Chapitre 3 - ASTRID

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Je me réveille petit à petit dans une chambre mi-sombre mi-éclairée, l'esprit parfaitement clair du fait qu'en vérité, je suis consciente depuis des heures déjà. Je repoussais l'échéance le plus possible. Je ne pouvais simplement pas me confronter à la réalité. Je n'y arrive toujours pas, d'ailleurs. J'ai peur. Mais ma mission qui me revient à l'esprit écarte tous mes doutes. Je n'ai pas le droit de faiblir maintenant. Je dois continuer ce que j'ai commencé, pour Allen, pour l'Organisation, malgré celle que j'étais avant et que je redeviens petit à petit à travers ces réflexes d'un autre monde, d'un autre temps, et surtout, à travers ces flashbacks qui me reviennent parfois. La première fois que j'en ai eu un, j'étais si troublée que je l'ai pris pour une simple hallucination, un produit sorti de mon imagination. Un rêve destiné à me réconforter. Le premier signe de la folie.

Mais maintenant que l'histoire se répète, je dois me rendre à l'évidence, surtout à présent que je connais une grande partie de la vérité. Une vérité qui a toujours vécu en moi, simplement submergée par mes efforts pour la refouler.

Je ne suis pas une simple anomalie. J'ai enfin trouvé la raison de ma présence ici, et de toute cette folie qui m'entoure.

Je ne suis pas une simple erreur sortie de la Maternité. Non, je suis au contraire une enfant voulue par un homme et aimée par une femme qui n'a pourtant jamais souhaité me mettre au monde. Je ne doute pas que j'ai été conçue dans la violence et la haine, mais j'ai été mise au monde en connaissance de cause, avec l'amour et la tendresse d'une mère pour sa fille. Je ne sais pas vraiment ce que veulent dire ces mots que je pense en moi-même, puisque j'ai vécu dans un monde entièrement constitué d'hommes ; jusqu'à ce que j'accepte volontairement qu'on m'efface la mémoire, j'ai été éduquée par l'Organisation aux côtés de mon frère jumeau, Allen. Et même là-bas, je ne doute pas que j'étais le seul individu féminin. Allen me l'a confirmé à demi-mots.

Je suis presque certaine que je suis dans le Sanctuaire de Paris, un de sept derniers endroits au monde où quelques femmes survivent encore. Survivent, parce que les conditions que m'a décrites Allen ne méritent pas le nom de "vie". Et aujourd'hui, je deviens l'une d'entre elles, encore une fois de ma propre volonté. C'est comme si à chaque fois que l'horreur revient en force, c'est moi qui l'accueille à bras ouverts, moi qui l'attire dans l'enfer de ma vie. J'ai si peur. Si peur du traitement qu'on me réserve. Si peur de la cruauté décuplée que je vais bientôt expérimenter.

Mais bien plus que tout cela, j'ai peur de voir toutes mes croyances définitivement anéanties. Certes, je ne mets pas en doute la parole d'Allen. Mais c'est comme si voir une femme pour de vrai, c'était mettre le pied de l'autre côté, alors que pour l'instant, je peux encore revenir en arrière. Bien sûr, je ne peux plus reculer. Pourtant dans mes pensées, c'est ainsi que la siuation se présente. Comment seront-elles ? Me ressembleront-elles toutes ? Avons-nous toutes le même visage, les mêmes traits, les mêmes cheveux, les mêmes yeux ? Ou bien sommes-nous comme les hommes, toutes différentes ? Ont-elles une personnalité bien à elles, ou sont-elles déjà conditionnées, comme des moutons à l'abattoir ? Ont-elles encore la force de se battre ? Ont-elles encore la volonté de vivre, de se libérer ? Et surtout, vais-je devenir comme ça, moi aussi ?

Malgré toute la haine que mon corps et mon passé m'inspirent, ils font de moi ce que je suis, et je crois qu'en un certain sens, je ne suis pas prête à abandonner cette certitude. J'ai encore de l'espoir en moi. Une mission à remplir.

J'ai peur. Peur de me retrouver confrontée pour la première fois de ma vie à quelqu'un.... qui me ressemble. Un... non, une de mes semblables. Alors que jusqu'à il y a quelques jours, je croyais dur comme fer être la seule, la première, la dernière. Ce flashback qui m'est revenu quand j'étais encore droguée tourne encore maintenant dans mon esprit. Il est parti trop vite pour que je puisse assister à toute la scène, mais pas assez vite pour me protéger de quelques informations. Comme qui est ce fameux Marshall dont j'ai entendu le nom la nuit où tout a dérapé, la nuit où j'ai écouté la conversation d'Allen avec Mehdi.

