4 - Virus actif

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Vaisseau-Capsule 1
Quartiers Intra-M

— Vous n'êtes pas obligé de vous déplacer directement chez moi à chaque fois que j'ai trouvé quelque chose sur cette affaire.

Naomi se tient sur la rampe d'accès au sas d'habitation, son cabas de travail serré contre sa poitrine. Sa gêne est palpable : le regard mauvais, elle dévisage Paul Carter-Yuko avec une telle intensité que ses pupilles semblent vouloir le carboniser.

— J'étais sur le point de me rendre au labo, ajoute-t-elle en s'approchant sèchement du militaire. Je l'ai pourtant dit à l'intercom, j'en ai pour dix minutes.

— Soit beaucoup trop pour des informations de cette importance, répond le commandant du tac au tac. Les transports en commun de la capsule sont lents, les laissez-passer de la brigade sont bien plus efficaces.

— Et une simple communication holo ? Ce n'était pas plus rapide ?

L'homme secoue la tête et reste debout les mains dans le dos, impassible sur le bord du trottoir. À ses côtés, stationne un char blindé bourdonnant. Le glisseur de l'amirauté est énorme et jure parmi les véhicules placides qui évoluent lentement dans le quartier. Le blindé est presque deux fois plus gros qu'eux. Ses suspenseurs grondent sourdement sous sa carlingue aiguisée à la serpe, tandis que ses vitres opaques s'effacent entre les plaques de céramiques noires recouvrant l'habitacle. Le logo de la brigade luit sur son aile, équivoque : la tête d'éléphant aux oreilles ailées et cernées de trois étoiles blanches désigne sans aucun doute possible son propriétaire ; l'armée est dans le coin. Le convoi a même laissé tourner ses gyrophares bleus qui balaient froidement les murs du quartier.

— C'est juste que... Ce n'est pas très discret. Maintenant, tous mes voisins savent que je bosse pour vous.

— Ça vous dérange tant que ça ? demande Paul en haussant un sourcil.

— J'aime bien ma petite tranquillité. J'habite un quartier Intra sans histoire, au sein de la capsule 1. On n'a pas l'habitude de voir ces engins, renchérit Naomi en pointant du doigt le glisseur. D'habitude, ils font la Une quand vous faites une descente dans la bordure de Langkah, pas pour des visites de courtoisie.

Comme pour souligner son propos, un couple de passants remonte la rue. Naomi, persuadée de les entendre discuter à voix basse, les sent ralentir lorsqu'ils passent dans son dos. Puis ils accélèrent quand Paul Carter-Yoko, interrogateur, se tourne dans leur direction. Le commandant hausse les épaules et touche le blindé pour déplier la porte. Cette dernière se désolidarise de la carlingue et glisse en silence, découvrant un puits d'ombres que Paul présente à Naomi.

— Nous ne sommes pas des monstres que je sache. Mais qu'importe, soupire-t-il. Je vous demande d'embarquer, que l'on puisse discuter tranquillement... et en toute sécurité.

Naomi ne se fait pas prier et s'engouffre dans le véhicule. L'habitacle est plus étroit que ce que laisse croire l'extérieur du glisseur. Elle fait un mouvement de tête pour saluer les deux soldats en exosquelette de combat qui prennent un volume importante à l'arrière.

— Bonjour, Madame de Furio, grésillent leurs voix étouffées par leurs casques.

Au moins, aujourd'hui, ces insectes métalliques patibulaires ont retenu son nom. Naomi s'assoit contre la paroi qui la sépare du conducteur. Le commandant entre, s'installe à ses côtés et fait signe au pilote en toquant sur la vitre.

— Quelle est votre découverte « majeure » concernant le virus informatique ? annonce le militaire tandis que le glisseur s'élève au-dessus de la voie.

— Vous l'aviez sous les yeux sans même vous en rendre compte, affirme Naomi en dégrafant son cabas. Ce n'est pas un programme commun.

