Partie 2

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Un bus bondé au petit matin. Caméo regardait les premières lueurs de l'aube à travers la vitre. Un poétique mélange de nuit et de rosée sur le goudron de la route. Le Soleil peinait à apparaître, et la vie peinait à redémarrer : les oiseaux étaient silencieux, les fleurs n'avaient pas encore déployé leurs pétales. Seuls le ronronnement du moteur et le souffle du vent étaient perceptibles. Tout semblait encore endormi. Dans cette poésie, soudain, l'inédit se produisit : un rayon de jour, furtif, timide, vint illuminer son visage et l'image se refléta, le temps d'une seconde, dans la vitre froide du bus. Une seconde qui suffit à Caméo pour voir son reflet, sa cascade de cheveux châtains, ses cils encore baignés de sommeil, les petites perles nacrées pendant à ses oreilles et une silhouette de lumière, merveilleuse et captivante, dont le scintillement lui fit cligner des yeux de surprise. Quand elle les ouvrit de nouveau, le rayon de soleil, le reflet, la silhouette s'étaient évaporés. Que venait-il de se passer ? Des idées confuses traversèrent l'esprit de la jeune fille, elle avait dû rêver... Ou bien était-ce son âme promise ? Avait-elle croisé le regard d'un passant plutôt ? Elle repassa la scène en boucle dans ses pensées, mais rien n'y fit : elle n'avait aucun indice sur la silhouette. Une graine avait germé dans son esprit cependant, et avec elle, une folle idée. Une idée qu'elle croyait fermement impossible depuis toujours. Une idée qui ravivait ses rêves d'enfant : elle avait le pouvoir de connaître, elle aussi, son âme promise. Dès lors, Caméo ne pensa qu'à retenter une nouvelle fois l'expérience du miroir. Certes elle s'était regardée des milliers de fois dans une glace depuis son enfance, mais aujourd'hui quelque chose avait changé, la Vie lui avait permis d'entrevoir son âme promise une fraction de seconde, elle était déterminée à essayer jusqu'à ce que qu'elle réussisse à nouveau. Elle resta toute la journée dans son monde, sourde aux paroles des professeurs, aveugle à ses camarades de classe, et même à Noa son si précieux ami qui, lui pourtant, ne voyait qu'elle. Elle s'imaginait devant le grand miroir doré de l'escalier, fixant ses propres yeux, pénétrant ses pupilles à la recherche de lumière. Elle s'imaginait voir une silhouette rayonnante et reconnaître le bout du monde, l'Argentine, l'Australie, le Japon. Elle s'imaginait distinguer ses traits dans la lumière, deviner son nom, entendre sa voix. Elle voulait tellement que cela se reproduise une seconde fois. Elle voulait tellement connaître elle aussi son âme promise. Mais la réalité la défia quelques heures plus tard, devant le grand miroir qu'elle avait imaginé toute la journée. Deux minutes s'étaient écoulées, et rien n'était apparu, pas de silhouette lumineuse, juste une jeune fille aux cheveux emmêlés, déçue, assise en tailleur sur son palier devant un sac à dos en toile jeté à la hâte. Elle persévéra tout de même quelques instants encore, puis se leva, le regard vide. En bas, sa mère achevait la préparation d'une tarte aux framboises. Elle qui adorait la pâtisserie, elle ne pouvait supporter de voir sa mère en cuisine des heures et des heures dans l'espoir que du sucre et des fruits confits rendraient sa vie moins amère. Sa sœur jouait avec un train de bois dans le salon. Elle dut rejeter son invitation à construire une nouvelle voie vers le jardin. Ni l'une, ni l'autre ne semblait ouverte à la discussion et même si elles l'avaient été, Caméo n'aurait rien voulu leur dire qui se rapportait de près ou de loin aux âmes promises et à son pouvoir. Alors, comme à chaque fois qu'elle ne trouvait pas en sa famille une oreille attentive et intéressée, elle attrapa son manteau puis prit la porte.

Dehors l'air était doux, le vent léger et la ville animée. Le quartier où vivait Caméo était proche du centre ville : elle pouvait l'atteindre en marchant quelques minutes, ce qui lui permettait une certaine liberté et autonomie. Elle appréciait cela. Et puis elle était la seule, dans son groupe d'amis, à habiter la ville même. Personne d'autre ne pouvait se vanter de se lever dix minutes avant le début des cours et d'être malgré tout toujours à l'heure, puisque le lycée était à l'entrée du centre ville et à quelques rangées de maisons de celle de la jeune fille. Cela constituait autant un avantage qu'un inconvénient : elle était la seule à habiter la ville même, aussi dans les soirs de solitude et de déception tels que celui-ci, personne n'était là pour lui changer les idées ou lui apporter une oreille bienveillante. Elle erra dans les boutiques colorées de la rue. Mais cette journée n'était pas comme les autres, puisqu'elle avait démarré d'une si spéciale manière et, en sortant d'une librairie, Caméo tomba nez à nez avec un Noa rêveur et joyeux qui ne semblait absolument pas étonné de la voir. Il souriait de toutes ses dents – l'un de ces sourires qui s'étirent sans fin – sans rien dire, il prit la main de son amie, la mena à travers la place qui s'étendait devant eux, et l'assit à un café avant de prendre place en face. Là seulement, il posa sa tête entre ses mains et intima :