Marshall était mon père de substitution. Un peu comme ma famille. D'après mes souvenirs, c'est lui qui nous a recueillis et pris sous son aile à l'Organisation. Et j'avais beaucoup d'affection pour lui, une affection que je n'arrive plus à ressentir, et qui étrangement me manque. Je voudrais pouvoir aimer d'autres hommes qu'Allen. Je voudrais oublier que Sacha m'a trahie au moment où j'étais la plus vulnérable. Je voudrais oublier la manière horrible dont il m'a manipulée. Il m'a menti pendant un mois entier en me regardant droit dans les yeux. Je le hais. Mais en même temps, je n'arrive pas à effacer la sensation de ses lèvres sur les miennes. C'est un poison qui occupe mon esprit tout le temps, en parallèle de toutes les autres pensées qui y tourbillonnent.

Et puis à force de réfléchir à ces souvenirs qui me reviennent par bribes, une autre réalité s'impose à moi : si je continue à me remémorer certaines parties de mon passé, est-ce que je ne risque pas de découvrir des informations sensibles ? Des informations que j'ai effacées de mon esprit justement pour protéger l'Organisation. Maintenant que je suis à la merci de la DFAO, maintenant que je remplis une mission cruciale et déterminante, il est primordial que je ne sache rien de plus.

Depuis tout à l'heure, je continue de retourner en boucle les derniers jours, les derniers évènements, les dernières révélations, mais je dois me rendre à l'évidence et cesser de tout le temps repousser. Il faut que je me lève. Que j'affronte le monstre que j'ai réveillé.

Maintenant!

*

Je me redresse.

Jusque là, j'étais roulée en boule sur un sol dur, une position dans laquelle je me suis naturellement repliée lorsqu'on m'a jetée là brutalement. Je n'ai pas beaucoup de souvenirs de mon transport jusqu'ici. La dernière image que je garde en mémoire, c'est le visage narquois de Willer qui me souriait, et surtout, je me souviens de ce que j'ai dit, dans un élan de rébellion. Je vous ferai payer. Tous. Puis c'est le noir, entrecoupé de mon flashback qui lui aussi commence à s'estomper. J'ai repris connaissance avec un battement de paupières, que j'ai vite refermées par peur. Puis je me suis mise à penser. Mais il est temps de remplir mon rôle.

J'ouvre grand les yeux comme si ça pouvait m'aider à digérer la situation. Je me trouve dans une petite pièce sans fenêtres dont la porte est close. Aucune lumière ne filtre, à part le léger éclairage diffusé qui me permet à peine de voir ce qui m'entoure. Un grand lit me nargue en face, collé au mur. Pourquoi ne m'a-t-on pas simplement déposée là ? Etait-ce donc si compliqué, si dégradant ? Leur cruauté à l'égard de ce que je suis n'a-t-elle donc pas de fin ? Je sais bien que tous sont sous l'emprise d'une puce qui les dirige, mais je suppose qu'ils ne sont pas contrôlés en permanence. Ils pourraient au moins faire preuve d'un peu d'humanité de temps en temps. J'imagine à quel point me porter a déjà dû être une épreuve pour eux.

La sobre pièce n'est pourvue de rien d'autre que ce lit, dont je ne comprends toujours pas l'utilité. Du moins pas de cette taille. Et il serait pour moi seule ? Je ne comprends pas, nous sommes censées être maltraitées ici, comme le prouve d'ailleurs le reste de cet endroit. Je frissonne en me faisant la réflexion que cette pièce ressemble un peu à ma cellule dans le Couloir de l'Horreur. À part bien sûr l'éclairage et la couche disposée contre le mur. Je me lève sur mes jambes encore tremblantes, à cause de l'injection de drogue je suppose, dont je ne me suis pas encore remise.