— Qu'entendez-vous par là ? s'étonne Paul.

La jeune femme prend le temps de sortir un module réseau de son sac et d'en allumer l'écran principal. Elle n'utilise pas d'implants sous-cutanés à la mode chez les jeunes de Langkah, ces extensions électroniques qui permettent de garder un intercom sur soi en permanence. Cela ne surprend le commandant qu'à moitié : même si Naomi de Furio est une experte en cybernétique et bien que ces implants soient promus par l'amirauté, elle n'en reste pas moins une Intra-M. Cette tranche de la population, un brin condescendante, trouve une certaine pureté aux augmentations biologiques et dénigre les artifices mécaniques. Après tout, c'est un marqueur social comme un autre.

— Ce n'est pas un banal virus informatique, explique-t-elle en tendant le terminal. C'est une Intelligence artificielle, une IA. J'ai détecté les traces d'un kyste cognitif.

— Réflexion faite, c'est tout à fait logique, renchérit le commandant en saisissant la machine. Pour tenir tête aux contremesures de l'amirauté, je n'en attendais pas moins. Comment nos analystes sont-ils passés à côté de cette caractéristique ?

— Rien d'étonnant. C'est une IA plutôt évoluée, elle brouille les pistes depuis son arrivée sur la sphère.

— Du calme, temporise Paul en reposant le terminal sur ses genoux. Vous êtes en train de me dire que les IA principales des capsules, les organes de contrôles les plus avancés de la colonie, sont restés aveugles pendant près de cinquante ans à un système cognitif ? Cela me parait impossible.

— Oui, acquiesce Naomi. Pourtant, c'est le cas. Mais à leur décharge, il n'est actif que depuis quelques semaines seulement.

— Aujourd'hui, quel est le champ d'action de ce programme ? s'inquiète alors Paul.

— Regardez le plan en bas de l'analyse, lui répond Naomi en pointant le terminal. Le virus intelligent navigue sans contrainte dans toute la sphère externe de la colonie.

Paul Carter-Yuko se penche sur l'écran et parcourt les entrées.

— Bon sang ! s'exclame-t-il en découvrant la carte. Ça veut dire qu'il a accès aux modules des colons, aux caméras, aux points de contrôle et aux bornes de paiement... Elle est partout... Cette IA voit absolument tout du domaine public !

— Oui, soupire l'ingénieure qui se cale dans son siège en croisant les jambes. Pire, elle a même pénétré quelques réseaux secondaires de la sphère interne. Pourtant, ils étaient surprotégés... C'est d'ailleurs comme ça qu'elle a pu atteindre l'usine aéronautique et corrompre son fonctionnement.

Paul s'assombrit et pince les lèvres. Il rend l'intercom à sa propriétaire et s'appuie à l'accoudoir de son fauteuil en fixant d'un regard vide la petite fenêtre du véhicule. Les rayons de lumières lèchent les casques mats des soldats immobiles comme le ferait un stroboscope paresseux. Le silence s'installe dans l'habitacle sombre, à peine perturbé par le vrombissement des suspenseurs du glisseur.

— Et le cœur de la sphère ? se décide à demander Paul. Normalement, cette IA tueuse ne devrait pas être en mesure d'accéder aux ressources critiques de la colonie.

— A priori, non. annonce Naomi qui se veut rassurante. Cependant...

— Cependant quoi ? répond vivement Paul en se redressant.

Le regard gris du commandant est inquiétant. Naomi lisse le tissu de son pantalon et replace, hésitante, une mèche de cheveux.

— Il y a eu plusieurs tentatives pour briser la barrière du noyau. Elles ont toutes utilisé des protocoles de la Brigade des Indivis. Ils sont anciens, mais cette IA connait très bien vos méthodes et vos processus.

