Je suis humilié d'une manière que je n'aurais jamais crue possible.

Avoir fait tout ce chemin, m'être tant battu, pour finir ici, est pour moi la pire des punitions. Mais je n'avais aucun moyen de m'opposer. Après l'échec retentissant de ma mission, je suis pieds et poings liés.

Je contemple les passants autour de moi d'un air morose. Tous évitent craintivement mon uniforme des Forces de Prévention. Aujourd'hui, je n'ai pas pu revêtir celui de la DFAO ; aujourd'hui, je suis un simple agent. Je sais bien que c'est leur moyen à eux de me remettre à ma place, mais jusque là, ça me fait l'effet inverse. Je m'ennuie et j'ai ainsi tout le temps de ruminer ce que je leur ferai subir quand j'en aurai à nouveau le pouvoir. Mes anciens rêves de grandeur me reviennent et me submergent, eux qui se sont lamentablement brisés à cause de cette fille.

Astrid.

Qu'est-elle devenue ? Malgré tous mes efforts, je ne cesse pas de penser à elle, à cette vengeance qu'on m'a arrachée... J'ai bon espoir qu'un comportement sage dans les prochaines semaines m'octroie les grâces des capitaines, mais je suis encore assez maître de moi pour savoir que tout peut arriver, en ce temps pourtant restreint, qui me semble maintenant une éternité. Quelques semaines, c'est le temps que j'ai vécu avec elle et loin d'eux.

L'éternité.

Oui, aujourd'hui, je suis descendu plus bas que terre, du moins à mon goût. Moi qui suis capitaine de la DFAO, je suis rélégué aux tâches les plus ingrates, celles qu'il n'appartient même pas à nous de gérer, par mes propres congénères. Ils ne sont même pas mes supérieurs. Juste mes égaux, du moins vu de l'extérieur. Ma haine à leur égard ne cesse de grandir. De rage, je manque presque de balancer mon poing dans le mur qui m'offre son ombre. Le soleil devient de plus en plus dangereux pour ma peau pâle et mes cheveux teints ne font que cacher le véritable blond qu'ils devraient arborer. Ma colère doit se voir dans mes yeux car un jeune homme à peine plus âgé que moi me lance un regard inquiet. Ici, dans ces rues anonymes, je suis quelqu'un parmi tant d'autres, à cette exception près que je porte un uniforme.

Je suis l'homme des yeux tandis qu'il me contourne largement. Il a l'air si... pressé. Si craintif. Mon intuition me souffle que je suis la cause directe de son inconfort. Et après tout, qui se sent mal à l'aise face à un représentant des forces de l'ordre ? Ceux qui ont quelque chose à cacher. Je pèse le pour et le contre, décide en une fraction de seconde qu'une bonne action sera peut-être un nouveau poids dans la balance. Je ne supporte pas l'inaction, et je suis ici pour faire un boulot bien précis, même si ce n'est pas exactement celui de d'habitude. Poursuivre l'Organisation, poursuivre un citoyen lambda qui met la population en danger d'une manière bien différente ? Dans les deux cas, je protège ma société, je fais mon devoir... Certes, ça n'effacera pas ma frustration, mais ça aura au moins le mérite de m'occuper un peu.

Je soupire et tourne la tête dans la direction opposée, faisant semblant de n'avoir rien remarqué et d'être inintéressé, même si c'est tout le contraire. Au contact de ce danger d'un autre type et un peu inattendu, je l'avoue, mes sens se réveillent, mon envie de souffrance pulse en moi avec une force renouvelée. J'ai besoin de m'épancher. Besoin de me changer les idées. Besoin de voir un plus petit que moi ressentir de la douleur pour chasser ma propre peine. C'est la seule manière que j'ai jamais trouvée pour contenir des instincts autrement plus sanguinaires, pour ne pas m'attaquer directement à quelqu'un. Juste leur montrer ses torts, le surprendre, le laisser se piéger lui-même, et révéler sa souffrance pour pouvoir m'en repaître. C'est mieux que de la provoquer entièrement. Non ?

Je suis persuadé de ne pas être une mauvaise personne. Je suis comme tous les autres humains, et comme tous les autres humains, je recherche la domination sur autrui... en plus simple, le pouvoir de décision, la puissance...

Une fois que j'estime la distance entre ma proie et moi suffisament grande, je pivote de nouveau la tête dans sa direction. Il me tourne le dos et je jurerais voir ses épaules se relâcher. Il croit que le danger est passé. Il a sûrement vu mon regard perdu dans le vide et mon ennui, et ses quelques doutes achèvent de s'envoler. Que cache-t-il ? J'ai hâte de le découvrir. Je trépigne d'impatience, mes doigts effleurent mon oreillette. Parler ? Me taire ? Mais au fond de moi, ma part indépendante a déjà pris sa décision pour le reste de mon corps. Quand ils m'ont expédié ici sans aucune forme de procès, sans me demander mon avis, ils n'ont pas précisé que je devais agir en groupe. Pas d'ordres précis est pour moi égal à totale liberté. Je suis sur le terrain. Je laisse mon instinct solitaire parler.

