2 - Virus

10 minutes de lecture

Colonie Langkah
Capsule numéro 1
Société personnelle "N. de Furio", expert ès IA

— Depuis quand un réseau informatique peut-il être infecté par un... virus ? Ça n'arrive pas ce genre de chose.
Paul Carter-Yoko ne cache pas son amusement. Il appuie son épaule contre la baie vitrée, les mains calées dans les sangles de son armure d'impact légère. Il esquisse un sourire moqueur, ce qui a pour effet d'aiguiser encore plus son visage anguleux.
Si le manque de tenue surprend quelque peu son interlocutrice, elle n'en laisse rien paraitre. Autant d'expressivité, c'est rare pour un Intra-M ; cela trahit un défaut d'expérience évident chez le militaire, inattendu pour le commandant de la Brigade des indivis. Mais Carter-Yoko est un membre de la « Famille »... Et il faut bien que l'élite fasse ses armes. Naomi pince un sourire et répond d'une voix chaleureuse :
— Votre remarque ne m'étonne pas, la dernière fois que c'est arrivé, aucun de nous deux n'était né.
Le jeune homme s'agace et secoue la tête :
— Madame de Furio, ne me prenez pas pour un lapereau de six semaines. Ne me jugez pas sur mon physique, j'ai été réinjecté il y a sept ans, vous savez.
— Ce n'était pas mon intention, susurre Naomi sur le ton de l'apaisement, malgré la surprise de cette confession. Pardonnez ma maladresse, je n'ai pour ma part jamais été réinjectée... En tout cas, la précédente attaque informatique remonte à plus de deux siècles, lorsque le groupe armé TURBA a détruit la capsule numéro 3.
— Vous faites donc votre âge, s'amuse Paul en dévisageant la jeune trentenaire. Mais vous avez raison, je n'ai que cinquante ans absolus, je n'ai pas connu cette époque. Cela dit, j'ai effectivement entendu parler de ça. Aujourd'hui, les nouvelles IA ne peuvent-elles pas venir à bout de n'importe quelle attaque  ?
— C'est ce que nous avons cru... Jusqu'au mois dernier, visiblement.
Naomi prend le temps de rabattre une mèche de cheveux blonds derrière son oreille puis efface avec grâce une poussière imaginaire sur sa combinaison blanche réglementaire. Elle garde la tête haute et le regard planté droit dans les yeux de l'homme qui lui fait face. Carter-Yoko est peut-être un membre émérite de l'amirauté, mais s'il s'est déplacé pour entendre son analyse de vive voix, ce n'est pas pour rien. Toutes les crèmes de la colonie la consulte au sujet d'intelligence artificielle, son avis d'experte ne souffre aucune contradiction. Elle n'a aucune raison de douter de sa démonstration concernant l'incident mortel de l'usine aéronautique.

— Alors un virus, c'est ça ? demande Paul en plissant les yeux. Vous êtes bien certaine de vos conclusions ? C'est un acte malveillant qui est à l'origine de cet incident ?

— Sans aucun doute, acquiesce la jeune femme.

— On parle d'un mort aux ateliers, le dernier accident de ce type remonte à... En réalité, je n'en ai aucune idée, peut-être plus loin que cette histoire de TURBA.

Le commandant de la Brigade serre les dents tandis que l'ingénieure hausse les épaules. Elle tourne les talons et s'approche de la baie vitrée qui donne sur la ville. La lumière aveuglante du soleil immobile de Lankgah se réfléchit sur les toits plats du quartier en contrebas. L'atelier de Naomi est situé aux paliers inférieurs de la capsule, mais domine tout de même la colonie, ce qui fait d'elle une privilégiée. Si la hauteur de l'étage n'est pas suffisante pour profiter d'une vue dégagée et voir le désert de sel qui s'étend au loin, au moins Naomi bénéficie-t-elle d'un bureau ensoleillé. Elle glisse un doigt sur la surface, la fenêtre s'opacifie et une série de symboles illumine la vitre.

— Les traces informatiques sont ténues, ajoute-t-elle. Mais lorsque l'on cherche bien, on finit toujours par trouver quelque chose. Vos experts ont eu raison de regarder les logs de l'IA qui orchestre la ligne de production.

Le schéma de l'atelier aéronautique s'affiche sur la baie vitrée tandis qu'un réseau rouge se tisse aux quatre coins du bâtiment pour représenter les points d'interconnexions numériques. Le dessin prend du volume, Naomi fait mine de l'attraper entre deux doigts pour le ramener vers elle. L'architecture de l'usine se forme, son hologramme suit le geste et s'installe au centre de la pièce.

— Regardez, reprend la jeune femme en pointant des nodules brillants au milieu de l'image, l'IA centrale administre toutes les machines et les robots. Elle est le point névralgique du système.

