7 - Enquête

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Vaisseau-Capsule 1

Brigade des Indivis

Naomi se recroqueville sur son tabouret, les yeux au vague. Elle déteste cet endroit. Les sous-sols de la brigade font partie de ces zones qui n'ont pas été pensées pour un usage quotidien ; même si l'IA du Vaisseau-Capsule est capable de reconfigurer les lieux, ces aménagements restent à la marge : plafond bas, couloirs étriqués, lumière zénithale blafarde, et, bien sûr, aucune ouverture vers l'extérieur. Un étrange bruit blanc traverse l'atelier et semble remplir tout l'espace. Il s'immisce entre les plans de travail et tapisse les recoins, comme si la salle elle-même cherchait à combler le vide et tromper l'ennui.

Naomi est seule pour l'instant. Elle pose les doigts sur son front et se masse doucement les tempes. La jeune femme n'a pas dormi depuis des heures. Elle risque finalement un regard dans la direction des imposantes carcasses métalliques allongées sur les paillasses, tout en évitant soigneusement de s'attarder sur la porte grise menant à la morgue. Rien que d'y songer, le froid la fait frissonner et un haut-le-cœur la prend. Tous ces gens dans des sacs plastiques.

La mission part en vrille. Tout va beaucoup trop vite pour la scientifique, les évènements s'empilent sans cohérence et le fil des dernières heures s'emmêle.

Pourtant, l'Amirauté semblait maîtriser la situation : alors que leur glisseur filait vers la clinique, la deuxième brigade se débarrassait des attaquants avec un certain succès. Paul Carter scrutait l'assaut final en temps réel sur ses écrans minuscules, écoutant les retours dans son oreillette et donnant des ordres à son état-major. L'habitacle avait pris l'allure d'un QG miniature, Naomi ne se sentait pas à sa place et détournait les yeux ; elle ne percevait que des flashs hargneux grillant des pixels, les claquements étouffés des écouteurs ne l'encourageaient pas trop à s'attarder dessus. Pourtant, alors que l'affrontement semblait porter ses fruits, le commandant s'est mis à gueuler des insanités dans l'intercom, au point de faire sursauter les brigadiers assis en face de lui. Il devint violent, il hurlait et suppliait les soldats d'arrêter « ça ».

Un « ça » glacial, implorant, qui transpirait d'une scène visiblement insoutenable. Naomi ne pouvait pas la voir depuis son siège ; mais une colère inquiète luisait au fond des pupilles du militaire. Il se crispait devant sa console tombée muette, il avait l'air... confus et ébranlé. Carter a finalement regardé droit devant lui pendant un temps interminable et son attitude médusée ne fit que renforcer l'angoisse de Naomi. « Activez le blocage zéro de la totalité des exosquelettes de la brigade 2, effet immédiat. » souffla-t-il dans son micro avant de se murer dans le silence. Pendant que le glisseur se détournait de son chemin pour rejoindre le quartier général sans passer par la clinique génomique, le « ça » du commandant claquait dans la tête de la jeune femme. Il bourdonnait encore lorsque les carcasses défoncées des armures sont arrivées aux sous-sols, et « ça » lui nouait toujours la gorge quand les corps sans vies d'un nombre incalculable de civils ont suivi.

Un cliquetis résonne et la porte bascule pour laisser entrer deux hommes. Paul Carter fait irruption dans la pièce, suivi de près par un grand échalas vieillissant, Karim Vert-Otok, l'expert en cybernétique qui renforce l'équipe depuis leur retour à la caserne. Le chef de la brigade avance d'une allure mécanique qui se veut énergique pour se donner une contenance, mais il est clair que lui aussi est à bout. Ni son teint cireux ni les ombres noires qui cernent ces yeux ne mentent : la fatigue et le stress minent le commandant.

— Bonsoir, Madame de Furio, déclare Paul d'une voix traînante. Désolé de n'avoir pas pu me rendre disponible plus tôt, la réunion de crise avec l'amiral s'est éternisée.

