32/ Traversée

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 Une ombre sort de derrière une table qui a été retournée pendant la débandade. Markal arme sa hache, prêt à riposter face à n’importe quelle agression.

 "Qui êtes-vous et que voulez-vous ?! Demande-t-il d’une voix forte.

 L’ombre sort à découvert et se transforme en une frêle petite personne qui s’avance vers les deux amis, les mains levées. Vrael est restée assise, mais a néanmoins raffermit sa prise sur son épée qu'elle nettoyait. Celle qui s’avance vers eux s’avère être une halfeline.

 Les halfelins sont un peu plus grand que les gnomes et sont très peu nombreux. Ils se destinent souvent à des carrières de banquier du fait de leur goût prononcé pour l’or. Ils s’associent volontiers avec les nains, partageant une passion commune. Ce n’est pas rare de voir des mines exploitées par des nains et gérées par un halfelin. Ils ont les traits fins et sont graciles, un peu comme des elfes, mais de petite taille. Ils ont les mêmes oreilles pointues. Il se dirait que le premier halfelin est né de l’union d’une elfe et d’un nain, héritant ainsi des traits de l’un et de la taille de l’autre. Mais rien n’a jamais été prouvé. Les elfes refusent l’idée qu’un des leur ait pu s’associer à une espèce aussi rustre et les nains se targuent d’avoir réussi à séduire une si noble race.

 La halfeline qui se présente devant eux a les traits fins de sa race. Le haut de son crâne arrive au nombril de Vrael. Ses yeux sont d’un vert profond. Elle est vêtue d’un pantalon de toile informe et d’une chemise bouffante largement décolletée. Elle s’avance, hésitante, restant sur ses gardes.

 - N’ayez crainte, je veux simplement répondre à votre offre. Je m’appelle Liski, pour vous servir.

 Elle s’incline alors faiblement, s’arrêtant à distance respectable des deux amis. Voyant qu'ils ne compte nt pas parler, elle continue.

 - J’étais occupée à plumer ces abrutis au Skurk quand vous avez fait irruption. J’ai écouté attentivement l’échange entre vous et le grêlé…Ne vous en faites pas, ses jours sont comptés, il doit de l’argent à la moitié des barons du crime de Portuas…

 - Tu peux nous aider, Liski ? demande Vrael, pleine d’espoir.

 - Je suis pêcheuse dans les eaux de Portuas. Contrairement à ceux de ma race, l’appel de l’océan a été plus fort que l’appel des joyaux…Néanmoins...je ne crache pas sur un boulot bien payé. J’ai approché à plusieurs reprises Parovenia, légendes et rumeurs circulent sur ce lieu. Ma curiosité était piquée au vif, j’y suis allé et j’ai failli sombrer dans un gouffre sans fond. Je n’ai pas peur de m’y aventurer en pleine nuit, d’autant plus que mes yeux de Halfelins y voient comme en plein jour. Contre deux-cents pièces d’or, je suis votre serviteur !

 Vrael et Markal se regarde et hésite. Cette Halfeline est une bénédiction sur leur route, mais deux-cents pièces d'or représente une somme colossale. La situation est desesperée, alors sans hésiter, ils répondent d’une seule voix

 - C’est d’accord.

 - Cent maintenant, et cent autres arrivés à Parovenia, ajoute Markal.

 Liski acquiesce. Il s’empare du sac magique de La Guilde. Maurose lui a enseigné comment l’utiliser. Lui, gardien d’Huzumil équipé d’un médaillon, il n’avait qu’à plonger la main dans ce sac et penser à ce qu’il veut, qui soit dans les coffres, pour le récupérer. Il pense donc à cent pièces d’or et ressort la main, remplie.

 - Alors c’est parti ! dit Liski guillerette en empochant l’argent. Mon navire est par là, suivez-moi !

 La Halfeline prend la tête de leur groupe, le menant dans le dédale des rues. Ils ne tardent pas à déboucher sur les quais. La pêcheuse s’arrête en face d’un bateau de petite taille. Un unique mât permet de tendre une voile carrée. D’une dizaine de mètres de long, l’embarcation peut largement accueillir les trois passagers. Liski s’active autour de sa voile pendant que Vrael et Markal s’installent. Une très légère brise souffle sur le port, ce qui leur permettra de prendre facilement le large. D’un coup de pied, la Halfeline repousse la coque du quai. Elles s’installent à la barre, gardant un œil attentif sur sa voile. Eloigné d’une centaine de mètres, elle s’adresse alors à ses deux clients.

