III - Un vieux sage nonchalant

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La poussière vole et le sang s’y mêle en quantité, apportant une odeur de fer sur le champ de bataille. Les nuages amoncelés annonciateurs d’une tempête à venir couvrent le carnage qui se déroule sous ses yeux. Le fracas des armes sur les boucliers ennemis retentissent à ses oreilles. Les arcanes des mages de bataille creusent des fossés parmi les rangs adversaires. Les cris et les hurlements ne lui parviennent qu’à travers un voile comme si elle n’était pas réellement présente, alors qu’elle est aux premières loges. Sa respiration, saccadée, ne lui donne pas envie d’être là.

Les corps ennemis s’amoncèlent et leur sang noir rend écho aux nuages, tandis que les soldats tombent devant la herse baissée du pont-levis. Les troupes restantes tentent d’escalader les corps qui jonchent le sol, les corps d’anciens camarades qui sont souillés par les pieds ensanglantés de leurs anciens frères de combat. Tentant vainement d’asséner des coups de haches et d’épées sur la barrière forgée, les séparant de la cour principale. Les haches teintent avec fracas sur le métal et la combinaison des deux sons donne une sonorité qui blesse ses oreilles à chaque retentissement.

Tandis que les épées n’ébrèchent pas un centimètre de la barrière, les sons des armes qui se brisent se font de plus en plus rares. Peut être parce qu’ils se rendent compte que leurs actions ne servent à rien ou parce qu’ils commencent à être moins nombreux. Quelqu’un souffle dans une corne, et les rangs ennemis s’ouvrent pour laisser passer des beffrois, s’avançant tels des monstres géants vers les murailles du château. Néanmoins, ils se heurtent tous aux mages féroces qui les défendent et la plupart des machines de bois finissent en cendres.

Sa respiration devient de plus en plus saccadée comme si elle avait dû mal à respirer l’air vicié du champ de bataille.

Elle a l’impression que l’air est empoisonné et lui fait tourner la tête. Elle cherche le soleil du regard pour se retirer de cette ambiance sinistre et macabre, d’un lieu qui se voulait, autrefois, rempli de magie. Malheureusement, une pellicule de fumée obstrue le passage des rayons lumineux, comme si, même l’astre solaire était contre cette bataille. La tristesse l’envahit en voyant ce spectacle. La jeune femme détourne les yeux et s’en va parce qu’elle sait. Elle sait que, bien que l’ennemi dispose d’une grande puissance militaire, ils ne sortiront pas vainqueurs de l’affrontement.

Il y a plusieurs facteurs à cela, mais le principal est que leurs ennemis, les Orcs, ne sont pas très fins et ne seraient pas à même de trouver une autre stratégie que celle d’attaquer et de foncer dans le tas. Ils n’ont pas de mages, et même si c’était le cas, il ne ferait pas le poids face à des mages Elfes Noirs. Des archers auraient pu être les armes idéales contre les oreilles pointues, pouvant passer plus facilement les barrières anti-magies qui se dressent tout autour de la forteresse.

Néanmoins, dans sa stratégie, la jeune femme a compté sur l’intelligence de cette race qui ne connaît presque que la force brute. Preuve en ait que bien que les corps continuent à alimenter les fosses de chaque côté du pont-levis, et l’abaissement de celui-ci pour les provoquer, ils continuent à se masser devant la barrière tout en subissant leurs attaques. Elle mord sa lèvre inférieure pour retenir ses larmes. Elle n’a pas le droit de ressentir quelque chose. Ils n’ont pas d’autres choix que de se défendre, même si cela signifie de faire couler le sang. De son côté, elle n’a pas d’autres choix que d’élaborer des stratégies pour remporter ces batailles. Quitte à ce que cela sème la mort.

Même si une vie est une vie, et qu’elle n’aurait jamais pensé que les batailles étaient aussi éprouvantes, elle se doit de faire profil bas et de ne pas laisser ses émotions prendre le dessus. A sa façon, elle participe à l’effort de guerre. Elle met sa main contre son cœur, soufflant avec peine. Elle s’oblige à prendre une grande bouffée d’air et à respirer calmement. Elle doit oublier tous ces sentiments sur le champ de bataille et surtout… celui-ci. Elle ne peut plus se permettre de le ressentir, mais c’est vrai qu’elle a perdu l’habitude de côtoyer la mort de si près.