Je m'avance vers le lit, et alors que je tends les mains pour le toucher et, peut-être, m'affaler dessus, je rencontre brutalement une paroi invisible qui me fait vaciller. Affaiblie, je manque de retomber par terre. Une fois stabilisée, je tatonne prudemment jusqu'à trouver de nouveau le mur transparent qui m'a ainsi stoppée. J'en suis les contours, faisant le tour sans jamais pouvoir ne serait-ce que l'effleurer. Et soudain, je comprends. Les soldats ne pouvaient même pas me placer dessus, puisqu'il est interdit d'accès. C'est comme une rose intouchable sous une cloche de cristal. Je me demande même si ce n'est pas une illusion. Après tout, je ne vois qu'une seule explication à tout ce cirque. Une nouvelle torture. Ils reproduisent la situation d'un assoiffé en pleine mer en me tentant irrésistiblement avec un confort auquel je ne peux pas accéder. Enfermée dans une cellule, condamnée à dormir par terre, et pourtant à quelques centimètres de quelque chose de bien mieux que je ne cesserai jamais de convoiter.

Je tape rageusement du poing contre la paroi, qui ne cille même pas sous l'impact. Prisonnière, je suis prisonnière. Je le savais en me laissant capturer. Mais malgré tout ce que j'ai déjà vécu, la liberté m'avait fait oublier cette sensation horrible. Et même dans mes pires cauchemars, je ne pouvais pas reconstituer ce que je redécouvre maintenant. Je pivote sur moi et me met à tournoyer pour chercher autour de moi quelque chose, n'importe quoi qui m'apporte un peu d'espoir. Mais mes yeux ne rencontrent que le vide et les murs en béton, le sol en béton et le plafond en béton. Tous mes vertiges et ma fatigue se sont envolés.

Retour deux mois en arrière.

Ces souvenirs là m'appartiennent, et je m'en rappelle. Je songe soudain que c'est bien les seuls, et ce constat rajoute encore à mon désespoir croissant. Ma vie dans les Résidences est artificielle, et les véritables expériences qui m'ont amenée jusqu'ici, je les ai oubliées. Les deux conditions ne sont réunies que pour les derniers mois. Toute une vie partie en fumée, remplacée par une autre. Une vie de meurtrière. Mes interrogations, lorsque je me suis fait capturer, reviennent me hanter.

Je me dirige vers la porte, l'esprit en ébullition. J'effleure ses contours de mes mains jusqu'à tomber sur une forme inespérée et totalement incongrue qui s'allume à mon contact : une tablette de la taille de ma main s'éclaire soudain, provoquant un petit sursaut de recul en moi. Quelque part, je commence à comprendre ce dont il s'agit, mais ça me parait si improbable que je n'ose y croire. Pourtant, il n'y a qu'un seul moyen de vérifier.

Cette technologie est loin de m'être inconnue. Depuis mes 13 ans, depuis que je dispose de mon propre appartement, et non plus d'un dortoir, je côtoie ces tablettes à chaque fois que je veux rentrer chez moi : un scan d'empreinte digitale. Et si j'en crois ce que je vois, il est là pour me permettre d'ouvrir la porte. Je plaque ma paume avec énergie sur l'écran, priant de toutes mes forces pour que ce ne soit pas une illusion, ou un nouveau piège, comme le lit, destiné à me torturer. Mais non, j'entre en contact avec la surface froide sans rencontrer aucune difficulté, aucune résistance. Un trait rouge traverse ma main deux fois de haut en bas, puis, sans le déclic auquel je suis habituée, la porte se met à coulisser pour disparaître dans le mur.

Contrairement à ce à quoi je m'attendais, je ne suis pas aveuglée par la lumière, puisque l'extérieur est à peine plus lumineux que ma cellule. Je me décale légèrement pour me retrouver en face de l'ouverture tout en abaissant mes paupières. Quand je rouvrirai les yeux, ce sera pour ne plus faire marche arrière.

Je sais que si j'attends encore, ce sera comme à mon réveil : plus le temps passera, et moins j'aurai de courage et de détermination, jusqu'à finir par me renfoncer dans le noir et fermer la porte. Cette question m'a beaucoup hantée, et aujourd'hui encore, elle ne semble décidément pas me quitter : qu'y a-t-il après ? Je ne compte plus le nombre de fois où je me la suis posée. Alors, après cette brève hésitation, je finis par me décider et je laisse le monde se dévoiler à mes yeux.

J'affronte enfin le secret de ma vie, cet endroit où j'ai sans doute vu le jour, le premier que j'aie jamais connu.

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