Je me mets en marche d'un pas assurée mais ennuyé, pour maintenir ma couverture. Si jamais il se retourne pour vérifier ses craintes, il ne verra qu'un agent marcher sur le trottoir d'un air profondément lasse. Je laisse mon regard survoler l'autre côté de l'avenue pour renforcer l'illusion. Je ne dois surtout pas lui montrer qu'il m'intéresse, mais je suis bien obligé de lui jeter quelques coups d'oeil occasionnels pour maintenir ma direction. Et soudain il tourne à l'angle d'une rue plus petite. Je ne peux empêcher un sourire d'étirer mes lèvres. Enfin!

J'accélère mon rythme sans pour autant me mettre à courir. Je suis sûr de réussir. Après m'être heurté à l'Organisation, mais surtout, après avoir connu l'ouragan Astrid qui m'a presque fait oublier mes valeurs, mes propres sentiments, rien ne peut plus me résister, j'en suis convaincu. Rien n'est pire que le choc émotionnel que j'ai vécu pendant un mois. Rien n'est pire que de l'avoir cotoyée si longtemps sans jamais pouvoir la toucher, sans jamais pouvoir la faire souffrir. J'ai laissé ses yeux sonder les miens, son coeur se rapprocher du mien. Mais maintenant la distance est revenue en force.

Je tourne à mon tour, et comme prévu, son avance l'a déjà fait disparaître. Stupide, je songe en moi-même. J'ai l'impression de pouvoir percevoir sa satisfaction d'être passé inaperçu. Bien sûr, ce n'est qu'une illusion, mais pourtant, elle me semble bien palpable dans l'air. Je me trouve à présent dans une ruelle comme une autre. Après l'extermination, tout a été reconstruit à neuf dans des matériaux plus résistants, avec une technologie nettement plus avancée. Les sept dernières villes resplendissent de leur modernité, mais surtout, de leur égalité. Ici, pas de rues mendiantes et pauvres, chacun possède les mêmes chances et est éduqué de la même manière pour pouvoir les exploiter tout autant. Ici, pas de quartiers défavorisés, mal fréquentés, et de même, pas de parties riches et privilégiées. Devant moi se dresse les mêmes immeubles que l'on peut voir partout à Paris, en bon état, éclairés par la lumière du soleil de midi. La chaleur est écrasante avec l'été qui commence à s'installer et je regrette la fraicheur de notre QG, avant de vite détourner mes pensées de cette aventure dangereuse. Je ne dosi pas me déconcentrer.

Je sors mon Communicateur d'une de mes nombreuses poches. Les standards, ceux que la population utilise, réagissent uniquement à la voix, et on peut les régler pour qu'ils n'acceptent que certaines intonations. Ainsi, seules les personnes reconnues par le Communicateur peuvent en user. Mais dans les Forces de Prévention, chaque objet est amélioré avec le meilleur matériel par nos meilleurs techniciens, et encore plus dans la DFAO. Je n'ai donc pas besoin de parler pour que la petite machine, connectée directement à mes ondes cérébrales, exécute mes ordres. Quelques minutes plus tard, une voix synthétique résonne dans mon oreillette :

Avancez tout droit.

L'ordre familier m'arrache un soupir d'aise. La dernière fois que j'ai traqué quelqu'un de cette manière remonte à plusieurs années, avant mon intégration dans la DFAO, quand j'opérais encore ce genre de missions qui aujourd'hui, me paraissent rabaissantes. C'est loin d'être la première fois que je suis dans ce genre de situation, mais juste pas depuis longtemps. Depuis que je fais partie de la DFAO, je suis confronté à des problèmes bien plus complexes : contre l'Organisation, un simple logiciel de traquage par Communicateur ne fonctionne plus. Ils possèdent une technologie au moins aussi avancée que la nôtre, ce qui au final anhile toute puissance des deux côtés : nos armes sont inefficaces contre eux, qui peuvent s'en protéger sans peine, et vice-versa. Seule une attaque surprise ou une manipulation cachée peuvent donner l'avantage dans ces cas-là. Et c'est exactement ce que j'ai monté sur pied il y a plusieurs mois déjà grâce à notre homme infiltré. Ce qui n'a pas marché, également, enfin du moins pas comme je l'espérais. Mais la situation peut encore être sauvée. Tout n'est pas perdu. Ils se sont certes rendu compte qu'ils ont été trompés, mais ils ne soupçonnent pas la deuxième trahison dont ils ont été victimes.

