3 - Un jour pas comme les autres

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Langkah
Zone Bordure
Quartier du Fer-Blanc

— Ça va être le bordel ce matin !

Benedict râle en découvrant les dernières informations sur la sphère : apparemment, la nouvelle ministre en charge de la pacification de la colonie a encore fait des siennes. Elle a décidé de s'attaquer au trafic de stupéfiants à quatre blocs d'ici, et il y a eu du grabuge. La section d'assaut a affronté une forte résistance ; le Triumvi qui contrôle les canaux de distribution locaux de kris s'est organisé pour l'accueillir chaudement. Résultat : une équipe de déminage cherche toujours à déblayer l'artère principale recouverte des débris de l'explosion. Tout le secteur est paralysé, les pompiers sont sur le pont et Benedict, lui, risque encore de mettre des heures à sortir du district pour rejoindre la capsule 2.

C'est la troisième fois ce mois-ci.

Benedict ramasse son coupe-vent et mord dans la miche de pain attrapé sur le coin de la table.

— Franchement ! Ils ne pouvaient pas faire ça un autre jour ? grommelle-t-il en enfonçant de force le talon de sa botte. Je n'ai pas le droit d'être à la bourre !

— Calme-toi, Béné, soupire Carine appuyée contre l'embrasure de la porte d'entrée. Je suis passé devant, c'est en haut de la rue de Birre, c'est pas dans ta direction.

Benedict se redresse pour dévisager sa colocataire qui se retient de bâiller. Elle rentre tout juste de son quart de nuit à la station de recyclage et songe probablement à une seule chose : se coucher.

— Entre et ferme vite la porte derrière toi, maugrée-t-il. Ne laisse pas entrer la suie, il y en a pas mal en ce moment.

Carine obéit et lui sourit gentiment tout en s'affalant dans le canapé miteux poussé contre le mur. Benedict sait qu'elle est à peine plus vieille que lui, mais les rotations épuisantes imposées par le syndicat l'ont durablement marquée. Carine fait bien plus que son âge ; les rythmes décalés et les poussières de gula ont accentué les creux de ses joues et les rides qui courent au coin de ses yeux. La technicienne se déchausse du bout des pieds et balance ses bottes poussiéreuses contre le mur. Puis elle défait son chignon haut et laisse tomber la natte épaisse qui le composait sur son épaule. Fidèle à elle-même, elle arbore son éternelle tenue de travail, composée d'une salopette grise élimée tendue sur un pull beige graisseux. Carine n'a jamais été coquette et se moque éperdument de l'avis des autres. De fait, elle ne se pare d'aucune fantaisie ; jamais. Une femme simple, franche et directe, qui est toujours à l'heure dans ses loyers et n'a jamais posé de problème de cohabitation à Benedict. Elle est plutôt discrète et finalement, leurs rythmes décalés les arrangent bien : malgré l'étroitesse de l'appartement, ils ne se marchent pas sur les pieds, parfois, ils ne se croisent pas pendant plusieurs jours.

Benedict regarde Carine frotter des pouces les poches sombres qui cernent ses yeux bleu clair, si étranges pour quelqu'un à la peau couleur acajou. Elle ne ménage pas sa peine et travaille comme une folle, Benedict le sait. Carine ne vit que pour une chose depuis dix ans : assurer à son fils unique un avenir plus radieux que le sien. Il parait que sa grand-mère s'en occupe, au nord de la colonie, dans un coin plus tranquille que ce cloaque en bordure de Langkah. Benedict évite de poser trop de questions. Ils partagent les frais de ce trois pièces crasseux depuis deux ans, mais il n'a jamais vu ce gosse. Et il sait que Carine ne prend pratiquement jamais de congés.

— Je ne peux pas arriver en retard aujourd'hui, soupire Benedict. Si tout se passe bien, ce soir je serai titulaire.
— Seulement trois mois après avoir été recruté ? Félicitation... lui répond Carine en bâillant de nouveau.
— Te moque pas.
— Je ne me moque pas.
— Pour une fois que je réussis quelque chose, grommelle Benedict.

« C'est vrai, quoi », se dit-il. Les instructeurs disent qu'il est doué pour détecter les consciences. Alors oui : si le reste du boulot – purger les enveloppes vides – se veut particulièrement ingrat, il paie bien, bien plus que les barrettes de misères que refile l'usine de recyclage. Et il vaut mieux ça, que s'acoquiner avec les petites frappes qui rôdent dans les contre-allées, il a déjà donné. Benedict assure certainement les basses œuvres sordides qu'aucun Intra-M n'accepterait de faire – réaliser une purge rendrait malades la plupart des agents –, ce métier d'exécuteur ne convient pas à tous. Pourtant, ça lui donne une certaine respectabilité. Il bosse aux cliniques génomiques, lui. Et la cantine est bonne.
Carine renifle et se laisse tomber en arrière.