Devant la mine rembrunie de son interlocuteur, la jeune femme fouille dans son terminal personnel et sélectionne la diffusion sécurisée du blindé. L'hologramme du deuxième Vaisseau-Capsule s'affiche au centre de l'habitacle. La sculpture de la tour veinée d'argent tourne sur elle-même. La flèche de métal est plantée au milieu des baraquements bas de colonie, ce qui renforce la présence écrasante de la capsule.

— Par exemple, l'IA a essayé d'atteindre les installations critiques : la caserne de l'amirauté et l'hôpital génomique, ajoute Naomi en mettant en surbrillance les zones en question au pied de l'immeuble. Et ça, c'est tout nouveau.

— Nouveau dans quel sens ? s'inquiète Paul.

— L'IA est restée en veille pendant des dizaines d'années, je ne trouve des traces d'activités sérieuses que depuis peu ; 4 ans environ. Jusqu'à maintenant, son plan était simple : créer des problèmes techniques, en faisant sauter des routines et des contremesures de sécurité. Les logs sont clairs à ce sujet, les incidents ont été multipliés par dix en deux ans.

— Du sabotage, explique le commandant en frappant du poing la paume de sa main. Mais, nous ne les avons jamais détectés... Nous aurions dû être plus attentifs, car il suffit de déséquilibrer un peu la machine pour que tout le système se grippe.

— Oui, acquiesce Noami en parcourant la liste des mouvements sociaux qui ont agité la colonie ces derniers mois. Observez par vous-même, les calculs montrent que toute cette agitation est directement liée à des retards de livraison ou à des défauts d'approvisionnement ; ce sont les conséquences de ces incidents... Mis bout à bout, c'est énorme !

— Cette IA est à l'origine d'une véritable campagne de déstabilisation. Mais pourquoi passer du sabotage, à l'assassinat ? demande Paul Carter en s'enfonçant de nouveau dans son siège.

Le glisseur bascule légèrement tandis qu'il s'engage dans un virage serré, ce qui fait cliqueter les armures des soldats silencieux. Naomi hausse les épaules, puis efface d'un geste l'hologramme du Vaisseau-Capsule.

— Je n'en ai aucune idée, murmure-t-elle. La seule chose dont je suis sûre, c'est que ce changement de stratégie coïncide également avec des tentatives d'intrusion du noyau, et...

— C'est théoriquement impossible, l'interrompt Paul en levant la main. Vous le savez bien : les systèmes sont découplés, il faut un accès physique à ces réseaux, ce que ne peut pas faire une intelligence artificielle, par définition, même si elle connait nos protocoles.

— Vous avez raison, se reprend Naomi, c'est pourquoi je ne parle que de tentatives. J'ai aussi étudié les données historiques : il y a deux siècles, les terroristes de TURBA ont dû infiltrer physiquement le troisième Vaisseau-Capsule pour y injecter leur programme vérolé. Sans cela, ils n'auraient jamais pu détruire le bâtiment.

— Et depuis ce jour, rien n'a changé, affirme le commandant.

— Oui, rien n'a changé, d'une manière générale... Mais rappelez-vous : avec le renversement de l'ancien régime et la signature du pacte Nouveau Horizon, le gula est tout à coup devenu abondant au sein de la colonie. Avec ces ressources supplémentaires, les cliniques génomiques ont réactivé des services et des programmes gelés depuis l'arrivée sur cette planète.

— Comme les cellules de réinjection de conscience ? Mais quel rapport ? s'étonne Paul en en fronçant les sourcils.

— Justement, explique Naomi en hochant vivement la tête. Prenez ces cellules de renaissance, elles requièrent la mise en place de zones de stockages numériques, qui sont hébergées en dehors des circuits centraux.

— Vous voulez dire que... Il existe désormais une connexion entre le noyau de la sphère et l'extérieur ? L'IA tueuse a trouvé ces points de contact ?

— Parfaitement !

— Bon sang ! s'exclame Paul en frappant du talon le sol du glisseur. Ainsi, même les IA des vaisseaux-capsules sont compromises !