Plongée dans ses pensées, elle ne fait pas attention à la personne qui la bouscule, jusqu’à ce qu’elle sente des émotions négatives l’envahir et remplacer les angoisses du champ de bataille. Elle connaît ses émotions et ce sont toujours celle qui la submerge quand il est dans les parages. Elle se retourne sur un homme en armure. Il doit bien faire deux mètres, ce qui est peu commun chez les Elfes Noirs et qui a lui valu d’être pris pour un Orc de nombreuses fois à cause de ça et de sa musculature imposante.

Un visage dur marqué par les années et les batailles abritent des yeux d’un bleu serein, dénotant avec son aspect bourru. Ses cheveux sont noirs de jais et coiffés en une queue-de-cheval, allant parfaitement avec sa peau bleu foncée. Son armure imposante semble faite exprès pour lui et il dispose d’une épée presque aussi grande que lui, portant des runes gravées sur le manche.

 - Myrenor, dit la jeune femme d’une voix peu enjouée.

 - Thalia ! Je ne pensais pas te voir ici. Je pensais que tu avais quitté la bataille bien plus tôt. Voir que tu ne serais pas venu.

 - Je voulais juste voir la réussite de ma stratégie de mes propres yeux, soutient la jeune Elfe Noire d’une voix forte.

L’armoire à glace explose en un rire tonitruant et continue sa provocation :

 - Tu as l’air bien sûr de toi ! Tu n’aurais pas les chevilles qui enflent à cause de tes précédentes victoires ?

 - Ce n’est pas parce que tu as fini premier de notre promotion que tu dois jouer les abrutis, Myrenor, lui dit Thalia calmement, en s’approchant, sentant cette émotion comme si un deuxième cœur battait à ses oreilles. Alors, fais ton boucher si tu veux, mais ne viens pas me chercher, alors que tu es incapable de pondre une autre stratégie que celle d’être un bourrin !

 - Belle répartie, dit-il en ricanant. C’est rare de te voir comme ça.

Puis, il part vers le champ de bataille. Myrenor est un vrai monstre, il est certainement l’Elfe Noir le plus violent que la jeune femme connaisse. Il se moque des valeurs de ce pays que les autres défendent corps et âme. Son passe-temps est de massacrer les ennemis dans des batailles comme celle-ci. Il aime faire couler le sang. D’autres hurlements parviennent à Thalia, alors qu’elle s’en va, signe que Myrenor s’est jeté dans la bataille. Son rire résonne sur les murs de la forteresse, tandis qu’il continue son massacre. Le combat est terminé.

Malheureusement, il est l’un des meilleurs éléments de l’armée. Les généraux le réprimandent pour son manque de stratégie, mais il revient souvent de ces combats avec de bons résultats. Elle ne l’admettrait jamais devant lui, mais elle a pris en compte son arrivée comme l’issue finale de la bataille. En y pensant, c’est plutôt sa légitimité dans cette armée que la jeune femme remet en cause.

Continuant ses pensées, elle franchit une porte qui sépare le bastion du chemin de ronde.

Elle ferme la porte du bastion et s’adosse contre elle en s’affaissant jusqu’à être assise par terre. Elle replie ses jambes vers elle et passe ses bras autour avant d’y plonger la tête et d’hurler un son étouffé. C’est à ce moment-là qu’elles choisissent d’arriver, et son visage se retrouve bien vite baigné par les larmes.

Elle n’est pas faite pour les batailles… Dès qu’elle rentre, elle demandera sa réaffectation, ou alors seulement de concevoir les stratégies et ne plus participer aux batailles. Contrairement à ce qu’elle a dit à Myrenor pour le provoquer, on l’a obligé à venir. Mais, elle ne peut plus supporter la vue du sang, ni les cris qui résonnent toute la journée et même après quand ils la hantent la nuit. Toutes ces voix qui perturbent son sommeil nuit après nuit, comme si les âmes des défunts la tenaient responsable de leur mort.