Je suis les ordres de la voix à la lettre tout en songeant à tout ce que nous savons sur l'Organisation, à nos défaites et nos victoires jusque là. La situation n'a pas beaucoup changé depuis le début. Nous ne savons toujours pas en quoi leur plan consiste. Mais ça ne va pas tarder à changer grâce à Astrid. Les mots s'enchaînent, autant dans mes oreilles que dans mon esprit.

Tournez à droite.

Prenez la rue à votre gauche.

Rentrez dans l'immeuble 6 de cette rue.

Mon Communicateur se charge de débloquer la porte. En tant qu'agent, j'ai accès à tous les endroits qui sont de mon niveau d'habilitation, soit, en tant que capitaine de la DFAO, la ville entière.

Montez au troisième étage.

Votre cible se trouve dans l'appartement 304.

Je m'immobilise, aux aguets. Un Communicateur ne peut pas se tromper. Je colle mon oreille contre la porte, pas un bruit ne me parvient. Je souffle. Entrer en force ou simplement frapper ? La manipulation reste encore la meilleure option. Après tout, je pourrai peut-être récolter quelques informations précises de cette manière. Je me recule dans l'ombre de manière à ce que, du pas de la porte 304, je ne sois pas visible. Transmises par ondes cérébrales, j'indique mes instructions à mon Communicateur, qui les exécute aussitôt. En quelques secondes, ma tenue de camouflage à interface graphique passe de l'uniforme des Forces de Prévention à des vêtements banals de simple citoyen. Une fois la transaction achevée, j'active l'Intelligence Artificielle intégrée à mon oreillette. Nous en sommes tous équipés dans les situations à risque. Cette IA spécialisée calcule chaque probabilité en fonction des données qu'elle connaît sur l'enquête. Quand nous avons une décision rapide mais compliquée à prendre, nous avons ainsi une assistance perpétuelle pour réagir quelque soit le niveau de stress ou l'enjeu. L'IA est cruciale pour les jeunes agents qui n'ont pas encore appris à gérer les situations difficiles, mais pour les plus rôdés comme moi, elle est une simple mesure de sécurité, un moyen de mettre toutes les chances de son côté.

Je sors de l'ombre d'un air décontracté mais décidé.

Je ne sais pas à qui j'ai affaire, la seule chose dont je sois sûr, c'est que ce jeune homme cache quelque chose. Réseau de drogue ? Fraude ? Alcool ? Hébergement illégal ? Cette dernière option est encore la moins probable. Les appartements ne sont conçus que pour une seule personne, mais il arrive que des gens ne soient pas satisfaits de leur position. Des échanges se font alors, bien sûr normalement interdits par la loi. Mes déductions sont d'ailleurs confirmées par mon IA, qui grésille dans mon oreillette :

La plus haute propabilité est que cette personne appartient à un réseau de drogue. Le dernier cas a été recensé à moins d'une centaine de mètres d'ici. Prudence recommandée. Port d'une arme recommandé.

Le fait que cette voix inhumaine me recommande la prudence, ou même d'avoir une arme sur moi, n'est pas une surprise en soi. Il est très rare dans ce genre de situations que le discours change, et de toute manière, je n'ai pas besoin d'elle pour m'apprendre les précautions. Toutefois, avoir comme un appui dans cette entreprise solitaire est bienvenu.

Je toque fermement à la porte, la main négligemment posée sur la hanche alors qu'en vérité je ne la place là que pour être le plus près possible de mon arme.

Des pas résonnent de l'autre côté et je soupire d'impatience, comme si j'étais exaspéré d'avoir attendu. Je dois avoir l'air sûr de moi, et les masques que je m'entraîne à arborer chaque jour à la DFAO m'aident bien plus que je ne l'aurais pensé. Mais bon, n'ai-je pas passé un mois avec des criminels sans qu'ils ne découvrent ma véritable identité ? Je dois être meilleur menteur que je ne le pense.

Cependant, alors que le battant commence déjà à s'ouvrir, mon sang se glace soudain dans mes veines. Il est trop tard. Je ne peux plus faire marche arrière. Pourtant, dans mon oreillette, l'IA vient d'énoncer quelque chose d'autre, quelque chose de bien plus alarmant, que mon flingue ne parviendra pas à endiguer :

Présence humaine détectée. Quatre personnes au moins identifiées dans l'appartement 304 de l'immeuble 6 de la rue du Gouvernement. Risque élevé. Conseil : maintenir la position et attendre l'évolution de la situation. Conseil : appeler des renforts.