Carter est préoccupé. « Probablement, par ça », se dit Naomi, mais elle n'ose pas mettre le sujet sur la table, ce moment viendra plus tard. La scientifique hoche la tête, soudainement très lasse. Cela fait trois heures au moins qu'elle sollicite un entretien pour faire part de sa découverte. La tension accumulée lui tire les épaules et ne se relâche pas. Elle se redresse et s'avance de quelques pas pour poser les deux mains sur la paillasse la plus proche.

L'exosquelette rouge qui a attaqué la clinique gît là, désarticulé. Ou plutôt, le robot recouvert de l'armure de combat, car personne ne se trouve sous les tuiles de céramique. À leur grande surprise, les plaques protégeaient un entrelacs de câbles et de pièces mécaniques, très semblables aux androïdes qui s'occupent des tâches dangereuses sur les plateformes de forage de gula, ou aux synthétiques qui peuplent la bordure. Le modèle et la conception de l'exo indiquent qu'il est bien issu de l'usine de l'armée. Le problème, c'est qu'aucune division militaire n'équipe des robots de cette manière. C'est contraire à toute déontologie, quelqu'un a enfreint les règles.

— Avez-vous trouvé comment cet exosquelette est sorti de vos bâtiments ? demande Naomi en soulevant le casque fendu du monstre.

— Non, mais nous avons remonté jusqu'à la ligne d'assemblage, répond Karim qui se porte à sa hauteur. Et vous, savez-vous qui pilotait cette machine à distance ?

— Oui, murmure la jeune femme en bâillant. Personne.

Elle laisse retomber le morceau de visière calciné.

— Personne ? s'exclame Paul.

— Personne en chair et en os, réaffirme Naomi en soutenant son regard. Ce machin est un robot autonome, contrôlé par une intelligence artificielle. Est-ce si difficile à concevoir ?

— Et bien... C'est une armure de l'amirauté, de la dernière génération en plus... Une vraie arme de guerre. On ne peut pas détourner comme ça son fonctionnement et aujourd'hui, aucune de nos IA ne peut se retourner contre un être humain. Cela fait partie des empreintes cognitives de base.

— Il faut croire que notre assaillant se moque complètement de ce schéma, renchérit la jeune femme. Rien d'étonnant, ajoute-t-elle en suivant du doigt la nappe de contrôle qui sort du cou de l'armure et plonge vers la table de commande, vu ce que l'on trouve dans le kyste mémoire.

— C'est votre trouvaille ? Vous avez réussi à l'isoler ?

— En quelque sorte. Nous n'avons rien récupéré du deuxième exosquelette, là-bas, explique-t-elle en pointant de l'index la carcasse métallique éventrée sur la seconde paillasse. Mais vos soldats ont grillé le module neural de celui-ci avant qu'il entame son formatage. J'ai eu du mal à craquer le code, mais j'ai pu retrouver une grande partie de l'empreinte cognitive.

— Et alors ? s'impatiente Paul.

— Alors c'est la même intelligence artificielle... je veux dire, que celle qui a attaqué l'usine aéronautique il y a quelques jours. Du moins, elles ont une souche identique.

— Quelqu'un a réussi à investir la fabrication d'exosquelette, voler des plans, et télécharger une IA dans ces machines ?

— Pas seulement, se permet Karim en coupant la parole à Naomi. Monsieur, je çrois que c'est pire que ça. Les exos de classe C ne sont que des armures. Il a fallu non seulement les construire, mais aussi les combiner à un squelette cybernétique. J'ai bien vérifié lorsqu’on les a recupérés, celui que l'on trouve ici n'est pas une machine de l'armée, son mode de fonctionnement se rapproche plus des robots d'exploration qui sont utilisés pour l'extraction de gula.

