6 - De mal en pis

9 minutes de lecture

Benedict rouvre les yeux.

La fenêtre blindée vibre encore, rendue visible par un minuscule impact étoilé. Dans la salle de contrôle transformée en charnier, l'immense armure de céramique le dévisage calmement. Benedict est tétanisé. Le monstre penche la tête de côté et rengaine le pistolet automatique sans quitter le purgeur de ses caméras mobiles. Des plaques de carbone glissent les unes sur les autres pour retenir l'arme et la faire disparaitre sous la carapace du soldat d'élite ; tandis qu'il approche la main de son épaule et agrippe la crosse du fusil d'assaut fixé dans son dos. Le cerveau de Benedict lui hurle de bouger, mais ses jambes se dérobent, il croit entendre le canon bourdonner en se déployant alors que le titan pourpre le met en joue. L'exosquelette appuie sur la gâchette : nouvelle percussion effroyable qui cette fois lui déchire les tympans et le plaque contre sa chaise. La fenêtre se fissure sur toute sa hauteur et les capteurs de surveillance s'activent. La sirène de la clinique s'égosille, le soldat tire encore, mais un rideau métallique s'abat subitement sur la baie vitrée au moment où elle explose, isolant d'un coup l'incubateur de l'assassin.

La porte qui mène au broyeur s'ouvre en grand.

— Dépêche-toi ! s'époumone Hector en faisant irruption dans la pièce.

La voix de son patron a l'effet d'un électrochoc. Benedict se lève d'un bond, tandis que le blindage qui les protège de la salle de contrôle subit les assauts répétés de l'exosquelette déchaîné.

— Et ne l'oublie pas ! rugit Hector en pointant du doigt Olivia. On ne peut pas l'abandonner ici !

Benedict obéit sans réfléchir et tire sur la manche de la patiente atone qui s'écroule et se cogne le menton contre la table. Le purgeur se ressaisit et la soulève comme une poupée désarticulée ; la fille apathique se laisse porter ce qui lui complique la tâche ; il lui enroule le bras autour de la taille et la traîne tant bien que mal vers la sortie.

Les coups redoublent sur les lattes de métal, elles ploient et exploseront bientôt, les lumières s'éteignent et les veilleuses rouges de secours s'illuminent, plongeant la clinique dans une atmosphère crépusculaire.

Hector ouvre le chemin et repousse le portail pesant qui isole la chambre du broyeur des vestiaires. Une déflagration monstrueuse retentit derrière lui et la porte blindée de l'incubateur vient s'encastrer dans le mur, le miroir sans tain éclate en milliers de débris. Le grondement couvre les hurlements de la sirène. Benedict réaffirme sa prise sur taille d'Olivia, décidément très lourde, et surgit haletant dans le premier sas du complexe. Il regarde autour de lui : des employés, paniqués par les bruits d'explosion, courent pour essayer de rejoindre l'issue de secours à peine illuminée par les diodes de service. Des cris retentissent, immédiatement étouffés par la rafale d'une arme automatique : un exosquelette pourpre jaillit de la pénombre et repousse deux infirmiers en coverall blanc qui venaient de franchir la sortie. Benedict jette un œil en arrière : dans son dos, il peut ressentir la présence effrayante du monstre à sa poursuite. Il se cache là, invisible, mais deux flammes vertes apparaissent dans l'obscurité au fond des vestiaires.

Benedict sent une main puissante l'attraper par le col :

— Qu'est-ce que tu fous ? rugit Hector pour couvrir le vacarme. On va se retrouver coincé !

Son chef passe son épaule sous l'autre bras de la de-nouveau-née et les entraîne sur la droite.
Le soldat qui bloque l'issue de secours les a repérés, les purgeurs ont juste le temps de se précipiter dans un couloir pour éviter les tirs croisés des assassins. Une double porte anti-incendie les propulse sur un chemin d'évacuation, submergé par une foule de personnes qui évacue les lieux.

— Pas par là ! hurle Benedict aux quelques employés tentés de trouver une nouvelle sortie avec l'ouverture d'où ils viennent. Ils tirent à vue !

La nervosité est palpable et les fugitifs ne se font pas prier, la tension monte d'un cran lorsque les silhouettes monstrueuses apparaissent subitement.

— Bon sang ! halète Benedict en tournant au coin du virage. Qu'est-ce qu'on a fait ? Pourquoi l'armée nous attaque ?

— Ce n'est pas l'amirauté ! s'écrit Hector en forçant le pas. T'as déjà vu ces exosquelettes ? Moi, jamais, je ne sais pas d'où sortent ces monstres !

Les ravages des armes automatiques empêchent le novice de répondre. Benedict ne peut que rejoindre la conclusion de son patron : les brigades se reconnaissent à leurs armures blanches.