— Tu parles, lance-t-elle sarcastique. Tu suis les recommandations de l'IA, et t'appuies sur le bouton, c'est ça ?
— Tu crois ce que tu veux. Au final, c'est moi qui prends la décision.
— Sur les préconisations de la machine, renchérit Carine. Allez Béné, tous le monde dit que Purgeur, c'est un métier de tordu. Je te connais, toi, t'es un gars gentil. Tu n'encaisseras pas longtemps ce travail glauque.
— C'est toi qui le penses. Tu sais, j'ai éliminé l'enveloppe d'un type, hier, pour la première fois, annonce Benedict d'un seul coup, sans réfléchir.

Carine écarquille les yeux, choquée par la remarque de son camarade, et se rassoit bien droite sur le divan.

— Merde, c'est vrai ? Pourquoi tu me l'as pas dit ?

Benedict hausse les épaules et noue les sangles de sa cape. Son amie se lève et s'approche pour poser la main sur son bras.

— Et ça va ? ajoute-t-elle, soucieuse.

Il la dévisage puis détourne rapidement le regard.

— Ce n'est pas si terrible, en fait, déclare-t-il en refermant nerveusement la boucle de sa sacoche. Alors oui, ça ressemble à un vrai... à un vrai humain, quoi. Mais tu l'assommes, tu le mets dans le broyeur et t'enclenches la machine. Y a pas grand-chose à raconter. C'est un... geste technique, comme dit Hector. Tu ne vois rien.

« Mais t'entends tout », se retient-il d'ajouter.

Carine hoche la tête lentement, ses yeux inquiets cherchent une accroche dans le regard fuyant de Benedict. Son discours fier n'est pas convaincant.

— On en parle ce soir, annonce-t-elle calmement, avant que je retourne à l'usine.
— Si t'as envie. D'ailleurs, je ferai mieux d'y aller, murmure-t-il, je ne voudrais pas rater mon premier interrogatoire.

Son amie le serre doucement dans ses bras, comme le ferait une grande sœur rassurante, et lui indique du menton la porte d'entrée.

— C'est ça. Évite de te mettre en retard, lui sourit-elle. Je prépare une bonne bouteille pour fêter ta réussite, je suis sûr que tu vas t'en tirer haut la main.

Benedict cligne des yeux et se dépêche de franchir le seuil.

*

Dehors, le soleil de Langkah écrase la rue de sa lumière crue. La chaleur de la ville saute à la gorge de Benedict, comme la poussière brune qui érode les murs de béton. Le vent s'est levé et charrie ses particules métalliques : en bordure de Langkah, les protections de la cité tombées en décrépitude n'assurent plus leur office contre les ravages des tempêtes de sels.

Benedict sent une vibration sur le dos de sa main. Il y jette un œil furtif, juste le temps de voir apparaitre les coordonnées et le visage de son chef Hector Irvin-Galo, sous la forme d'un tatouage en relief. Ce module holographique sous-cutané – intégralement subventionné par l'amirauté l'année dernière – se veut pratique : il est joignable en permanence et emporte avec lui toute sa vie numérique. Mais en ce moment, il n'a vraiment pas envie de répondre, Benedict sait qu'il est en retard et il n'a pas besoin d'entendre son patron le lui répéter. Il fait mine d'oublier le picotement sur sa peau, s'empresse d'enfiler ses grosses lunettes antiparticules, puis il referme son manteau jusqu'au-dessus de son nez. Finalement, il descend la ruelle d'un pas décidé.

De nouveaux picots lui titillent la main et de dépit, Benedict tapote sa tempe du doigt pour prendre l'appel.

— T'es à peine sorti de chez toi. J'le vois sur mon traceur.

La voix de son patron s'élève comme s'il se tenait debout à côté de lui.

— Bonjour, Hector, soupire l'apprenti purgeur. Je fais de mon mieux, il y a encore eu une descente de police dans mon secteur.

— T'as pensé à déménager ? C'est quand même la troisième ce mois-ci. Tu sais bien que ton quartier est pourri.

Benedict prend une grande inspiration. Déménager, il en rêve. Si la paie aux cliniques est une des plus élevées qu'un Extra puisse espérer, elle ne l'est pas tant que ça. Dans quelques semaines, il aura amassé suffisamment de barrettes pour prétendre gagner en confort et se rapprocher des capsules, c'est-à-dire sortir de ce quartier où zonent les junkies cramés au kris et où pullulent les bars à synthétiques. Mais pour concrétiser ce rêve, il doit surtout certifier son premier interrogatoire, et c'est aujourd'hui que ça se passe.

— J'y compte bien, répond-il, dès que la clinique m'aura titularisé.

— Alors, grouille-toi, tranche sévèrement Hector. La cuve est déjà arrivée dans l'incubateur pour préparer l'injection de conscience. C'est ton jour, pas vraiment le moment de te faire remarquer.

