sent le doute lui écraser les épaules. De toute façon, s'échapper d'ici avec un poids mort sur le dos, c'est inimaginable. Il n'arrivera qu'à une chose : se tuer en tombant... À moins qu'en traversant cette terrasse, là-bas ? Elle n'est pas si loin et la pente devient moins forte en longeant ce rebord. Aussi, en s'y prenant bien, ils peuvent rejoindre une autre plateforme d'évacuation...

« Et merde », se dit-il en se pinçant les lèvres. Il regarde l'enveloppe d'Olivia de Jailly qui le dévisage toujours dans son peignoir débraillé. « J'espère que je ne vais pas le regretter ».

***

Le taxi s'arrête le long du trottoir à quelques mètres seulement de la porte d'entrée de son immeuble. Benedict accepte la surcote de paiement pour « quartier inconvenant » et valide la transaction en regardant la console du véhicule et ouvre la portière. Une brise chaude chargée de sel s'engouffre dans l'habitacle, et l'enveloppe recroquevillée à ses côtés tressaille. Benedict la tire dans sa direction, l'extrait tant bien que mal du glisseur en prenant soin de bien resserrer la tunique noire de purgeur qu'il a jeté sur ses épaules. Le morceau de tissus ne masquera pas complètement le peignoir sale qui recouvre la jeune femme, mais aura le mérite d'attirer moins l'attention. Benedict soulève l'enveloppe dans ses bras et tente de raffermir sa prise. Le corps n'est pas lourd, mais ne réagit que très peu et se laisse ballant. Le purgeur hésite à la porter sur l'épaule comme un vulgaire baluchon — ce qu'il ne s'est pas empêcher de faire pour glisser le long des tuyères et rejoindre le sol depuis sa plateforme suspendue. Mais il trouverait le geste déplacé en pleine ville. Benedict regarde autour de lui, la rue est pratiquement vide en cette fin d'après-midi ; un junkie krysté brûle ses rêves sur le trottoir d'en face, vautré dans une couche de sable et de poussière brune, tandis que des passants s'attardent devant le magasin de pièces détachées au coin de l'avenue. La faune des heures nocturnes n'est pas encore sortie, l'activité sera bien plus importante dans quelques heures lorsque les pubs ouvriront leurs portes et que le marché de troc s'animera.

Benedict claque la portière de la pointe du talon et le glisseur s'éloigne lentement dans un bourdonnement électronique, traînant derrière lui la lumière bleue de ses suspenseurs. Le purgeur se dépêche pour franchir la dizaine de mètres en direction de son immeuble et s'engouffre dans le hall d'entrée. Aujourd'hui, pas de krysté comateux devant l'escalier, les LED des parties communes réussissent même à s'allumer à son passage ; finalement, son retour ne se passe pas si mal que prévu. Benedict gravit les deux étages qui le séparent de son appartement en soufflant comme un lutteur en fin de match. Il tente d'enclencher la poignée du coude, frappe du genou pour enfoncer la porte réfractaire, finit par y arriver d'un coup d'épaule et laisse tomber plus qu'il ne dépose sur le canapé l'enveloppe d'Olivia de Jailly. Il glisse finalement sur le divan pour reprendre sa respiration. Benedict claque la porte d'entrée en tendant le bras et repousse sans ménagement les jambes de la marionnette qui, décidément, ne fait aucun effort pour prendre moins de place.

Le molleton du fauteuil l'enveloppe complètement. Benedict penche la tête en arrière et fixe le plafond, vaguement balayé par l'ombre du store qui ondule à la fenêtre. Il sent une grosse goutte de sueur couler le long de sa tempe, tandis que son cœur bat encore la chamade. Il est enfin chez lui, au calme, dans son univers, loin de la scène de cauchemar de ce matin, qui apparait presque distante maintenant, irréelle, comme un souvenir angoissant plein de brumes.

— Ah, c'est déjà toi, Béné ? T'es pas obligé de bouriner la porte quand tu entres, tu sais ?

La voix de sa colocataire étouffe un bâillement à l'autre bout de la pièce. À cette heure, Carine doit être levée depuis quelques minutes seulement et se prépare pour sa nuit de travail.

— C'est qui cette meuf ? ajoute-t-elle, surprise. C'est quoi son problème, elle est krystée ?

Benedict soupire et se redresse sur le fauteuil. Carine est debout, les bras croisés, dans l'embrasure de la porte qui mène aux chambres. Elle a déjà enfilé sa salopette de travail, mais n'a pas encore renoué sa natte ; ses cheveux noir de jais encadrent strictement son visage sévère, ce qui semble accentuer d'autant plus son mécontentement.

— Béné, on s'était mis d'accord : on ne ramène personne à l'appart. C'est un lieu neutre, ajoute-t-elle en s'avançant dans leurs directions.

— Un truc horrible est arrivé, se défend le purgeur tandis qu'une boule d'angoisse lui serre la gorge. C'est un peu compliqué à expliquer, croasse-t-il et se passant la main sur la nuque.

— Et bien, essaie, répond Carine. Tu prends en pitié les junkies maintenant ?