Paul écarquille les yeux un instant, puis fait le tour de la paillasse. Il écarte les écailles de céramiques à la base du cou, celles qui permettent d'habitude aux soldats de s'insérer dans la carcasse. Un faisceau de nervures de métal se mélange aux tissus caoutchouteux de couleur violette. Les muscles synthétiques s'accrochent à des inserts de titanes, des fuseaux de nappes fibrées se nouent aux extrémités.

— Vous dites que la machinerie n'est pas celle utilisée habituellement par l'armée ?

— Non, monsieur, assure Karim le cybernéticien. Non seulement ces armures ne sont pas faites pour équiper un robot, mais en plus, elle ne porte pas la marque de l'amirauté.

— Je ne suis pas expert comme vous, renchérit le commandant, pourtant, on n'a pas l'impression de voir du bricolage.

— Ce n'en est pas, affirme Karim. C'est une construction très subtile qui maximise les capacités de l'exo. Regardez le servomoteur, ici...

Karim s'approche et dégage un objet plat situé à l'intérieur de la carcasse, sous l'aisselle gauche de l'exosquelette. Le module cuivré est parfaitement enchâssé sous le compartiment.

—Nous n'utilisons pas ce genre de moteur, ajoute-t-il en rehaussant ses lunettes. C'est un mécanisme plutôt utile sur les machines d'extraction de gula, qui doivent être capables d'encaisser des couples importants. Pourtant, après réflexion, il a toute sa place ici ; le principe a été miniaturisé et intégré de manière astucieuse.

— Par un mec doué en robotique si je comprends bien. On doit donc rechercher des gars balèzes en cybernétique, c'est ça ? interroge Paul. Ça ne laisse pas beaucoup d'incertitude, on va vite retrouver les organisations en mesure de faire de ça.

— Cela risque d'être compliqué, juge Karim en secouant la tête. L'assemblage n'est pas artisanal, le robot et son armure ont été assemblés sur une chaîne de production de premier plan.

— Comme les nôtres ? C'est impossible, assène Carter.

— Pourtant c'est le cas, répond Karim en haussant les épaules. Ces deux machines ont été construites sur des lignes de prod' de même qualité...

— Arrête un peu, coupe Naomi sèchement. Va droit au but, dis-le lui. Elles ont été montées sur les propres chaînes de l'armée, pas la peine de tourner autour du pot.

Karim fronce les sourcils et dévisage durement Naomi. Paul lève les yeux dans sa direction, surpris de son intervention. Le cybernéticien soupire et plonge les mains dans les poches de sa blouse.

— Naomi, on en a déjà discuté, tu sais bien que c'est impossible, dit-il, agacé.

— Pourtant c'est la solution logique, affirme la jeune femme en tapotant sur le genou de l'exosquelette.

— Te rends-tu compte de ce que tu racontes ? Il faudrait non seulement détourner nos lignes de production, mais également réussir à charger de nouveaux programmes de fabrication. Ça ne passe pas inaperçu !

— Tout comme la construction d'une usine équivalente à celle proposée par les capsules en dehors de notre circonscription ! Ce n'est pas crédible : imagines-tu la quantité de ressources à emmagasiner, les compétences humaines à rassembler pour mettre en place un laboratoire de ce type ? Je suppose que la brigade des indivis garde un œil sur tous les activistes de la colonie, je ne crois pas qu'une seule organisation de la bordure soit capable de piloter un tel système. Non, la réponse la plus simple est la suivante : ces robots ont été construits dans les infrastructures de l'Amirauté.

— Mais on a cherché : il n'y a aucune trace de détournement de l'usine !

— Ça ne veut pas dire qu'il n'y en a pas eu.

— Expliquez-vous, s'impatiente Paul. Ce que vous affirmez est grave.

Naomi joue avec la console de la paillasse et transmet des informations aux modules réseau du commandant.

— Pourtant, les indices sont là. Il suffit de regarder les anomalies dans l'historique de la caserne, en particulier la ligne d'assemblage 58. Les deux dernières années, le taux d'arrêt pour maintenance a augmenté de deux cents pour cent, alors que toutes les autres sont restées stables.