 - Alors, pourquoi vouloir rallier Parovenia en pleine nuit ? demande-t-elle suspicieuse. Pour deux-cents pièces d’or, je ne pose pas de questions, mais maintenant que nous sommes à l’abri des oreilles indiscrètes, on peut discuter…

 - He bien… commence Markal indécis.

 - Nous voulons voir l’empereur, coupe Vrael. C’est de la plus haute importance.

 - Vous savez que de mémoire d’Homme, personne ne s’est rendu sur l’île ? Une rumeur circule comme quoi certains ont eu la chance d’y aller pas plus tard qu’hier...

Elle regarde la lune, le regard rêveur.

 - mais ce ne sont que des racontars.

 - Combien de temps faudra-t-il pour rallier Parovenia ? coupe Markal pour changer de sujet.

 - Quelques heures, monsieur, ne vous inquiétez pas. Le vent va se lever au fur et à mesure que nous nous éloignons de la côte. Le soleil montrera à peine le bout de son nez que nous serons en vue de la terre. J’aimerais tellement aller sur l’île…Poursuit-elle avec le même air rêveur. On dit qu’elle regorge de mille et une merveilles. Mais comment allez-vous vous y rendre ensemble...? Je n’ai pas voulu paraître impolie, j’ai bien vu que madame…

 - Vrael, je m’appelle Vrael.

 - …Que madame Vrael est dôtée de magnifiques ailes de plumes...elles vous permettront de passer le gouffre ? D’où viennent-elle ? Enfin je veux dire, d’où venez-vous ? Vous les avez toujours eus ?...

Elle s'arrête de parler, surprise de ses propres questions.

 - Excusez-moi, je suis affreusement impolie.

 - Ne t’en fais pas dis la jeune fille d’une voix douce en souriant. Je suis du plan céleste, ces ailes proviennent de ma lignée.

 - Le plan cé-quoi ?

 - Un autre monde que celui-ci…

 - Ha oui, j’en ai entendu parler. Seulement dans la bouche des diseurs de bonnes aventures... Et vous êtes la première…femme de cet endroit avec qui je discute. Elle achève rapidement sa phrase en regardant ses pieds.

 Son embarras est palpable, ce qui fait sourire les deux amis. Markal est satisfait, la conversation n’est plus portée sur la raison de leur visite sur Parovenia. Moins de personnes sont au courant de ce qu’il se trame mieux c’est, pense-t-il. Les deux femmes continuent leur conversation, il n’intervient que très rarement, perdu dans ses pensées. Liski est intarissable de questions sur les plans, les ailes de Vrael et bien d'autre sujet.

 Au bout d’un temps de silence, L’Halfeline paraît revenir à ses esprits et demande d’une manière un peu abrupte.

 - Mais alors…Pourquoi voulez-vous rejoindre l’île ? Vous ne vous risqueriez pas à traverser la barrière sans solide raison..Nous arrivons dans une dizaine de minutes.

 - Comme nous te l’avons dit au début de la traversée, commence Markal, nous devons voir l’empereur.

 - Voir l’empereur, rien que ça ! ricane Liski. Personne n’a jamais vu l’empereur.

Il décide d'avouer une partie de la vérité pour qu'elle cesse de le questionner. 

 - Nous avons eu la chance de le rencontrer récemment... Mais nous étions arrivés là-bas grâce à la magie. Aujourd’hui, nous n’avons aucun moyen de contacter l’empereur mais nous devons le voir... C’est la raison de notre présence sur ton bateau.

 - C’est drôle, commence-t-elle pensive. A vous entendre, vous seriez de ceux qui se sont rendus sur Parovenia hier…

 La situation s’inverse alors. C’est maintenant au tour des deux amis d’être embarrassés par Liski.

 - Je m’intéresse beaucoup aux héros et à l’histoire. Je suis plus vieille que mon apparence le laisse penser, en réalité je suis dans ma cent trente deuxième année. Quand j’étais jeune, je voulais être une aventurière, une héroïne ! Je n’ai jamais perdu ce goût pour l’aventure, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai répondu à votre appel.

 - Et les deux-cents pièces d’or, raille Markal en tentant de sortir de son malaise.

