Chapitre 7 - ASTRID

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-  Je...

C'est le premier mot que je parviens à bégayer depuis tout à l'heure.

Le silence qui m'a précédée n'avait rien de gênant, pourtant. Il régnait dans l'air une sorte de compréhension apaisante : c'est comme si cette femme et moi n'avions pas besoin de parler pour tout savoir l'une de l'autre. Je n'avais ressenti un tel sentiment auparavant. Et au fond de moi, je sais pourquoi : nous sommes pareilles. Nous n'avons certes pas vécu la même histoire, ni les mêmes souffrances, mais nous savons toutes deux ce que signifie être une femme dans un monde d'hommes. Nous avons toutes les deux, un jour ou l'autre, été submergée par le sentiment d'être les seules.

Et effectivement, même si le Sanctuaire existe, je me rends compte à présent qu'au final, je suis tout de même la dernière. D'autres femmes que moi vivent ici, mais aussi à Chicago, Singapour, La Mecque, Brasilia, Pretoria et Sydney. Mais pourtant, je reste unique en mon genre puisque...

... je suis la dernière femme libre.

Enfermée, mais libre. Libre de savoir qu'il reste de l'espoir, libre d'être ici de ma propre volonté, libre d'être moi... libre de penser.

- Je...

À cette deuxième tentative, la femme finit par se redresser. Les rôles sont inversés par rapport à tout à l'heure : c'est moi qui suis par terre, incapable de la moindre réaction, et elle se tient debout face à moi. Ses longs cheveux translucides sont ramenés sur son épaule gauche.

- Maintenant, lève-toi, ou tu ne survivras pas une semaine ici.

Je sursaute, surprise par ce changement radical dans sa voix. De douce et compréhensive, elle passe à ferme... presque agressive.

- Allez! insiste-t-elle. Tu as bien vu comment ils nous traitent, ce n'est rien par rapport à maintenant. Je ne sais pas pourquoi je ne te connais pas, alors que tu es censée avoir grandi ici, je ne sais pas d'où tu viens, ni comment tu peux même exister, mais ce n'est pas en restant là que tu trouveras ta place. Tu apprendras vite qu'ici, les règles sont cruelles. Si tu ne sais pas faire avec, et si tu ne les connais même pas...

Elle lève le poing en l'air.

- Tu te feras écraser comme les vulgaires insectes que nous sommes.

Elle abat sa main serrée dans l'air.

Je frémis. Toute sa douceur s'est envolée et je vois à présent en elle une telle violence que je ne peux qu'avoir peur. D'elle, un petit peu, mais surtout de ce qu'elle vient de me dire, et de la force avec laquelle elle l'a asséné.

Mais à mon grand étonnement, au lieu de partir et de me laisser me débrouiller seule, elle me tend cette main qui, un instant plus tôt, servait de démonstration à ses propos, et attend patiemment que je la prenne. Elle ne comprend pas mon trouble, je le vois bien. Elle ne sait pas à quel point je redoute ce contact. J'ai déjà du mal à m'habituer à sa présence, à réagir quand elle est là, à penser clairement, alors la toucher ? Pourquoi suis-je si terrifiée ? Bien plus encore que quand j'ai rencontré Allen. Lui était un homme pourtant. Et c'est alors que je réalise. Justement. Malgré toute la peur qu'il provoquait en moi de par sa masculinité, Allen restait quelque chose de connu, tangible, et surtout, normal. Un homme dans un monde d'hommes. Mais aujourd'hui, je me retrouve face à la même anomalie que moi... face à l'inconnu. Le grand vide.

Le grand saut.

*

J'aggripe la main de cette femme aussi fort que je peux, me relève le plus vite possible, et relâche immédiatement ma prise, comme si je m'étais brûlée. Les sourcils de mon interlocutrice se fronçent. Comme prévu, elle est déconcertée par mon comportement. Mais même si j'en trouvais le courage, je n'ai pas le droit de lui parler, de lui révéler le pourquoi de ma présence. J'ai envie de hurler que je ne suis pas une captive. Que je ne suis pas prisonnière. Que je suis tout le contraire, libre, libre plus que je ne l'ai jamais été parce que je suis seule. Seule sur le terrain. Je me sens à l'aise avec le danger, ce n'est pas ça qui me pose un problème. Je suis là pour sauver ce qui peut encore l'être de ma mission désastreuse. Pour les sauver, elles, celles qui vont devenir mes congénères pour les prochaines seamines.