Des silhouettes vertes et bleues apparaissent et clignotent faiblement. Celles-ci se déplacent le long des couloirs et entre les immenses vaisseaux suspendus dans les lignes de fabrication.

— Ça, c'est l'affichage du sous-module qui traite des collisions, ajoute-t-elle. Si vous faites attention, vous remarquerez que l'IA a une vision exhaustive de l'usine : elle supervise en permanence tous les faits et gestes des humains, mais également ceux des machines. C'est un gage de sécurité important pour réagir au mieux et empêcher toute interaction dangereuse avec les énormes outils.

— Ça a fonctionné sans problème pendant des lustres, soutient Paul Carter-Yoko d'un geste vague. Alors qu'est-ce qui s'est passé le mois dernier ?

— Vos hommes l'ont déjà trouvé, réplique Naomi en claquant la langue. Regardez par ici.

Elle pointe du doigt un personnage bleu qui vient d'entrer dans le hall principal. Une petite équipe de six autres silhouettes l'encadre, mais il disparait tout à coup.

— Le directeur de l'usine, Monsieur Vector-Fabian, est devenu invisible aux yeux du module anticollision, reprend Naomi en suivant le groupe d'individus du regard. L'IA centrale ne s'est même pas rendu compte de ce changement d'état, tandis que toute la troupe continue son chemin vers ces grosses machines, là, au bout de l'allée.

— La ligne de robots soudeurs... intervient le commandant.

— Comme vous dites. C'est alors que, lorsqu'ils arrivent à hauteur de la quatrième rangée...

L'hologramme de l'énorme robot s'anime d'un coup, son bras s'élève et il s'abat au milieu du groupe des petits personnages bleus. Ces derniers s'écartent vivement, un ou deux tombent à la renverse pour éviter la barre métallique et courent dans tous les sens. Le bras mécanique continue sa course et reprend avec flegme sa tâche initiale, comme si de rien n'était. L'action n'a duré qu'une seconde, à peine. Puis une nouvelle silhouette apparait allongée sur le sol, à l'endroit même où s'est précipité l'immense pistolet de soudure. La forme est grise, sans éclat ; l'IA centrale identifie immédiatement un être humain en situation critique : elle suspend sur-le-champ la ligne de production et déclenche l'alarme.

— Il a deux choses anormales dans le fonctionnement de l'IA, déclare la jeune femme en interrompant l'enregistrement d'un geste de la main. Tout d'abord ce qui est évident : l'IA agit comme si monsieur Vector-Fabian n'existait pas.

— Que montre votre analyse ? demande Paul en se tournant vers elle. Qu'elle ne le voyait plus ?

— Non, lui répond-elle en esquissant un sourire. Son identifiant et ses déplacements sont correctement enregistrés. Il n'était simplement plus pris en compte, comme si l'on avait détourné l'attention de l'intelligence artificielle.

— C'est difficile à croire.

— Mais c'est le cas, affirme Naomi. Cela nous amène au deuxième problème : le geste étrange du robot, qui s'est écrasé au milieu du staff de direction. D'après mon étude, le code de travail a été modifié spécifiquement.

— On sait dans quelle intention ? demande le commandant.

— Oui, c'est limpide. Pour effectuer un point de soudure à l'endroit exact d'un identifiant humain... celui de Vector-Fabian.

— Je vois, continue le militaire d'une voix traînante tandis que Naomi s'assoit à son bureau. Si le module anticollision était opérationnel, il aurait empêché cette action.

Naomi ne prend pas la peine de répondre au militaire. Elle pose son menton dans le creux de sa main et regarde l'hologramme tournoyer au centre de la pièce. Toute l'attention est concentrée sur la petite silhouette du directeur mortellement touché par le bras mécanique.

— Tout ça grâce à un virus informatique ? hésite le soldat en se penchant sur l'image. Selon vous, un attaquant s'est servi d'un truc hors d'âge, pour prendre le contrôle du système afin d'agresser spécifiquement le patron de l'usine ?

— C'est difficile à dire, soupire la jeune femme en secouant la tête. L'opération est complexe, je ne vous cache pas que leurrer une IA primaire est hors de portée de beaucoup de hackers. Il n'y a aucune trace d'intrusion dans la sphère contrôlée par les IA des capsules.

— Vous êtes certaine ?

— Sûre et certaine, affirme Naomi. Une intrusion laisse toujours des marques, même les plus élaborées. Le truc surprenant, c'est que le virus en question n'est pas inconnu du réseau. J'ai pu identifier l'empreinte du programme à l'origine des modifications...

La jeune femme suspend sa phrase. Elle pianote quelques instants sur son bureau et des zones de textes supplémentaires s'affichent au-dessus du plan, crachant des listes ininterrompues de données numériques. Elle se racle la gorge et dévisage franchement le commandant.