 - Aussi, c’est vrai, mais il faut bien gagner sa vie ! Je prends des risques. Mais se rendre dans une zone interdite, en pleine nuit pour approcher le lieu le plus secret de l’empire, c’est excitant…

 Liski s’arrête brusquement. Elle en lâche la barre de surprise. Elle balbutie.

 - Vous…Vous ne faites rien d’immoral au moins ? Si vous vous faites prendre pendant une activité illégale, c’en est fini de moi, je serai arrêtée comme complice !

 - Non, non, la rassure Markal avec un grand sourire. Bien au contraire…

 La pêcheuse semble rassurée. Elle a toujours été douée pour juger rapidement les gens. Ces deux étranges personnages lui plaisent, elle ne cherche donc pas à en savoir plus sur la nature de leur mission. Liski continue de maintenir sa barre et tend sa voile, pour mieux tirer profit du vent qui s’est levé il y'a quelques heures. Ils ne disent rien pendant encore quelques minutes. La manœuvre terminée, la pêcheuse se rassoit à sa barre et dit.

 - Je crois me souvenir d’une ancienne guilde qui collaborait étroitement avec la sentinelle du temps de la grande guerre

 Les deux amis sont désarçonnés. Qu’une pêcheuse connaisse le terme "sentinelle", ait eu vent d’Huzumil et connaisse la grande guerre n’est pas commun. Elle le remarque et continue, un sourire en coin.

 - Je vous l’ai dit…Je suis vieille et je suis passionnée par ces vieilles histoires.

 - Alors... en fait...commence Vrael.

 - Ne vous fatiguez pas coupe Liski. Si vous esquivez le sujet depuis tout à l’heure, c’est qu’il doit y avoir une bonne raison. En plus nous sommes arrivés, dit-elle en faisant un clin d'oeuil.

 En effet, en prenant le temps de se concentrer, Vrael discerne un changement de couleur de l’eau au loin. Celle-ci est noir comme la nuit, mais on croit voir une bande plus claire à l'horizon. Liski indique que c’est la ceinture de Parovenia. Elle restera à bonne distance avec son bateau, vingt mètres minimum pour ne pas se risquer trop près. Cela laisse à Vrael un peu plus de quatre cent mètres à parcourir en volant avant d’atteindre la côte. Elle est prête, Markal n’est pas spécialement lourd, et voler dépense la même énergie que marcher pour elle. Elle peut parcourir cette distance à pied avec un homme accroché à elle alors pourquoi ne pourrait-elle pas le faire en volant ?

 Le soleil pointe sur eux ses premiers rayons quand Liski affale la voile pour s’arrêter. Vrael vérifie son bouclier, son épée, ils sont bien accrochés. Markal sort de l’argent du sac de guilde.

 - Voici les cent pièces promises à l’arrivée, merci Liski. Nous te sommes redevable.

 Il sort aussi du sac magique une carte de l’empire, qu’ils avaient mis dans le coffre auparavant. Il la déplie et l’étale sur le plancher du navire. Il pose son doigt sur le document et dit.

 - Rends-toi ici dans les prochaines semaines, Liski. Si ton cœur est toujours désireux d’aventures.

 Vrael décoche un sourire triste à Markal qui le lui rend. Qui sait ce que ce monde sera devenu dans quelques semaines…? La pêcheuse reste penchée sur la carte, le temps de mémoriser l’emplacement indiqué. La carte une fois repliée et rangée, le guerrier demande.

 - Prête ?

 Sa voix est déterminée, quoiqu’un peu anxieuse.

 - Prête, répond la jeune fille fermement. Serre-moi fort les épaules avec tes bras et les hanches avec tes jambes.

 Markal s’exécute, il saute dans les bras de la jeune fille.

 - Je ne dirais rien à Carseb, plaisante-t-il à son oreille.

 - On n’est pas mariés…gromelle-t-elle, agacée. Accroche toi bien !

 Dans une bourrasque, la jeune fille et son lourd fardeau s’arrache du plancher du bateau. Il manque de se retourner sous le choc du décollage. Liski maintient son embarcation à flot et lève les yeux vers ces deux curieux personnages. Markal la regarde lui aussi, par-dessus l’épaule de Vrael. Il ne risque pas un signe de la main, restant fermement accroché, mais il réussit à faire un signe de tête et un sourrire à la pêcheuse avant de se retrouver hors de vue. Au bout de quelques minutes, Markal demande, inquiet :

 - Ça va, tu te sens bien ? On arrivera sans encombre ?