Je ne peux pas.

Elle fixe mes vêtements, et je suis son regard abyssal. Mon pantalon en cuir et mon pull sont exactement les mêmes que ceux que j'avais avant ma prétendue capture. Ils ne m'ont donc pas changée. Ils se sont sûrement contentés de me jeter dans cette cellule et d'attendre mon réveil. Mais qu'attendent-ils de moi exactement ? Que je devienne leur esclave comme les autres ? Que je retrouve ma juste place ? Pourtant, ce n'est pas de cette manière qu'ils piègeront l'Organisation. Je suppose donc qu'ils viendront me visiter régulièrement. À cette pensée, tout mon corps se crispe de souffrance, mais j'essaye de n'en rien montrer.

Enfin, après un examen minutieux qui me met mal à l'aise, la femme pivote et s'enfonce vers le centre du jardin. Les plantes sont si hautes et si luxuriantes que je n'en vois pas l'autre bout. Jusqu'où va-t-il ? Quelle est sa taille exacte ? Et surtout, pourquoi nous offrir un tel confort ? Il y a tant de questions que je voudrais lui poser. Est-ce que je risque de me trahir ? Après tout, si je ne suis pas censée être ici de mon plein grès, je ne suis pas non plus supposée avoir tout oublié. Etre curieuse n'est pas interdit, même si je ne savais pas tout ce que je sais maintenant. Je me risque à poser une question :

- Pourquoi...

Les mots se bloquent dans ma gorge et je ne peux produire que le premier mot de ma question avant de m'étrangler. De toute manière, elle ne m'en aurait pas laissé le temps. Elle me coupe sans même se rendre compte que je me suis arrêtée toute seule te déclare d'une voix autoritaire :

- Ne dis rien. Je ne peux pas répondre à tes questions. Je vais juste t'informer du principal, pour te donner une chance de t'adapter. Estime-toi déjà heureuse, nous n'avons pas toutes eu cette chance.

Je me tais, sidérée. Pourquoi est-elle devenue si froide ? Mais je n'ai pas le temps de plus m'interroger. Déjà, elle recommence à parler :

- Cet endroit que tu vois autour de toi s'appelle le Sanctuaire. C'est ici que nous vivons, que nous mourrons... et que nous donnons naissance. Je ne sais pas ce que tu sais déjà, mais en tant que femme, tu dois bien connaître le principal. Comme tu le constates, tu es cependant loin d'être la seule. Il existe un Sanctuaire dans chacune des villes de cette planète, créé pour l'usage exclusif de quelques privilégiés du Gouvernement. Je ne sais pas ce qu'ils prétendent dehors, mais la vérité c'est que les Leaders de ces villes ne sont pas choisis au hasard. Ils sont les descendants directs de leurs prédécesseurs. Ici, il n'y a qu'une seule règle : la reproduction. Nous n'existons que pour satisfaire leurs besoins et leur donner des enfants. Les filles suivent le même chemin de souffrance que leurs mères, et les garçons nous sont arrachés pour devenir nos tortionnaires, éduqués de telle manière que leur cerveau ne laisse aucun place au doute. Ils sont formatés, sélectionnés, entraînés, pour devenir toujours meilleurs. Et le gagnant de cette course contre la montre devient à son tour un Leader.

Sa voix n'exprime aucune émotion, et pourtant, ce discours la touche directement. C'est comme si toute l'horreur qu'elle m'étale... ne la concernait pas. Et de mon côté, j'ai beau entendre cette histoire pour la deuxième fois, je n'en suis pas moins sidérée par toute cette souffrance que les hommes sont capables d'infliger. J'ai un nouveau sursaut de haine. Déjà, elle poursuit :

- Il n'y a pas beaucoup de choses à savoir. Nous sommes enfermées dans nos cellules chaque nuit et une grande partie de la journée. Nous sommes bien nourries, trois repas par jour, et même si nos cellules ne nous offrent pas un grand confort, nous sommes censées ne pas être battues. Nous ne devons pas....