Benedict et Hector encadrent toujours L'Intra-M qui semble pour l'instant inconsciente. Le groupe qui les entoure les transporte malgré eux le long du chemin, comme s'ils étaient charriés par un fleuve tumultueux. Les employés crient et se bousculent violemment, certains tombent à la renverse et se font piétiner par leurs collègues devenus fous. Benedict se cambre pour encaisser les chocs, un coup de coude le plie en deux et il manque de lâcher-prise. Un monstre pourpre surgit à l'avant, leur coupant le passage vers l'issue de secours. Le groupe s'y écrase comme une vague contre un récif, les plus chanceux s'engouffrent dans l'escalier sur leurs droites, grimpant quatre à quatre les marches pour aboutir dans les étages de service, les plus élevés de l'hôpital. Benedict et Hector en font partis ; ils se sont perdus, personne ne reconnait les lieux, mais tous courent à perdre haleine. Un portail métalique brinqueballant se dresse au bout du couloir tortueux. L'issue de secours ploie sous la pression et explose, vomissant son flot de fugitifs en plein jour. Benedict surgit sur une de ces petites plateformes élevées, de quelques mètres de large qui jouxtent la clinique. En d'autres circonstances, le purgeur aurait trouvé la vue magnifique : les toits plats de Langkah s'étendent sur des kilomètres aux alentours, à l'ombre de l'immense capsule qui s'élance vers le ciel et réverbère la lumière du soleil. Au contraire, son cœur bondit dans sa poitrine : d'énormes tuyères d'aération fendent le sol et s'enchevêtrent sur la terrasse, deux conteneurs rouillés semblent abandonnés dans un coin tandis qu'un monceau de détritus électroniques s'amoncelle au nord. Les survivants de l'attaque se sont regroupés sur un terminal d'évacuation, uniquement desservi par transport aérien : un cul-de-sac minuscule ouvert directement sur le néant.

Hector jure en reconnaissant l'endroit et fait un effort pour se libérer du flot des employés paniqués. La foule délirante se précipite vers le vide, les premiers arrivés ne peuvent contenir la poussée de leurs camarades : ils perdent l'équilibre et tombent en hurlant. Hector pousse Olivia et Benedict sur le côté pour les dégager du courant irrésistible, mais ils glissent sur les grains de sable qui s'accumulent sur la plateforme et s'écroulent contre une énorme canalisation de béton.

— Fais gaffe ! se plaint Benedict en se remettant à genoux, le souffle coupé.

— Relève-toi si tu veux rester en vie ! grogne le purgeur en redressant la jeune femme toujours inconsciente. Faut qu'on arrive à se mettre à l'abri !

C'est à ce moment que les deux monstres insectoïdes surgissent dans le cadre de la porte en levant leurs terribles fusils d'assaut. Les armes bourdonnent et tonnent, des Intra-M sont fauchés en pleine course, tandis que certains tentent leurs chances et sautent de désespoir dans le vide. Benedict regarde avec horreur Hector tournoyer sur lui-même et s'étaler à plusieurs mètres de lui. Le sang de Benedict se fige ; sans réfléchir, il saisit Olivia par la taille et la fait basculer d'un coup d'épaule de l'autre côté de la canalisation. Emporté dans le mouvement, il glisse avec elle et manque de disparaitre définitivement dans l'abîme : seule une fine bande de métal leur sauve la vie et les empêche de tomber plus bas. Benedict s'agrippe à la jeune femme inanimée et la plaque contre la grosse colonne qui fait obstacle aux monstres d'acier. Une brèche dans l'installation lui permet de voir les démons arroser copieusement les quelques rescapés qui hésitent toujours entre le grand plongeon ou les balles perforantes.

Puis le temps semble s'arrêter. Trois masses blanches tombent du ciel et enfoncent le sol de la plateforme avec fracas. Une quatrième s'abat directement sur l'exosquelette le plus avancé qui s'écroule dans la poussière dans un rugissement métallique. Les blocs se déploient et des silhouettes gigantesques se redressent de toute leur hauteur ; les soldats d'élite de l'amirauté ne perdent pas un instant et s'élancent contre les assaillants. Les plaques de céramique claquent en détournant les tirs de l'ennemi. Benedict entend le servomoteur des armures s'activer pour prendre de la vitesse. Le premier militaire percute de plein fouet l'exosquelette rutilant qui s'est recroquevillé pour encaisser le choc. Il recule à peine et saisit le bras de son adversaire pour le faire basculer tout en lui agrippant le col. Un coup rageur sur le côté et le casque du brigadier explose, en faisant presque un tour complet sur lui-même. Le soldat en armure s'écroule, immédiatement remplacé par un de ses camarades qui profite de la situation pour briser la garde de l'assassin d'une charge dévastatrice. Le criminel pourpre fléchit ses articulations d'acier et le militaire lui donne une puissante frappe du tibia : la protection de céramique vole en éclat et le meurtrier perd l'équilibre, découvrant un instant son torse en alliage renforcé. C'est ce qu'attendait le brigadier pour y plaquer le canon de son fusil et appuyer sur la gâchette. L'arme énorme bourdonne et déclenche d'un coup toute sa charge, la détonation pleine de fureur illumine la plateforme, l'exosquelette tombe à genou, le corps fumant, puis s'écroule de tout son long.