Mais aussi, parce qu’elle ne la supporte plus. Cette bête qui se terre au fond d’elle, cette bête qui a envie de violence et de sang. Elle ne l’a pas entendu depuis longtemps et la dernière fois… Elle secoue la tête pour ne plus y repenser. Mais, elle est là… comme un deuxième cœur qui bat dans sa poitrine et réclame de la violence. Elle est de plus en plus envahissante chaque jour, comme si elle se nourrissait de toute cette rage et tristesse.

C’est la cinquième fois qu’elle participe à une bataille. Ce ne sont que des missions de défense pour l’instant, et jusqu’à maintenant, pas une seules de ses stratégies n’a failli. La jeune Elfe ne connaît pas beaucoup de sort de soutien et de soin, contrairement aux sorts d’attaque qu’elle connait par cœur, mais qu’elle n’arrive pas à utiliser. Si elle n’avait pas toutes ses connaissances théoriques et ce « don » pour la stratégie, elle ne serait pas allée bien loin dans son cursus.

Elle se reprend et, occultant les hurlements, se relève, titubante. Elle descend les escaliers du bastion, un bâtiment en désordre qui montre que les guerriers se sont fait prendre au dépourvu lors de l’attaque. Il y a des armes éparpillées au sol, des morceaux d’armures les accompagnent et Thalia plaint les malheureux qui les ont oubliés. Une table est posée au centre de la pièce avec un reste de repas.

Elle ne comprend pas vraiment ce qu’il se passe en ce moment. Les Orcs font parti des races qui habitent l’autre continent. Pourtant ils attaquent de plus en plus sans crier gare. Les éclaireurs Elfes Noires et les avant-postes sont pris d’assaut. Heureusement, la plupart des mages disposent de sorts leur permettant de se rendre rapidement sur un champ de bataille, sinon le pays serait envahi depuis bien longtemps. De plus, ils continuent d’attaquer, alors qu’ils perdent à chaque fois…

Et elle ne les voit pas faire exprès de perdre pour détourner l’attention des Elfes Noirs, néanmoins ce n’est pas une possibilité à exclure totalement. Les Orcs, les Lycans et les Humains… est-ce que les Elfes Noirs deviennent les ennemis de toutes les races ?

 - Tu es en pleine réflexion ?

Thalia tourne ses yeux vers la voix et remarque un homme de taille moyenne, avec une peau bleu foncée. Un visage qui mêle la dureté, la sagesse et la gaieté abrite des yeux d’un noir intense, couronnés par des cheveux longs tirant sur le blanc Sa barbe similaire à celle d’un vieux sage prouve son âge avancé et il regarde la jeune femme, comme s’il arrivait à savoir ce qui la tracassait.

Drapé dans une robe de mage dont le col remonte jusqu’à son menton, il semble être puissant, n’attendant que de dispenser son savoir ou de mettre fin à des guerres en un claquement de doigts.

 - Maître Arkôs ! Que faites-vous ici ?

 - Je suis venu voir comment avance la bataille et voir mon élève préféré.

Thalia sourit en espérant qu’il parle d’elle. Il est vrai qu’ayant quelques lacunes, elle n’était pas une élève très forte à l’Académie. Néanmoins, son instructeur a tenu à lui apprendre toutes ces choses, que ce soit les arcanes d’attaque ou de défense pour qu’elle puisse s’en servir au cas où. Il a enseigné, également, aux parents de la jeune Elfe les rudiments de la magie quand ils étaient jeunes.

Le vieil homme s’appuie contre la rambarde de l’étage et toise son élève de ses yeux noirs qui semblent lire en elle comme dans un livre ouvert. Elle n’a presque jamais rien pu lui cacher. Si quelque chose la tracassait, il le savait. Il est un peu comme un grand-père pour elle et lui a donné sa chance, alors qu’elle ne la méritait probablement pas. Elle n’est pas surprise quand elle lui fait part de ses doutes :

 - Je ne me sens pas à ma place dans cet univers de bataille, de chaos.