— C'est beaucoup ? s'inquiète Paul.

— C'est énorme, affirme Karim de mauvaise grâce. Rien ne le justifie, aucune prévision de panne n'explique cet écart.

— Pire, renchérit Naomi, la chaîne de production n'a pas diminué sa consommation de gula pendant la même période. Ce qui veut dire...

— Arrêtez, j'ai compris, s'agace Paul. Cela veut dire que la ligne 58 a continué de produire quelque chose, malgré ces arrêts notifiés, sans que personne s'en rende compte. Vous pensez que cela peut être des exosquelettes modifiés ?

— J'en ai l'intime conviction, répond Naomi.

— Combien ça fait de machines, potentiellement ? s'inquiète le chef des brigades en croisant les bras.

Karim lance un regard à Naomi, qui l'invite à poursuivre d'un geste du menton.

— Une cinquantaine, réplique-t-il en se raclant la gorge.

Le chiffre à l'effet d'une bombe sur le commandant. Paul accuse le coup. Il tire un tabouret de sous la paillasse et s'y assoit, les yeux braqués sur l'exosquelette démembré. Il fait son âge tout à coup, comme si le poids des années avait traversé le temps malgré sa récente renaissance.

— Cinquante monstres de ce type, murmure-t-il abasourdi. C'est une véritable armée. Comment est-on passé à côté ?

— C'est peut-être moins, hésite Naomi en se passant la main sur la nuque. C'est une fourchette haute.

Paul lève les yeux au ciel et se relève.

— Mais qu'importe le nombre ! Quand on regarde les dégâts que deux d'entre eux sont capables de faire, je n'imagine même pas une dizaine d’exosquelettes lâchés en ville.

Le commandant se relève, il semble avoir retrouvé toute son énergie. Il fait les cent pas, tourne sur lui-même et étouffe un juron. Le membre de la « famille » est méconnaissable.

— l'amiral, mon oncle, est fou de rage. Cette histoire le rend dingue, il me somme de la résoudre sans plus attendre et sans faire de vague. Après la catastrophe de la clinique... Il me met tous les problèmes du moment sur le dos. Enfin, regardez ! Des attaques informatiques ciblées, un assassinat élaboré, une attaque terroriste qui fait trente-cinq morts. Trente-cinq morts ! explose-t-il en levant un doigt au ciel. Sans compter le piratage de mes communications tactiques vers les sections d'assaut tout à l'heure...

— Vous avez été piraté ? s'exclame Karim.

— Oubliez ça, grimace Carter-Yuko, comme s'il en avait trop dit.

Naomi regarde le commandant s'affaler sur le siège posté à côté de la porte d'entrée et croiser les bras dans un geste boudeur. Paul reprend :

— Il va en penser quoi, l'Amiral, maintenant que l'on sait que tous ces évènements sont liés ? Pire : que derrière tout ça il y a un petit génie en cybernétique qui a constitué une armée de foutus robots de combats ? Avec nos ressources ! Vous voulez me voir crever la gueule ouverte dans le désert de sel ? Et d'ailleurs, ces boites de conserve, que cherchaient-elles à la clinique génomique ?

— Ce n'est pas clair, répond calmement Naomi pour apaiser son chef. Elles ont pris d'assaut l'incubateur d'une certaine Olivia de Jailly.... Difficile d'en dire plus : c'était une attaque d'envergure minutieusement préparée. Tous les capteurs sont brouillés, nous n'avons plus aucun enregistrement, ni des entrées, ni des sorties, jusqu'à trois heures avant l'évènement. À priori, toutes les personnes sur place sont mortes.

— Et bien, cherchez mieux. Je veux que vous passiez au crible toutes les interactions de cette de Jailly. Si l'informatique ne vous aide pas, faites ça à la main, vous savez écrire que je sache. S'il le faut, allez récurer les chiottes de chaque laborantin présent à la clinique pendant l'assaut, mais trouvez-moi une piste vers le commanditaire de ces attaques !

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