— Non, sourit Naomi. Je vous rassure, ces liens ne fonctionnent que dans un sens. Il n'est pas possible de remonter vers le cœur du réseau par ces entrées, il faut toujours un accès physique pour cela. En revanche, le virus peut corrompre des données qui seront exploitées ensuite par les capsules, et c'est ce qu'il essaie de faire maintenant. Il est clairement entré dans une nouvelle phase, bien plus active.

Paul lâche un soupir. Il se gratte la joue du bout des doigts, l'air absent pendant quelques secondes. Finalement, il secoue la tête et regarde fixement son interlocutrice.

— L'IA tueuse accélère ses actions de déstabilisation, engage des attaques ciblées sur les organes vitaux de la colonie et commet des attentats à l'encontre de ses cadres dirigeants. Très bien, c'est clair. Mais qui est aux commandes de ce foutu programme intelligent ?

— Je n'en sais trop rien, murmure Naomi, évasive. Il n'y a pas d'échange de données, les traces montrent d'ailleurs que le kyste mémoire évolue et se propage de lui-même. Je n'ai jamais vu ça. Cependant, cette personne ou ce groupe vous connait très bien, ils ont forcément été en contact avec vous.

— Avez-vous au moins une idée ? dit Paul avec une certaine fermeté dans la voix.

— Oui... ça se pourrait bien, juge la jeune femme en détachant son regard. En combinant les motifs, j'ai remarqué une correspondance entre le virus du groupe terroriste TURBA, il y a deux siècles, et notre IA vérolée. Je suis pratiquement sûre que la même personne est à l'origine des deux programmes : la souche est identique, même si le nouveau est bien plus complexe.

Paul écarquille les yeux, abasourdi.

— Vous êtes en train de me dire que nous sommes la cible d'un virus balancé par un groupuscule surgi du passé ? Ce qui reste de TURBA vivote dans les zones sécessionnistes en marge de Dinging, sur ces vieilles plateformes de forage. Ils braillent un peu, mais plus personne ne craint ces guignols. C'est quoi alors ? Un oubli ? Le reliquat d'une IA désœuvrée qui agit sans objectif ?

Naomi ne répond pas tout de suite, et baisse les yeux comme pour se concentrer sur les paroles du commandant Carter-Yuko.

— Peut-être bien, finit-elle par supposer en faisant la grimace. Cela dit, quelque chose ne colle pas. Des données semblent transiter entre la caserne principale de l'amirauté et la clinique génomique. Elles se croisent, cela n'a aucun sens...

Soudain, une lueur clignote sur le coin de l'intercom qu'elle tient toujours sur les genoux. Naomi s'empresse de rallumer l'écran du terminal et lit avidement les informations crachées par le module.

— C'est un sniffer que j'ai installé au cœur du réseau, explique l'ingénieure en pianotant sur sa machine. Il doit m'avertir de tous les signaux faibles répondant aux motifs neuraux de l'IA.

— Le virus est en mouvement ?

— Oui, et pas qu'un peu. L'IA charge massivement des données vers l'hôpital génomique de la deuxième capsule. C'est une attaque d'échelle.

— On s'y rend immédiatement ! commande Paul en serrant le poing. Capitaine, ajoute-t-il à l'intention de l'exosquelette à ses côtés. Avertissez la deuxième brigade : elle est dans les parages ; qu'elle sécurise les lieux le plus rapidement possible avant notre arrivée. Quant à vous...

Le militaire se tourne sèchement vers Naomi afin de s'assurer que la jeune femme a toute son attention.

— Quant à vous, que l'on soit clair : les informations partagées ici sont strictement confidentielles. Si les IA des capsules s'écroulent, c'est toute l'amirauté qui risque de disparaitre, et la colonie avec. À parti de maintenant, l'existence de cette IA et ses intentions sont des données sensibles qui ne peuvent s'ébruiter. Tenez votre langue. Pour toute personne informée en dehors de ce véhicule, comme on dit : « intégrité physique non garantie ».

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