« Je t'écoute. Raconte moi ce qui s'est passé ! »

L'assurance de Noa déstabilisa la jeune fille qui fixa son acolyte d'un air indéfinissable. Alors le pétillant brun ajouta :

« Tu peux pas me mentir, je te connais par cœur. T'étais ailleurs toute la journée, il y a quelque chose, c'est sûr. La preuve : tu t'échappes toujours de chez toi quand ça va pas, j'avais qu'à t'attendre ! » Il se mit à rire bruyamment et ses yeux se remplirent de malice avant de se fixer sur ceux de Caméo « Dis-moi. » Il avait repris tout son sérieux et tenait anxieusement la main de la jeune fille. Celle-ci le dévisagea : son visage presque enfantin, sa bouche fine, ses yeux en forme de croissant de lune étiré, tout en lui respirait la bienveillance et la confiance. Et puis, elle l'aimait tellement ! Donc toute l'histoire fut déballée. De sa première silhouette à quatre ans au miroir doré du grand escalier chez elle, en passant par la Renarde de la gare et tant d'autres. Rien ne fut mis de côté. C'était la première fois que Caméo partageait son secret avec quelqu'un, elle se sentait envahie d'une euphorie nouvelle teintée de soulagement et de peur. Son ami buvait ses paroles. Lorsqu'elle eut fini de se livrer, elle eut l'impression d'avoir couru un marathon tant elle était essouflée tandis que Noa - brûlant d'excitation - avait englouti au moins trois coupes de glace.

« Caméo… Tu me fais une blague, c'est ça ? »

Elle regretta un instant d'avoir partagé son secret, mais il ajouta :

« C'est un truc de malade ! »

Il passa ainsi de longues minutes à exprimer son incrédulité, sa surprise et sa joie, sous le regard amusé quoique soulagé de Caméo. Il avait tellement de questions en tête. Mais Caméo n'avait pas toujours les réponses… Etait-elle la seule à posséder ce don ? Est-ce qu'elle en avait parlé à quelqu'un d'autre ? Est-ce que c'était héréditaire, ses parents pouvaient-ils savoir le faire aussi ? Est-ce que les animaux avaient une âme promise ? Il régnait entre eux une symbiose parfaite, ils continuèrent à jacasser joyeusement pendant un long moment. Et enfin le calme revint :

« Et moi ? Demanda Noa en enfonçant une cuillère de glace à la vanille dans sa bouche. T'as vu mon âme promise ?

Non, jamais, peut-être que t'en as pas, plaisanta Caméo en pointant le jeune garçon de sa cuillère, et que personne ne veut de… ça !

Arrête, rétorqua-t-il en lançant une serviette roulée en boule sur le visage de son amie, je suis sérieux !

La serviette tomba mollement dans sa coupe, elle fit la moue. Elle s'apprêtait à lui répondre quand un rayon de soleil crépusculaire se refléta dans le métal de sa cuillère et attira le regard de Caméo le temps d'une seconde. L'image déformée de son oeil taché de glace à la fraise laissa place à un tout autre décor.

La silhouette dorée était assise au volant d'une voiture modeste, roulant en forêt. Caméo se concentra pour ne pas détacher les yeux de son reflet et lâcha :

« Noa... Je vois quelque chose...»

Mais elle ne put ni observer ni entendre la moindre réaction de la part de son ami, sûrement trop heureux d'assister à l'étrange phénomène.

La jeune fille mena son investigation habituelle de la scène. La silhouette roulait au crépuscule : même fuseau horaire, à droite : même code de la route, et la radio à fond chantait en français : même langue voire même pays. Il y avait un homme sur la place passager qui riait et s'égosillait sur la musique. Elle le détailla, il avait les cheveux bruns relevés en un chignon au sommet de son crâne et les yeux rayonnants d'un homme heureux. L'atmosphère était chaleureuse et la silhouette brillait si fort... Caméo regardait la scène, cette âme inconnue qui lui paraissait pourtant si proche... Elle était fascinée et remplie en même temps d'une joie indescriptible. Elle chercha encore des indices, concentrée sur les détails les plus futiles, quand soudain un fracas la fit sursauter et sortir de sa transe. Noa ramassa les débris de son verre tombé sur le bitume de la terrasse, l'air penaud. Il bredouilla des excuses, il paraissait vraiment désolé d'avoir interrompu ce moment. L'avait-il fait exprès ? Cette idée n'effleura même pas l'esprit de la jeune fille. Après lui avoir raconté sa vision, et encore un long moment de débat et de discussion sur le lieu possible où trouver cette âme promise, les deux amis quittèrent le café puis bientôt le centre ville. La nuit était tombée alors que leurs chemins se séparèrent. Ils ne firent pas deux pas que Noa l'interpella :

« Eh, Cam... » La mine du jeune homme s'était assombrie « Promets-moi que quand tu l'auras trouvée, ton âme promise, tu ne vas pas me laisser tomber pour autant... La vie serait tellement moins magique sans toi. »

Caméo fit volte-face, le prit dans ses bras, et la promesse fut scellée.

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