C'est la première fois qu'elle laisse ses émotions s'exprimer.

- Nous ne devons pas être abîmées. Sinon, nous ne valons plus rien. Nous sommes ici pour le sexe, et plus nous sommes belles plus nous plaisons. Les hommes ne veulent pas de mauvaises graines. Juste des esclaves séduisantes et dociles.

Elle marque une légère pause, sûrement pour se reprendre.

- Et puis, tous les après-midi, à 16h, démarre l'heure de Séduction. Elle se termine à 18h. Si nous ne sommes pas sorties à 16h, ils viennent nous chercher de force. Si nous ne sommes pas rentrées à 18h, ils viennent nous chercher de force. Pendant ces deux heures, nous avons l'obligation d'être belles. Nous ne pouvons nous habiller qu'avec des robes, de toute manière.

Elle effleure le tissu et ce qu'elle a dit un peu plus tôt, quand elle était encore par terre, me revient en mémoire. Ses explications me paraissent un peu plus claires à présent.

- Nous sommes alors toutes réunies dans ce jardin, y compris les enfants. Le Leader choisit une femme, chaque soir, selon ses désirs. Nous n'avons pas le droit de nous y opposer. Tu as sûrement dû voir le lit qui se trouve dans ta cellule.

Elle n'attend pas ma réponse. Ce n'était pas une question. Et mon envie de vomir grandit au fur et à mesure qu'elle parle, au fur et à mesure que je devine ce qu'elle s'apprête à dire.

- Tu as sûrement dû constater que tu ne peux pas le toucher. C'est normal. Seuls les hommes peuvent le débloquer. Il n'est pas là pour ton confort. Il est là... il est là pour le leur. Tu comprends, nous emmener ailleurs serait trop risqué. Ils préfèrent que nous ne connaissions que cet endroit sans failles. Mais en même temps, ils ont trop d'orgueil pour nous donner un lit, et trop de répugnance pour nous infliger leurs sévices par terre. Alors ils ont trouvé cet entre-deux qui les satisfait pleinement, mais qui n'est pour nous qu'une torture de plus. Quand la sonnerie retentira, ce qui ne va pas tarder à arriver, tu devras rentrer aussi vite que possible dans ta cellule, si tu ne veux pas subir plus que nous ne devons déjà endurer.

Je prie qu'elle ait fini. Je supplie quelque chose, même si je ne sais pas exactement quoi, pour que les révélations s'arrêtent là, pour que ce soit tout. Pour qu'il n'y ait rien de plus. Déjà, je ne suis pas sûre de pouvoir supporter ça. Ce qu'elle me dit me répugne, me donne envie de m'enfuir en courant sans regarder en arrière. C'est impossible, c'est bien pire, tellement, tellement pire que tout ce que j'ai vécu jusque là. Je ne peux pas accepter de subir ça. Je ne peux pas, c'est trop dur. Mais évidemment, mes prières ne sont entendues par personne. Et elle poursuit, inconsciente de tout ce que ses mots provoquent en moi :

- Tu dois cependant savoir une dernière chose. L'heure de Séduction n'est pas le seul moment où nous devons user de nos charmes pour que les hommes nous choisissent, sous peine d'être battues et remises dans le rang. Une fois tous les deux mois, un bal est organisé...

Je retiens ma respiration.

- Une fois tous les deux mois, nous côtoyons quelques élus choisis par le Leader lui-même lors d'une soirée dansante, où nous devons être encore plus parfaites que d'habitude. Pour chaque femme de plus de 16 ans, un homme de la haute société sera invité. Des politiques venus des autres villes, des hauts placés militaires, tous ceux qui le méritent et qui sont au courant de notre existente. Si tu n'es pas choisie durant l'heure de Séduction, là-bas, tu n'as plus aucune chance du moment que as plus de 16 ans. Ici, c'est ce qui correspond à la majorité. Cruel, non ? Pour les hommes, ce mot signifie la liberté, la prise de responsabilités, pour les femmes, c'est la descente en enfer. Quant aux femmes trop vieilles, qui ne sont plus capables de leur donner des enfants, elles sont emmenées quelque part dès que ça se produit et nous ne les revoyons plus. Aucune n'est jamais revenue. Jamais.