Le premier attaquant rouge bien amoché par la première attaque-surprise n'en mène pas plus large ; il a réussi à se retourner et tente de repousser le militaire qui s'acharne sur sa visière. Le brigadier enchaine des frappes pareilles à des coups de masse, il accélère la cadence, tandis qu'un de ses camarades se positionne en soutien et met en joue l'armure luisante. Il n'aura pas besoin d'intervenir : l'assassin relâche son étreinte et ses bras s'affaissent. Le soldat écrase un dernier poing avec une précision millimétrique, laissant le casque de son adversaire complètement défoncé.

Benedict se rend compte qu'il retient sa respiration depuis un temps incalculable. Il avale alors goulument de l'air, au bord de l'asphyxie, et reste incapable de détacher les yeux de la scène démente. L'assaut de la brigade des indivis n'aura duré que quelques secondes pour mettre fin à l'attaque des étranges exosquelettes. Un soldat git sans vie sur le terrain poussiéreux, mais les deux inconnus en armure rouge sont hors d'état de nuire. Les brigadiers sous leurs plaques de céramique se redressent sans même un regard pour leurs coéquipiers à terre et sans échanger le moindre mot. Ils penchent la tête sur le côté, comme s'il attendait des ordres supplémentaires.
Aux alentours, il ne reste plus qu'une dizaine d'employés vivants de la clinique, terrorisés et recroquevillés au bord de la plateforme. Benedict n'ose compter le nombre de corps inertes et grêlés de balles qui s'amoncellent comme des pantins désarticulés... Il y en a beaucoup trop. Trop de grumeaux rouges se mêlent aux poussières ocre de la ville. Puis il croise le regard d'Hector avachi contre un container et les larmes lui montent aux yeux. Son camarade se redresse péniblement et tient son épaule droite en charpie. Il bégaie quelque chose en direction de leurs sauveurs pour attirer leur attention. Un Intra-M en coverall blanc souillé par le sang de ses compagnons regarde effaré autour de lui. Quand la réalité semble lui sauter au visage, il s'écroule à genoux et vomit toute sa bile. Benedict tente de se relever pour sortir de sa cachette, à bout de nerfs. Il s'emmêle les doigts dans le peignoir déchiré de la jeune femme qui git à ses pieds et tombe sur les fesses, manquant une nouvelle fois de glisser hors de la plateforme. Les soldats de l'amirauté font mine de s'intéresser aux rescapés, l'un d'entre eux se penche sur Hector lorsque Benedict se hisse péniblement sur la grosse canalisation rouillée. Il ouvre la bouche pour attirer l'attention, mais son appel au secours se coince dans sa gorge et se transforme en un râle inaudible.

C'est ce qui lui sauve la vie.

Car le brigadier resté en retrait se lève d'un coup : il a reçu de nouveaux ordres. Il esquisse un signe entendu à ses trois compagnons qui n'hésitent pas une seconde ; ils sortent leurs armes de poing et mettent en joue les survivants.

Benedict a juste le temps de voir un viseur vert illuminer le front d'Hector lorsque sa tête bascule en arrière pour accompagner le claquement sourd des automatiques. Le jeune purgeur est vivement tiré au sol et s'effondre contre Olivia qui a finalement ouvert les yeux et le dévisage avec intensité. « Ne bouge pas » semble-t-elle ordonner. Benedict se recroqueville autant qu'il le peut et se blottit contre la femme, les boyaux noués par la terreur. Il étouffe un sanglot, priant que personne ne l'a repéré derrière sa canalisation. Au-dessus d'eux, les rafales des pistolets couvrent sans peine les supplications des Intra-M. La main de l'enveloppe vide tremble contre son col, Benedict s'accroche à ça.

Bientôt plus aucun bruit ne s'élève sur la plateforme, à part le vent qui gifle les hauteurs des capsules. Olivia semble de nouveau perdue dans ses pensées obscures, complètement amorphe. Malgré la présence de la jeune femme, Benedict se sent désespérément seul et incapable de se réveiller de son propre cauchemar.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire David Campion ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0