Benedict se tourne vers Olivia, avachie sur le canapé miteux. Elle a rouvert les yeux et fixe intensément Carine. Il est vrai que dans cette posture amorphe, la jeune femme n'est pas à son avantage. Son peignoir débraillé est badigeonné de suie, il est même déchiré par endroit. Des plaques de liquide amniotique ont séché sur son crâne ras, tandis que ses pieds crasseux et ses mollets nus sont couverts de griffures héritées de leur descente acrobatique de la tour. Décidément, son accoutrement ne plaide pas en sa faveur.

La technicienne se campe à ses côtés, les mains sur les hanches. L'enveloppe d'Olivia fait un geste brusque, comme si elle essayait de se redresser. Benedict se penche pour l'aider et la caler contre le dossier afin qu'elle puisse garder le cou droit.

— C'est une enveloppe vide, explique Benedict.

— Tu veux dire, comme les synthétiques que l'on trouve dans les bordels ? demande Carine en faisant la moue. Pourquoi t'as ramené un truc comme ça ?

— J'en sais rien... murmure-t-il en haussant les épaules. Et non, ce n'est pas une synthétique, c'est une enveloppe vide des cliniques génomiques. Un corps biologique, sans conscience. Un déchet. Cette chose et moi, nous sommes les seuls survivants de l'attaque qu'il y a eu ce matin à l'hôpital de la capsule 2.

— Qu'est ce que tu racontes ? Te fous pas de moi ! s'exclame la technicienne en pivotant vers Benedict.

Ce dernier fait un signe de découragement et se prend la tête entre les mains.

— Non ! des exosquelettes de combat ont attaqué la salle d'incubation alors que je faisais passer le test à cette enveloppe... Ils ont tué tout le monde ! Toute l'équipe y est restée...

Benedict tremble de tout son être. Carine tourne les talons et se dirige vers le mur opposé à la fenêtre et ordonne à l'intelligence artificielle de l'appartement d'y afficher les nouvelles de la sphère.

— On s'est enfui avec Hector, reprend Benedict, en prenant avec nous cette enveloppe. La fausse bonne idée : c'était l'enfer, je savais plus où j'étais, on s'est retrouvé coincé sur une plateforme d'évacuation avec d'autres cliniciens...

Des hologrammes animés des environs de la capsule 2 passent en boucle sur le canal principal, montrant une équipe de secours faire des allez-retours dans le hall de l'hôpital génomique. Le présentateur s'entretient avec un cadre de l'amirauté tandis qu'un peloton de la brigade des Indivis patrouille en arrière plan. Benedict a un frisson en les voyant.

— Ils disent qu'ils ont abattu les criminels, souligne Carine en revenant vers son camarade. Il n'y a pas encore de revendication. Par contre ils annoncent qu'il n'y a pas de rescapés, que tout le monde a été tué.

— C'est des conneries ! rugit Benedict. Je suis là, bien vivant !

— Tu as donc beaucoup de chance, acquiesce Carine en s'agenouillant près de lui.

— Et ce n'est pas grâce à eux, explose le purgeur en pointant les casques des exosquelettes qui emplissent tout l'hologramme. J'ai vu ces enfoirés abattre les survivants !

Carine a un geste de recul. Circonspecte, elle se penche vers Benedict et pose ses mains sur les siennes pour le calmer.

— Qu'est ce que tu veux dire ?

— J'ai vu les soldats de l'amirauté tirer à bout portant sur Hector. Ces mecs étaient censés nous protéger, et ils l'ont tué ! Je les ai vus descendre tous les employés survivants, et ça, après avoir liquidé les terroristes.

— T'es sûr que tu as bien vu ? Ça n'a rien à voir avec ce que raconte le responsable des troupes.

— J'en suis certain, assène Benedict en plongeant son regard fiévreux dans celui de son amie. J'ai eu la vie sauve parce que je me suis caché.

Carine se relève en prenant une grande inspiration. Elle jette un œil à Olivia qui lui renvoie un regard appuyé. L'enveloppe esquisse un sourire tendu.

— C'est... vrai, dit la marionnette, en ouvrant à peine les lèvres.

Benedict et Carine sursautent devant la prise de parole inattendue. Le corps d'Olivia de Jailly acquiesce de la tête un peu trop mécaniquement, mais reprend :

— C'est vrai. Je l'ai... vu.

— Elle parle ? s'inquiète Carine

— D'habitude oui, les enveloppes vides parlent, soupire Benedict. On a bien foiré l'injection de celle-ci, donc tu ne te rends pas compte, mais souvent c'est impossible de faire la distinction avec un véritable humain.

— Je ne suis pas... foirée, ajoute le patin de chair en se tournant vers le purgeur.

— Ça, tu vois, une autre caractéristique, explique Benedict en s'adressant toujours à Carine. Les enveloppes agissent comme si elle était vraiment humaine, donc elle t'affirmera qu'elle est consciente... Nous aurions dû injecter correctement la conscience d'une Olivia de Jailly dans ce corps, et malgré l'échec, elle te soutiendra le contraire.

— Donc si je lui pose la question, elle me dira qu'elle s'appelle Olivia ? demande Carine pour être certaine d'avoir compris.

— Je ne suis pas Olivia !

L'enveloppe vide a haussé le ton, surprenant une nouvelle fois le purgeur et la technicienne. Puis elle rajoute, les laissant sans voix :

— Enchantée. Je m'appelle Daphné.

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