 - Oui...je ne dis pas que j’aimerais faire ça tous les jours... mais pour l’instant ça va.

Son souffle est court et sa voix rauque. Il se tait pour ne pas lui faire dépenser de l'énergie en parlant. 

 La jeune fille fend lourdement l’air, encombré de l’homme qui s’accroche à elle tel un animal à sa mère. La tâche s'avère plus compliqué que prévu. La distance est longue, Markal est lourd et le vent de la mer la bouscule. Elle ne dit rien pour ne pas alarmer son ami, mais elle serre les dents, se concentre à fond sur l'objectif et non sur ses ailes qui commencent à la brûler.

 Elle est en vue de l’île. Le soleil est maintenant visible à sa droite, il éclaire Parovenia d’une chaude lumière tamisée.

 - Combien de distance te reste-t-il à parcourir ? questionne Markal n'y tenant plus. Entendre simplement le souffle de son ami lui est insupportable.

 - Environ deux cent mètres...jusqu'à la côte...une cinquantaine pour sortir du vide de la ceinture.

 - Brrrr marmonne le guerrier. Heureusement que je peux seulement regarder loin devant moi, je n’aurai pas apprécié voir le trou actuellement sous nos pieds.

 Elle réalise quatre battements d'ailes avant de répondre.

 - Pourquoi cela ?

 Il ne répond pas. Un silence s’installe entre eux, uniquement troublé par le bruissement de l’air déplacé par les ailes de plumes. L'étrange équipage se retrouve alors au dessus de l'eau, de nouveau. Elle est soulagé, au pire ils nageront les derniers mètres. Elle s'autorise à s'offusquer. 

 - Ne me dis pas que…que tu as le vertige !?

 - Vertige n’est pas le mot adéquat, disons plutôt…une légère tendance à avoir peur du vide…

 - Pardon ?! s’insurge la jeune fille sans pour autant continuer d’avancer. Et tu ne penses pas que m’en informer où chercher une autre solution aurait été bienvenu ?

 - Allons, allons, cesse de t’épuiser à t’égosiller et mène-nous à terre ! Quelle autre solution ? nous devions faire vite et c’est le meilleur moyen, le seul moyen. Te prévenir n’aurait servi qu’à te tourmenter et t’inquiéter. Maintenant, cessons de parler de ça, je contrôle ma peur, prions pour que ça dure !

 Vrael, n'est pas rassurée du tout. Ignorant la douleur, elle accélère la cadence. Plus vite ils seront sur la terre ferme, mieux ce sera, se dit-elle. Elle finit par arriver sur la plage et se pose dans le sable fin. A peine le pied posé, elle s’écroule dans les bras de son ami, qui la dépose délicatement à terre.

 - Pfiou, souffle-t-elle. Tout va bien, mais j’ai les ailes endolories comme mes jambes si j’avais trop couru. Tu pèses ton poids !

 - Bravo Vrael ! On a réussi. Tu as réussi ! Nous sommes sur Parovenia, je vais voir l’empereur et tout rentrera dans l’ordre.

 - Tu ne veux toujours pas me dire la raison de notre visite ? Je te fais confiance, mais maintenant que nous touchons au but, peut-être pourrais-je savoir…

 Markal est indécis. Il se gratte la tête et commence à faire les cents pas. La jeune fille s’assied, reprend son souffle et observe son ami, curieuse.

 - Je ne sais pas moi-même, commence-t-il. J’ai seulement un préssentiment, une profonde intuition que je ne peux pas laisser de côté…

 - Et quelle est-elle ?

 - Tu vas me prendre pour un fou dangereux, mais je t’en prie, n’essaye pas de m’arrêter...Je ne suis pas moi-même quand je songe à cette idée.

 Vrael se relève perplexe.

 - Qu’est ce qui te torture ainsi Markal. Nous sommes ici pour mener à bien ta mission. Ne me fais pas regretter de t’avoir accompagné au lieu d’être aux côtés de nos amis en ce moment.

 Le gardien d’Huzumil prend une profonde inspiration et stoppe net son pas. Il regarde son amie et balbutie :

 - Vrael…Pour nous sauver…Je…Je crois que je dois tuer la sentinelle.

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