Une nouvelle bourrasque chargée de sel gifle Benedict. Visiblement de mauvaise humeur, Hector suspend la communication. Benedict regarde autour de lui et s'oriente dans la direction des deux immenses flèches métalliques qui surplombent la ville en contrebas. Il est impossible de manquer les antiques arches spatiales ayant conduit les hommes sur cette planète. Elles se dressent de guingois, fichées depuis près de trois siècles dans le sol. Longues de presque un kilomètre, les « vaisseaux-capsules », comme les appelles les colons, ressemblent désormais à des immeubles d'acier mal fichus. Elles regroupent tous les centres techniques de pointes ainsi que les habitations intra-M, l'élite de la communauté. Les capsules projettent leurs ombres gigantesques sur les quartiers de la ville et clignotent de mille feux, alors qu'un nuage de véhicules aériens transite entre les deux tours. D'ici, les transporteurs ont la taille de moucherons, ce qui ne fait qu'accroitre la démesure des immeubles métalliques.

Benedict presse le pas et enjambe la carcasse d'un robot d'entretien mangé par les cristaux de sels. Il sera bientôt dans l'ombre du troisième et dernier Vaisseau-Capsule de Langkah, qui n'a plus rien de comparable avec ses voisines. Le vaisseau est brisé, ouvert en deux comme frappé par un éclair démentiel. D'ailleurs si Benedict a bonne mémoire, c'est à peu près ce qui s'est passé. Cela remonte tout de même à plus d'un siècle, son grand-père n'était pas né à l'époque. Une attaque terroriste menée par TURBA – le groupe de scissionnistes exilés aujourd'hui dans les anciennes cités minières de Panas – avait anéanti l'immense arche stellaire. Depuis, ces vestiges carbonisés restent une balafre brulante au sein de la ville et le symbole de la fin d'un monde. Il parait qu'avant cet épisode, Langkah ne vivait que pour quitter la planète et rejoindre l'espace, plein de rêves et d'espoirs. Mais les vaisseaux brisés ne pourront jamais redécoller. Les anciens regardent toujours la silhouette décharnée de la capsule avec un regard mauvais. En ce qui le concerne, Benedict s'en moque, il n'a jamais rien connu d'autre que la bordure de Langkah. La carcasse du Vaisseau-Capsule démembré n'a pour lui qu'un seul mérite, celui de masquer la lumière aveuglante du soleil pour ceux qui survivent dans son ombre.

Un attroupement s'est formé au carrefour et le gêne pour aller plus loin. Tandis que des glisseurs usés s'entassent pare-chocs contre pare-chocs, plusieurs riverains essaient de rejoindre le trottoir d'en face, alors que d'autres jouent les badauds en mal de sensations fortes.

Carine avait raison, l'explosion a eu lieu en haut de la rue et ne va pas l'empêcher de gagner la capsule par son chemin habituel. S'il veut aller plus vite, il pourrait aussi prendre un taxi : la circulation ne semble pas trop affectée dans cette partie du district.

Benedict ralentit malgré lui et jette un œil en direction de l'artère principale entièrement bloquée par l'armée. Un cordon de sécurité retient la ligne de curieux, alors que des robots d'entretiens regroupent et entassent les gravats de l'immeuble qui s'est effondré. Les Triumvi ne se sont pas moqués de la brigade des indivis : le bâtiment est complètement éventré, les rares glisseurs stationnés dans ce quartier misérable ont été soufflés sur plusieurs mètres, l'un d'entre eux se retrouve même sur le toit. Les équipes de secours ne sont plus sur place ; il n'y a personne sous les décombres ou plus vraisemblablement, personne d'important à sauver. Un groupe de soldats en exosquelette d'assaut se tient à bonne distance, dans le coin d'une ruelle. La police se fait discrète, mais il est impossible de manquer ces militaires qui ressemblent à d'énormes scarabées recouverts de plaques de céramiques. Alors, quand l'un d'eux lève la tête et aligne son regard composé de lentilles rondes et luisantes fichées dans son casque intégral, Benedict baisse le front et reprend sa marche à pas forcés. Le purgeur croit sentir les yeux métalliques du soldat suivre sa nuque. Ces monstres armés lui hérissent le poil, ils n'ont plus grand-chose d'humain lorsqu'ils sortent de leurs casernes harnachées de la sorte.

Les picotements sur sa main reviennent et Benedict ouvre la communication sans réfléchir.

— Est-ce que tu peux te dépêcher ? Tonne la voix d'Hector.

— Oui, je suis en chemin, rassure Benedict comme tiré de sa torpeur. Je suis à pieds, je devrais arriver à la clinique dans moins de vingt minutes.

— Fais vite, ça va être compliqué ce matin.

Hector semble tendu, ce qui n'est pas dans son habitude.

— Je vais peut-être devoir t'assister pour cet interrogatoire, reprend-il.

— Non ! tu ne peux pas faire ça ! s'exclame Benedict. J'ai bien l'intention d'être titularisé aujourd'hui, et pour cela, je dois mener l'interrogation sans assistance !

— C'est toi qui vois, mais tu vas en baver, explique Hector. Tout le monde flippe ici : les techniciens ont complètement foiré, ils n'ont pas injecté la bonne conscience.

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