 - C’est ça qui te tracasse alors… Eh bien, je peux comprendre ton sentiment. J’ai éprouvé la même chose quand j’étais plus jeune.

Elle le regarde, interloquée, se demandant si c’est possible d’imaginer Arkôs jeune et assailli par les doutes comme elle. Elle n’arrive pas du tout à se faire une idée, puis quelque chose la surprend :

 - Mais…, vous êtes connus pour être un monstre sur les champs de bataille. On vous appelait Abysse, l’Elfe Noir spécialiste de la magie des ombres !

 - Etonnant, n’est-ce pas ? Lui dit-elle en souriant. Je ne voulais que découvrir de nouveaux sorts, apprendre le plus de runes possible pour tout connaître sur la magie. Mais, il y avait cette envie en moi qui me poussait à me lancer dans la bataille. Qui me poussait à me battre.

 - Mais, je ne suis pas assez puissante pour ça… Je m’évanouis dès qu’il s’agit de combattre quelqu’un.

 - Tu as un potentiel énorme, Thalia. Il prend juste du temps à se montrer. Mais, tu y arriveras.

 - Comment le savez-vous ?

 - Parce que je suis un génie, dit-il en riant.

Thalia ne peut s’empêcher de rire également, puis elle se met à regarder dans le vide, pensant à ce qu’il vient de dire. Elle se souvient de ces moments, comme à son examen d’entrée à l’Académie, où elle s’est évanouie et qu’on lui a raconté ce qu’elle avait fait. Qu’elle avait mis à terre un monstre réputé pour être très dangereux. Néanmoins, elle a atteint sa majorité et tous les Elfes Noirs atteignent leur pleine puissance à ce moment-là et savent utiliser à la perfection leur pouvoir. Elle ne sait pas quoi en penser…

Son ancien instructeur, l’homme en face d’elle, se lève et s’étire. Des craquements sinistres s’échappent de son corps et son maître s’arrête, l’air penaud et observe la pièce comme s’il cherchait un endroit où dormir. Quelques fois, elle a dû mal à croire qu’elle a en face d’elle l’un des Elfes Noirs les plus puissants du royaume. Puis, elle se souvient avoir été témoins de trois jeunes qui l’ont sous-estimé et ce sont attaqué à lui dans son sommeil… Résultat, ils ont dû être amenés à l’hôpital d’urgence.

 - Bon, je retourne à la Cité, tu m’accompagnes ?

 - Ça ne me sera pas reproché ?

 - Oh, ne t’en fais pas ! En arrivant, j’ai vu Myrenor, donc la bataille ne devrait pas tarder à être fini.

La jeune femme se relève et quand il fait mention du nom de son rival, elle baisse la tête. Il faut qu’elle se résigne au fait que même son instructeur trouve que ce bourrin est plus à sa place dans ces batailles qu’elle. Alors, elle sent une petite tape sur son front et ouvre de grands yeux surpris quand elle voit le visage d’Arkôs face à elle. Celui-ci ne fait ça que pour la réprimander de son manque de confiance.

 - Ne t’en fais pas, Thalia, ton heure viendra et plus tôt que tu ne le crois.

Elle ne comprend pas ce qu’il veut dire, et elle ne comprend pas non plus pourquoi il a dit ça avec une voix mélancolique. Alors, il s’écarte d’elle et part dans un grand rire tonitruant, faisant trembler les fondations du bâtiment. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Est-ce qu’elle va se découvrir des pouvoirs insoupçonnés ? Ou que son problème va se résoudre de lui-même ? Elle voit son instructeur qui fait apparaître un portail devant lui, puis il réfléchit et le fait disparaître d’un claquement de doigts. Il se retourne vers elle et dit dans un grand sourire :

 - Changement de plan ! On rentre à pied !

Thalia l’observe sans comprendre. Il n’est pas sérieux ?! Il y a une semaine de marche entre l’avant-poste et la Cité des Arcanes !

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