Je me plie en deux, prise de spasmes.

Le silence s'est fait dans le jardin désert. Puisque l'heure de Séduction est en train de se dérouler, pourquoi n'y a-t-il personne ? Mais ce n'est pas ma préocuppation première, pour le moment. Mon interlocutrice a fini son discours. Il n'y a plus rien à dire. Et pourtant, c'est déjà bien trop.

Je vomis.

Je vomis sans pouvoir m'arrêter.

Et malgré mon ventre totalement vide, je trouve quelque chose à sortir de moi. J'en ai besoin. J'ai besoin d'expulser ce qu'elle vient de me dire, mais c'est trop tard. C'est imprimé dans mon esprit, à présent. C'est figé dans la glace de mon coeur, qui redevient fusion. Mon armure ne met pas plus de quelques secondes à se craqueler, et deux minutes à éclater en morceaux sous la pression. Je me retrouve totalement découverte, sans défense, à nu devant cette femme, à nu devant des dizaines de caméras... à nu devant l'oeil traître de Sacha qui m'observe sûrement de là-haut. S'appelle-t-il seulement réellement Sacha ? Comment ? Comment a-t-il pu m'infliger ce sort bien pire que la mort, en sachant très exactement ce qui allait se passer ? Comment ? Comment as-tu pu être aussi cruel ? Comment as-tu pu trahir mon coeur, mon âme de femme, de cette manière ignoble ?

Je ne ressens plus aucune haine, plus aucune rage... juste une profonde cassure au fonde moi.

Juste mon coeur qui s'effondre sur lui-même dans un tourbillon toujours plus fort.

Quelque part à côté de moi, la femme a retrouvé son ton rassurant et tente de me réconforter avec des paroles qui n'arrivent pas à passer mes oreilles, qui ne parviendront jamais à mon cerveau. Si je me tournais vers elle, je lirais sûrement dans ses prunelles noires tout ce qu'elle a subi, toute sa souffrance de devoir me l'infliger à moi aussi. Je comprends sa froideur maintenant. C'était sa seule manière de ne pas tomber. Sa seule protection contre ce qu'elle s'apprêtait à me révéler.

Je continue de vomir sans pouvoir m'arrêter. À chaque fois que je crois que la crise se calme enfin, les paroles de cette femme reviennent avec la force d'un boulet de canon, et je repars de plus belle. Des tremblements et des spasmes violents secouent mon corps tout entier, je sens la sueur rouler sur mon front et les larmes couler sur mes joues. La coupe est déjà trop pleine. Je me fais l'effet d'un grand malade à l'article de la mort, et ce n'est pas si éloigné de la vérité : mon esprit se fane un peu plus à chaque tempête que je subis. J'ai réussi à résister aux révélations d'Allen. À ne pas m'effondrer malgré tout ce qu'elles détruisaient en moi, malgré ses mots qui me faisaient et me font encore l'effet d'un acide.

Tu es ma soeur, Astrid.

Tu n'es pas la dernière femme.

Il existe un endroit appelé le Sanctuaire, dans lequel des dizaines de femmes sont réduites en esclavage.

Tu es ma soeur, Astrid.

Astrid.

Astrid.

Astrid.

ASTRID!

Je voudrais hurler pour expulser tout ce que je ressens, ma mission complètement oubliée, mais comme mes oreilles bouchées, ma gorge se bloque. Mécanisme de défense qui me protège de ma propre folie.

C'est alors qu'un son plus fort que les autres me parvient enfin, perçant tout pour m'atteindre enfin.

Je mets cependant un long moment à faire le lien entre cette agression sonore violente et le récit de la femme.

La sonnerie.

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