— Monsieur, je serai directe : il est présent dans la sphère depuis des décennies.

Paul Carter-Yoko retient sa respiration tout en jaugeant la sincérité de l'ingénieure. Finalement, il détourne les yeux et reporte son attention sur l'hologramme.

— Depuis combien de temps ?

— Au moins cinquante ans.

Le militaire hausse à peine les sourcils, alors que l'information aurait dû le faire bondir. Naomi se cale dans son siège, méfiante : l'expression du commandant confirme ses soupçons, Carter-Yoko est déjà au courant.

— Voyez-vous ça... murmure-t-il simplement, un sourire en coin. Madame, cela n'a aucun sens. À quoi servait donc ce programme pendant tout ce temps ?

— À rien, je ne le crains. Je retrouve sa trace dans les réseaux de la sphère depuis longtemps. Pourtant, cet algorithme a toujours été inoffensif : il n'a jamais inquiété les organes de sécurité alors qu'il ne se trouvait dans aucune liste d'instances, pas même celle des objets secondaires. Pire, je ne détecte que des indices diffus, des empreintes remarquablement bien effacées pour le rendre pratiquement invisible. Mais il est là, quelque part ; c'est un virus particulièrement abouti qui évolue au sein de la sphère, depuis de nombreuses années et en toute impunité.

Paul supprime l'hologramme d'un geste puis croise les mains dans son dos. Il s'approche de la baie vitrée qui a repris sa transparence pour laisser entrer la lumière naturelle.

— Je ne comprends pas, murmure-t-il. Vous me dites que quelqu'un a injecté un programme malveillant dans le réseau il y a cinquante ans. Mais Vector-Fabian n'est directeur de l'usine que depuis peu, il n'avait même pas commencé ses classes à cette époque.

Naomi hausse les épaules.

— Je ne sais pas répondre à cette question, dit-elle au militaire perdu dans ses pensées. Je suis experte en IA, c'est tout.
— À moins que le virus ne soit qu'une arme dormante, activée à la demande ? Je ne vois que cette option. Qu'en pensez-vous ? ajoute-t-il en penchant la tête dans sa direction. On pourrait ainsi remonter vers le commanditaire de cet assassinat ?
— Je ne crois pas que ce soit aussi simple, réplique l'experte. J'ai déjà fait des recherches poussées et je ne trouve aucune communication au sein de la sphère qui pourrait expliquer cela. De mon point de vue, le virus est autonome.

Le commandant de la Brigade des indivis se tourne vers Naomi, l'air satisfait.

— Vous êtes perspicace, déclare-t-il dans un grand sourire. Et efficace ; vous avez identifié en quelques heures ce que nos experts ont mis des semaines à relever.
— Merci, acquiesce Naomi.

La jeune femme est consciente d'avoir réussi un test, mais le militaire la prend de court :

— C'est ce que je recherche. Accepteriez-vous de travailler avec nous sur cette affaire ? demande-t-il sans détour.
— Vous voulez dire, avec la brigade des indivis ?
— Oui, mais ce que je vais vous dire est classé secret-défense. Si vous n'ébruitez ne serait-ce qu'un mot de cette conversation, vous disparaitrez de la surface de Langkah, sans aucune autre forme de procès. Est-ce que cela vous convient ?

Le ton du soldat est devenu menaçant et l'atmosphère de son bureau s'est brusquement alourdie. Si la brigade est embarquée dans cette affaire, c'est qu'il en va de sécurité de toute la colonie. Naomi sent un danger latent derrière cette opération. La jeune femme déglutit, incapable de saisir vraiment tout ce qu'implique une collaboration avec les militaires. D'un autre côté, la situation l'intrigue. Avec cette histoire, elle a l'occasion de travailler sur un programme capable de berner une IA primaire, et rien que cette perspective est excitante.

— Vous avez ma parole, lui répond-elle, hésitante. Je vous écoute.
— J'en suis ravi, assure Paul Carter-Yoko, visiblement rassuré de la réponse de Naomi. À partir de maintenant, vous êtes affectée à la brigade en tant que consultante IA. Ce travail devient votre activité exclusive jusqu'à la résolution de cette affaire. Ce qui s'est passé aux usines aéronautiques n'est pas un incident isolé. Nous soupçonnons trois attaques de ce type au cours des six derniers mois. Une première à la raffinerie, deux à la station de recyclage, elles n'ont eu, par chance, que des conséquences matérielles. Avec l'assassinat de Vector-Fabian, nous basculons dans une toute autre dimension. Nous avons besoin de vos compétences pour mener à bien cette investigation... Je ne vous donnerai qu'un seul objectif : confiner et éliminer ce virus tueur.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire David Campion ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0